Après le tsunami et Fukushima, un autre séisme secoue le pays. Les Japonais dénoncent les mensonges, les compromissions de leurs gouvernants et la dictature des bureaucrates

“Le monde politique est entré en fusion”

Manifestation antinucléaire à Tokyo, le 6 août 2011. Sur la banderole : « L’État ment toujours ! ».

Manifestation antinucléaire à Tokyo, le 6 août 2011. Sur la banderole : « L’État ment toujours ! ».

Surtout, soyez fermes avec lui, évitez de montrer de la souplesse

Ce sont de très hauts fonctionnaires, occupant des postes clés au sein des toutes-puissantes administrations d’État qui dirigent le Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En cette fin 2009, ils vont frapper discrètement à la porte de l’ambassade des États-Unis à Tokyo, pour des conversations « confidentielles », voire « secrètes ». L’un après l’autre, ils confient à leurs amis américains leur frustration, leur inquiétude, leur hargne même, et n’hésitent pas à demander leur aide.

Contre qui ? Quelle est la cible de ce fleuve de dénigrement qui se déverse dans les oreilles attentives des diplomates américains ? La Chine et ses manœuvres agressives dans les parages des îles Senkaku ? Le potentat dément de la Corée du Nord brandissant ses têtes nucléaires ?

Non. Celui que ces hauts commis de l’État vont débiner auprès de leurs protecteurs étrangers n’est autre que le Premier ministre Yukio Hatoyama, le chef du gouvernement qu’ils sont censés servir. « Il a des défauts de personnalité », serinent-ils, « il est faible face aux personnalités fortes », il se rallie « au dernier qui a parlé ». Son gouvernement est « inexpérimenté et stupide », ses prises de décision se font sur le mode « chaotique ». « Surtout, soyez fermes avec lui, conseillent-ils en chœur, évitez de montrer de la souplesse. » Sinon, insistent-ils, il pourrait bien tenir la promesse faite aux électeurs et qui a beaucoup compté dans sa victoire : fermer l’énorme base américaine d’Okinawa contre laquelle les habitants de l’île se battent depuis des décennies.

Reprendre le pouvoir des mains des bureaucrates pour le redonner aux élus de la nation

Yoshio Hachiro, ministre de l’Économie, démissionne une semaine après sa nomination.

Yoshio Hachiro, ministre de l’Économie, démissionne une semaine après sa nomination.

La divulgation par WikiLeaks des notes rédigées par les diplomates américains à partir de ces confidences pleines de rage et de morgue a fait l’effet d’une douche froide. Certes, le raz-de-marée électoral qui a porté au pouvoir, quelques mois plus tôt, en septembre 2009, le parti de Yukio Hatoyama, le PDJ (Parti démocrate du Japon), et infligé une défaite historique au PLD (Parti libéral-démocrate), qui avait régné sans partage depuis un demi-siècle, a fait grincer bien des dents chez ces hauts fonctionnaires que le peuple appelle avec méfiance les « bureaucrates ».

Ces derniers avaient pris l’habitude de diriger de facto le pays sans avoir à rendre de comptes aux gouvernements PLD qui se succédaient au rythme d’un par an en moyenne. Cinquante ans d’arrangements entre amis avaient fini par forger le fameux « triangle de fer » : une caste incestueuse et héréditaire mêlant fonctionnaires, politiciens et milieux d’affaires, où l’argent des uns servait à faire élire les autres tout en obtenant de juteux contrats publics…

La volonté affichée du PDJ de « reprendre le pouvoir des mains des bureaucrates pour le redonner aux élus de la nation » ne pouvait qu’irriter les mandarins. Mais en se ralliant au intérêts de l’ancien occupant, quitte à piétiner la volonté populaire qui venait de se manifester sans ambiguïté, ces derniers ont fait la preuve que le pays était gangréné par un terrible mal, soigneusement camouflé, que les citoyens commencent à découvrir avec effroi : les « experts » auxquels ils se fiaient entièrement pour la gestion des affaires publiques ont confisqué la souveraineté populaire à leur profit, et à celui des lobbies affairistes.

Mort du politique, victoire du concept capitaliste…

Les révélations sur la façon dont la gravissime crise de Fukushima a été gérée par Tepco, un des fleurons du « village nucléaire », ont fini de déchirer le voile : trois mois après l’accident, les Japonais ont découvert, sonnés, comment les hommes de Tepco ont menti en masquant la fonte quasi immédiate de trois réacteurs, dans l’espoir de « sauver » la centrale en vue de sa réouverture future, piétinant au passage la sécurité des habitants de la région, voire de tout le pays. Le réveil est brutal. La foi sans faille dans l’excellence et le désintéressement des dirigeants vacille. La démocratie japonaise a du plomb dans l’aile.

« Notre démocratie n’est pas le fruit de batailles politiques et sociales, comme en Corée du Sud, remarque avec regret le philosophe Yasuo Kobayashi. Elle nous a été “offerte” par les Américains. Résultat : depuis l’effacement des grandes contestations syndicales des années 1970 et le virage vers le » tout économique », il n’y a plus de lutte au Japon. Il ne reste que la compétition – sur tous les fronts. Mort du politique, victoire du concept capitaliste… »

Même son de cloche chez Osamu Nishitani, de l’université des Études étrangères de Tokyo : « Il n’y a pas de politique au Japon, il n’y a que des factions politiques et des pratiques odieuses auxquelles les gens ne veulent pas être mêlés, s’exclame le professeur. On laisse ça à ceux qui ont envie de se salir les mains. »

Ces élus qui se crêpaient le chignon alors que la centrale de Fukushima était à la dérive, et que le tsunami venait de faire 20 000 morts !

