Il est le mentor des jeunes opposants de la « révolte des parapluies ». Depuis trente-cinq ans, il s’oppose au régime de Pékin, et son parcours éclaire les origines du mouvement actuel

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Leung Kwok-hung, célèbre dans tout Hongkong sous le sobriquet de « Long Hair » (« cheveux longs »), est épuisé : il a des valises sous les yeux, les jambes flageolantes et beaucoup de mal à finir ses phrases. Pourtant, à 58 ans, ce député radical est devenu un redoutable tribun, dont les harangues font trembler ses ennemis politiques au sein du « Legco », le Parlement hongkongais. Depuis que le mouvement des étudiants s’est emparé du centre de la mégapole, « Long Hair » passe toutes ses nuits dehors, assis sur un tabouret parmi les manifestants, fumant cigarette sur cigarette, serrant les mains, écoutant les suggestions, répondant à une foule de questions.

Dimanche dernier, alors que le bruit court d’une intervention imminente de la police, « Long Hair » annule tous ses rendez-vous et se précipite devant le bureau de Leung Chunying (C. Y.), le chef de l’exécutif, haï pour avoir réprimé les manifestations la semaine précédente. Une petite centaine d’entêtés y tiennent un sit-in, bloquant l’entrée de l’immeuble, à trois pas de policiers prêts à intervenir. Est-il venu apporter son soutien à ces jusqu’au-boutistes ? « Pas du tout, je ne pense pas qu’il faille répondre aux ultimatums par l’intransigeance. Mais ce n’est pas à moi de dire à ces jeunes ce qu’ils doivent faire. Je veux juste être sûr qu’ils savent bien à quoi ils s’exposent : matraquage, grenades lacrymogènes, arrestations, etc. Et comme il y a danger, je veux être avec eux quand ça tournera vinaigre. »

dates-hongkongLes jeunes apprécient visiblement que le vieux routier des luttes qui ont émaillé l’histoire mouvementée de l’ancienne colonie britannique vienne partager leur sort, prêt à se faire embarquer avec eux pour un énième séjour en prison. Au moment où « Long Hair » saisit un porte-voix, des applaudissements fusent de partout. Il ne donne pas d’instructions ni de conseils. Il se contente de rappeler le sens du principe de nonviolence, et la nécessité de s’y tenir face à l’agression. Quand il se rassied sous une bâche en plastique, les étudiants s’attroupent autour de son fauteuil pliant et l’écoutent avec respect. À 3 heures du matin, alors qu’une bonne partie des jeunes se sont endormis à même le sol, « Long Hair » décide de lever le camp. L’attaque policière n’a pas eu lieu, l’épreuve de la violence est reportée à plus tard. Le député retourne à son bureau au siège du Parlement et s’allonge sur un matelas gonflable installé contre sa bibliothèque, sous les rayonnages remplis de photos du Che et de Trotski, ses héros morts pour la révolution.

« “Long Hair” ne figure pas parmi les dirigeants du mouvement, explique un journaliste hongkongais. Mais, en coulisses, son influence est énorme, à la fois sur les jeunes leaders, qui apprécient sa vieille expérience d’agitateur, et sur la foule des manifestants, dont il est le héros depuis très longtemps, à la suite de ses désopilants coups d’éclat au Parlement. » Sur YouTube, on ne compte plus les vidéos qui montrent le remuant député se faire expulser manu militari de l’Assemblée (huit fois en deux ans) après avoir hurlé des accusations de collusion avec Pékin, exigé la démission du « gouverneur » C. Y. Leung ou la libération du dissident chinois et prix Nobel de la paix Liu Xiaobo. On le voit lancer vers le perchoir des bananes, un ballon portant une caricature de C. Y. Leung ou même des étrons en plastique…

Comme tous les élus au Legco, au moment de siéger pour la première fois, il doit prêter serment à la République populaire de Chine, maîtresse du territoire depuis 1997. Mais « Long Hair » n’hésite pas à modifier la formule obligatoire : il se déclare loyal « au peuple de Chine » et oublie au passage de mentionner la République populaire. Au milieu de ses collègues en costume-cravate, il fait désordre avec ses jeans, ses sandales, ses tee-shirts à l’effigie du Che et ses discours qui se terminent invariablement par « C. Y. Leung ! démission ! »

