« Vous avez devant vous un poète qui fait le pont entre tradition et modernité » plaisante Jabchen Dedrol en tirant de sa grosse veste tibétaine en peau retournée un micro-notebook équipé du wifi.

Spécial Tibet : le défi à la Chine 2/7


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À 32 ans, ce poète emblématique de sa génération gagne sa vie comme professeur de tibétain à Machu, bourgade de nomades sédentarisés de l’Amdo, posée à 3 000 mètres d’altitude au milieu de grandioses pâturages où paissent les yaks. Il publie aussi des romans (parfois en chinois), des essais, des pièces de théâtre, des traductions, des critiques… Surtout, Jabchen anime le premier site littéraire en langue tibétaine. Avec ses 10 000 visiteurs, ses forums, ses blogs d’écrivains, tibetcm.com est le creuset où se cherche une littérature étonnamment jeune, enthousiaste et assoiffée de modernité. « La poésie joue un rôle énorme pour nous Tibétains, explique Jabchen. Savez-vous qu’elle est née il y a seulement une vingtaine d’années, quand Deng Xiaoping a relâché le contrôle politique ? Et que son cœur, c’est ici, en Amdo, et pas à Lhassa ? » C’est un Amdowa de génie, Thondrup Gyal (1) qui donne en 1983 le coup d’envoi avec le premier poème en vers libre de l’histoire tibétaine, « Cascade de jeunesse ». Une nouveauté absolue qui démode d’un coup le style ornemental hérité de la littérature sanskrite, confiné aux ouvrages religieux, et immuable depuis 1 000 ans ! Avalanche de vers libres. Foisonnement des revues littéraires sur tout le plateau himalayen. Et depuis, une passion nationale qui ne se dément pas pour la poésie.

Jabchen Dedrol

Jabchen Dedrol

Notre nation a besoin de quelque chose d’explosif, de quoi bousculer son traditionalisme littéraire, religieux, culturel. Nous y travaillons. On nous appelle d’ailleurs “les poètes voyous”…

Dorje Caidan

Dorje Caidan

« Jouissant d’un climat politique plus détendu, l’Amdo est le haut lieu de la littérature tibétaine moderne, autour de la petite ville de Repgong », explique la tibétologue Françoise Robin. Thondrup Gyal, le pionnier de « la première génération de poètes » est du coin. Ainsi que Jangbu, la figure marquante de « la seconde génération ». Professeur aux Langues Orientales à Paris depuis cinq ans, Jangbu est considéré comme un gourou littéraire par Jabchen et ses amis de « la troisième génération », un groupe très actif de poètes trentenaires basé à Repgong. « Une rencontre de poésie lancée en 2005 par Jangbu au bord du lac Kokonor est l’acte de naissance de notre groupe, raconte Dorje Caidan, rédacteur au quotidien de Repgong. Notre point commun à tous, c’est l’accent mis sur l’expérience intérieure ». L’idole de Dorje, c’est Rimbaud – il a posté sur son blog la première traduction en tibétain du Bateau ivre et de Voyelles. Ce boulimique adore aussi Breton, Tzara, Joyce, et encore Genêt, Beckett, Kundera… Plus punk que son ami Jabchen, Dorje ne jure que par Dada. « Notre nation a besoin de quelque chose d’explosif, de quoi bousculer son traditionalisme littéraire, religieux, culturel. Nous y travaillons. On nous appelle d’ailleurs “les poètes voyous”… ». La remuante bande est une collection d’excentriques dont les rencontres poétiques virent parfois au happening. Comme lors de cette récitation publique où un poète moine de son état, déclamant ses vers en plein centre de Repgong, a senti le besoin de se dévêtir complètement « sous le coup de l’émotion poétique »… Scandale au monastère, ire du grand lama, remontrances du gouvernement local… Lointains enfants de Rimbaud et de dada, les poètes voyous de Repgong sont en train d’inventer une authentique modernité tibétaine.

(1) Seuls deux de ses nouvelles sont disponibles en français aux Ed. Bleu de Chine, « La Fleur vaincue par le gel » et « L’Artiste tibétain ».

Vidéo : entretien avec Dorje Caidan


Parution Le Nouvel Observateur 17 janvier 2008 — N° 2254