dates-japonIl suffit en effet d’aborder le sujet avec n’importe quel Japonais pour comprendre, au vu des grimaces de dégoût, la gravité du discrédit qui entache la notion de politique. L’écœurement a atteint des sommets au lendemain du tremblement de terre du 11 mars : alors que le pays, traumatisé, devait faire face à sa pire crise depuis Hiroshima, les Japonais ont assisté, incrédules, au spectacle désolant de l’opposition essayant de profiter du désastre pour faire passer une motion de défiance contre sa bête noire, le Premier ministre Naoto Kan. Même consternation chez les observateurs étrangers. « Ce fut un spectacle du niveau “bac à sable”, se souvient un diplomate européen, ces élus qui se crêpaient le chignon alors que la centrale de Fukushima était à la dérive, et que le tsunami venait de faire 20 000 morts ! »

Cette irresponsabilité honteuse prend sa source dans le fait que les politiques sont tenus en laisse par les administratifs, explique ce fin connaisseur des arcanes japonais. Lors des entretiens avec des dirigeants étrangers, les ministres japonais sont systématiquement accompagnés d’un « secrétaire » que l’on voit « fouiller dans ses classeurs, retirer un papier et le glisser sous les yeux de son patron ». Ce dernier se contente alors de « lire à voix haute des textes préparés par ses services »…

Du coup, le politique ici n’est pas autonomisé, il se confond avec le management, et se donne comme but de maximiser la stratégie économique du pays

Cet asservissement remonterait, selon les spécialistes du Japon, à la fameuse époque Meiji, au milieu du XIXe siècle, qui, tout en lançant le pays sur la voie de la modernisation, a condamné ses hommes politiques à servir de « jouets » entre les mains des mandarins, véritables détenteurs du pouvoir. « Du coup, le politique ici n’est pas autonomisé, il se confond avec le management, et se donne comme but de maximiser la stratégie économique du pays », explique Kazuo Masuda. Spécialiste du système politique français, Masuda s’interroge sur la place du citoyen dans son pays, « pas totalement absent » mais marginalisé, cantonné dans des structures secondaires comme les ONG.

Pour le grand penseur politique Maruyama Masao, la faiblesse du citoyen tient à « la carence de subjectivité profonde des Japonais, à leur instinct grégaire, leur peur d’apparaître comme hétérogènes ». Par exemple, chez les plus « rebelles » des étudiants, observe Masuda, l’individualisme s’exprime tout au plus sur le plan vestimentaire. Au-delà, dès qu’il s’agit d’avoir une opinion personnelle sur une question importante, la plupart préfèrent se taire « de peur de dire des bêtises », de peur de se distinguer.

L’impensé de notre société, l’obéissance absolue aux États-Unis

L’histoire, la culture, l’ère Meiji, le poids inconscient du confucianisme… Les causes de la déliquescence politique sont nombreuses. À quoi il faut ajouter « l’impensé de notre société » selon le professeur Nishitani, à savoir « l’obéissance absolue aux États-Unis ». Les historiens ont étudié le rôle joué par le général MacArthur, commandant suprême des troupes stationnées au Japon jusqu’en 1954, dans l’établissement de cette improbable « démocratie impériale » qui se perpétue à ce jour. Tout comme les Meiji, le vainqueur a préféré laisser les manettes du pouvoir à l’appareil bureaucratique. Cinquante ans plus tard, le système est intact : par exemple, ce sont encore et toujours les seuls services ministériels qui rédigent les textes de loi – pas les élus du Parlement.

Pour le japonologue néerlandais Karel van Wolferen, les États-Unis continuent de maintenir sous leur coupe leurs anciens vaincus, comme aux plus beaux jours de la guerre froide. Sur les questions militaires et la politique étrangère – ainsi que sur toute une série de choix économiques –, le Japon est sommé de s’aligner sur les intérêts américains. Et comme le révèlent les dépêches publiées par WikiLeaks, c’est à travers la caste servile des mandarins de carrière que Washington, et plus précisément les faucons du Pentagone, mène la danse. Sans que la société japonaise ne semble y voir matière à protester.

Depuis l’alternance, hélas, le monde politique est entré dans une phase de désagrégation totale

En attendant, le PDJ, parti avec de belles ambitions, est rattrapé par la malédiction de l’instabilité : depuis sa victoire il y a deux ans, il en est à son troisième Premier ministre. Et rien ne laisse espérer que Yoshihiko Noda échappera à l’entreprise de démolition systématique menée par l’opposition et les grands médias aux ordres du « triangle de fer », qui a eu raison de son prédécesseur Naoto Kan. « Depuis l’alternance, hélas, le monde politique est entré dans une phase de désagrégation totale, affirme le politologue Hidetaka Ishida. Le PDJ n’a pas réussi à mater la bureaucratie, qui continue de torpiller l’action du gouvernement. C’est là-dessus que le tsunami nous est tombé sur la tête. »

Le blocage est tel qu’Ishida n’exclut pas une montée de l’extrême-droite. Déjà, des populistes notoires comme le gouverneur d’Osaka, celui de Tokyo, et d’autres, sont en train de se regrouper, exploitant l’exaspération des précaires et des chômeurs touchés par la crise. « Qui va mettre de l’ordre dans ce chaos ? », se demande avec inquiétude Ishida. À moins que le salut surgisse du désastre : la tragédie de Fukushima vient de donner une voix et une légitimité aux antinucléaires. Combien de temps faudra-t-il pour que cela débouche sur la création d’un parti vert ? Tous les Japonais en rêvent. Ishida : « Il nous faut une refondation politique, vite. »


Parution Le Nouvel Observateur 15 septembre 2011. — N° 2445