Quant à sa fameuse queue-de-cheval, personne n’ignore qu’il a juré de la conserver tant que la Chine n’aura pas rendu justice aux victimes du massacre de Tiananmen. Cette chevelure semble irriter particulièrement les autorités, qui ne manquent pas de la tailler chaque fois que « Long Hair » se retrouve derrière les barreaux, la dernière fois en juin dernier, après qu’il a écopé de quatre semaines de prison pour une manifestation non autorisée. Le jour même de son incarcération, la nouvelle de ses cheveux coupés envahit les réseaux sociaux, et ses fans, indignés d’un tel « abus de pouvoir », multiplient les déclarations d’amour : « Je veux ressembler à “Long Hair” », « Un véritable rebelle, so coooool ! », « Je l’admire pour son courage et son humour », « “Long Hair”, tu es le mentor de notre génération »…

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« Long Hair » manipule la marionnette Pinocchio de Leung Chun-ying, le chef de l’exécutif, au Parlement de Hongkong, le 17 octobre 2012

Une bête politique

Derrière ce statut de pop star se cache une bête politique qui a voué sa vie à la lutte sociale. « Long Hair » aime parler de sa mère, pauvre paysanne de l’arrière-pays de Canton, venue à Hongkong peu après la Seconde Guerre mondiale pour échapper à la misère, et qui se retrouve à travailler comme bonne dans une famille anglaise. Hongkong est encore une colonie britannique où les migrants sont traités avec mépris. « Long Hair » naît en 1956 d’un mariage sans amour. Son père, beaucoup plus âgé, se révélant alcoolique et irresponsable, sa mère doit de nouveau travailler comme agent de service, et le petit Kwok-hung est élevé par des cousins peu tendres. Solitaire et renfermé, l’enfant trouve à s’évader dans la lecture. Il dévore tout ce qui lui tombe sous la main. A 11 ans, il achète pour deux sous les pensées de Mao. « Ç’a été une illumination ! La réponse aux épreuves des pauvres Chinois comme ma mère. En 1968, j’avais 12 ans, la Révolution culturelle battait son plein en Chine, j’ai adhéré à un groupe semi-clandestin de lycéens maoïstes », explique-t-il en feuilletant son exemplaire minuscule et fatigué du « Petit Livre rouge » qui traîne encore sur son bureau, reliquat des enthousiasmes de son adolescence. « Mais j’ai assez rapidement compris que le maoïsme n’était qu’une idéologie au service d’un nouvel empereur. Quand Lin Biao, qui était pourtant le successeur désigné, a été dégommé, je me suis dit que je n’avais rien à faire dans cette galère. »

De toute façon, il ne faut jamais se laisser contrôler par un leader politique. C’est nous qui devons contrôler nos leaders

Déboussolé, mais toujours rebelle, le jeune homme continue ses lectures, dévore Sartre, Marcuse… Vers 19 ans, il croise le chemin d’étudiants revenus de France avec des convictions trotskistes : « Depuis ce jour, je suis resté fidèle  à cette pensée, même si Trotski n’est pas un dieu et qu’il n’est pas infaillible. On ne saura jamais s’il aurait fini dans la peau d’un tyran. De toute façon, il ne faut jamais se laisser contrôler par un leader politique. C’est nous qui devons contrôler nos leaders. »

Le groupe du 5 Avril

Dans les années 1970, les groupes trotskistes comptaient quelques dizaines de personnes, occupées principalement à des tâches de propagande et d’agitation de rue. C’est là que « Long Hair » apprend à écrire des articles, à haranguer des badauds, dénonçant sans relâche les impérialistes britanniques et leurs laquais. Pour gagner sa vie, il enchaîne les petits boulots : maçon, technicien, pigiste, employé au nettoyage des bus, etc. Mais, avec le lancement des réformes économiques de Deng Xiaoping, Hongkong devient la plateforme financière du grand boom chinois. Le développement est spectaculaire, entraînant une telle démobilisation politique que la Ligue révolutionnaire marxiste se dissout. « J’ai toujours combattu le colonialisme, explique “Long Hair”, mais le retour de Hongkong dans le giron chinois était en discussion dans les années 1980. Il devenait vraiment urgent de s’intéresser au sort des opposants en Chine même. »

« Long Hair » crée un nouveau groupe, résolument engagé en faveur du combat pour la démocratie en Chine. Il est baptisé Action du 5 Avril, en référence à une importante manifestation étudiante de 1976, sur Tiananmen déjà, et qui fut, bien sûr, sévèrement réprimée. Les amis de « Long Hair » prennent contact avec les tout premiers dissidents, ils organisent des manifestations de soutien – interdites par les autorités coloniales qui ne veulent pas irriter Pékin. C’est lors d’une manifestation pour la libération du plus célèbre d’entre eux, Wei Jingsheng, emprisonné pour avoir réclamé la démocratie, que « Long Hair » écope de quelques semaines d’incarcération pour manifestation illégale. « À Hongkong, l’opinion publique se fichait de ce qui se passait de l’autre côté de la frontière. Mais nous, nous sentions que quelque chose montait, que la société chinoise était travaillée en profondeur. Nous étions donc prêts quand le mouvement de Tiananmen a éclaté, et quand des rescapés ont afflué à Hongkong après la répression. » La société hongkongaise découvre, sonnée, la nature du régime qu’elle est destinée à rejoindre. Le groupe Action du 5 Avril profite de la vague d’émotion suscitée par les récits des opposants pour recueillir des dons importants qui seront mis au service des étudiants pourchassés par Pékin. « On payait les passeurs, ou bien on récupérait ceux qui avaient réussi à passer la frontière, on assurait leur séjour en attendant qu’ils obtiennent l’asile quelque part… »

L’émotion ne retombera jamais totalement. Chaque année, le 4 juin, date anniversaire de l’écrasement du printemps de Pékin, une foule monstre se réunit à Hongkong en souvenir de cette  tragédie. La rétrocession de 1997 a ouvert une courte lune de miel. Mais la colère et la méfiance se sont vite manifestées de nouveau, quelques années plus tard, parmi le petit peuple de l’ex-colonie. Hongkong est en effet devenu le terrain de jeu des « princes rouges » et le réceptacle des milliards issus de la corruption. Résultat : hausse de l’immobilier et du coût de la vie, afflux de nouveaux riches venus du continent, etc. Les élites de Hongkong en tirent des bénéfices énormes, au détriment des classes populaires.

“La Chine, c’est le capitalisme”

« Je suis un anticapitaliste, mais la Chine, c’est aussi le capitalisme, affirme “Long Hair”. De la pire espèce d’ailleurs, puisque c’est le règne des copains et des coquins. En me battant aujourd’hui contre les empiètements de Pékin sur les institutions de Hongkong, je lutte aussi contre l’arrivée chez nous du règne des ploutocrates rouges. Non merci ! Nous avons déjà les nôtres à combattre. »

Ce discours recueille un écho tout particulier auprès des étudiants. Ceux-ci ne sont certes pas des révolutionnaires, comme le déplore parfois « Long Hair ». Mais, tout comme les jeunes diplômés en Chine même, ils voient leurs perspectives d’avenir, autrefois brillantes, obscurcies par l’instauration d’un système économique « à la chinoise » où les relations et le favoritisme prennent le pas sur le mérite. « Si c’est cela la Chine, alors nous ne voulons pas en faire partie », crient les manifestants d’Occupy Central.

« Long Hair », lui, le proclame depuis trente-cinq ans.

Scholarism, les nouveaux rebelles

nouveaux-rebelles— Le plus célèbre d’entre eux, Joshua Wong (photo), n’a que 17 ans. Les leaders du mouvement Scholarism, fondé en 2011, sont nés autour de 1997, date du retour de Hongkong dans le giron de la Chine. Ils n’ont pas connu la morgue des coloniaux. Eux doivent faire face à une réalité plus redoutable :
l’émergence du mastodonte chinois et l’affirmation de plus en plus impérieuse de son désir de domination. Ces « adulescents » sont révoltés contre Pékin et ses empiètements sur leurs droits civiques. Mais ils sont aussi en colère contre les élites locales qui n’hésitent pas à brader aux nouveaux « maîtres » le précieux mode de vie hongkongais, mélange de révérence asiatique, d’indépendance des juges et de liberté de la presse. Leur révolte englobe même la gauche traditionnelle accusée de céder trop souvent à la culture du compromis. « On en a marre de ces politiciens soi-disant d’opposition, qui passent des deals avec les pro-Pékin, alors qu’ils devraient mobiliser les Hongkongais, dit un jeune proche de Scholarism. Nous, nous appelons tous les citoyens à la désobéissance civile. Chacun doit se battre pour ses droits. »

Parution Le Nouvel Observateur 9 octobre 2014 – N° 2605