Entre deux rencontres très politiques avec les autorités italiennes, entre deux « enseignements » très bouddhistes devant un stade milanais plein à craquer, le dalaï-lama nous a accordé une interview en deux parties.

C’est un homme chaleureux et jovial, qui ne manque pas une occasion de s’esclaffer. Rien de compassé dans son attitude. Pas de langue de bois, pas de sermon, pas de récrimination, pas de plainte. Il parle du Tibet, de la Chine, de l’impermanence, des delphiniums, du besoin d’un « autre être humain », d’une « sérénité laïque ». Entretien avec le pape et leader politique le plus cool de la planète (version intégrale).

Spécial Tibet : le défi à la Chine 3/7


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N.O. — La première question concerne votre regard sur le passé. Les Chinois invoquent beaucoup de justifications à l’appui de leur occupation du Tibet. L’un de leurs arguments les plus forts est que leur intervention a mis fin à un régime féodal, à une société arriérée, inégalitaire, avec une classe privilégiée qui vivait aux dépens de la majorité. Qu’il s’agissait d’un système qui méritait d’être renversé. Certains Tibétains admettent aujourd’hui cette vision des choses. Êtes-vous d’accord avec ces critiques ? Comment jugez-vous le passé ?

Dalaï-Lama. — Personne ne peut dire que le Tibet du passé était parfait. Il était certainement arriéré. Le système social, le système politique étaient sans aucun conteste arriérés. Cependant, si l’on compare la société féodale qui avait cours au Tibet avec la société féodale chinoise, ou indienne, à la même époque, je crois que la société féodale tibétaine était plus compatissante. Par exemple, il y avait une prison au Potala qui à mon époque comptait 20 à 40 prisonniers. L’autre prison de Lhassa comptait à peu près le même nombre. Dans chaque district, bien entendu, il y avait une prison avec à peu près le même nombre de pensionnaires. Mais aujourd’hui, il existe au Tibet des milliers de prisons. Dans les années 60, il y a eu des dizaines de milliers de prisonniers.

Une autre différence : dans le passé, quelques privilégiés exploitaient leurs sujets, ce qui est totalement injuste, y compris d’un point de vue bouddhiste, personne ne le conteste. Mais ceci se produisait entre Tibétains. Maintenant, nouveau maître, nouveau seigneur : tous les Tibétains sont devenus des sujets. Je ne souhaite pas polémiquer, mais que dirait-on si l’Italie envoyait une armée dans un pays africain au motif que leur système serait si mauvais qu’il faudrait le changer ? Voyez les critiques du monde entier qui ont accueilli l’Amérique quand elle a envoyé ses armées renverser Saddam Hussein… (rire) Ceci renvoie à la vraie question, à savoir si le Tibet fait vraiment partie de la Chine. Ce sont des questions complexes. Le point essentiel, c’est le défunt Panchen Lama qui l’a résumé dans sa dernière déclaration publique juste avant sa mort : depuis la venue des Chinois au Tibet, les quelques développements positifs ne peuvent compenser toutes les destructions qu’ils ont occasionnées. Je le pense aussi. Bien sûr, pour certains Tibétains qui jouissent aujourd’hui de beaucoup de privilèges – en termes de traitement, de logement, etc. – et qui viennent parfois de familles soi-disant de « serfs », leur situation personnelle est nettement plus avantageuse maintenant.

N.O. — À propos de ce qui se produit aujourd’hui. Après avoir beaucoup compté sur les armes pour régler la question tibétaine, les Chinois recourent désormais à des moyens variés : des investissements massifs afin de hâter le développement, des flux de migrants hans afin de modifier la composition démographique du Tibet, et maintenant le contrôle de la nomination des grands lamas réincarnés.

Dalaï-Lama. — Y compris les armes ! Récemment, ils s’en sont servis pour écraser des révoltes.

N.O. — Ces nouveaux moyens sont une menace directe à la culture tibétaine, à son existence même. Y a-t-il un moyen d’échapper à cette menace ?

Dalaï-Lama. — Je dis souvent aux gens : une nation ancienne avec un héritage culturel exceptionnel est en ce moment en train de mourir. Je dis aussi que, intentionnellement ou non, une sorte de génocide culturel a cours. Surtout via l’agression démographique. Par exemple, une autre région autonome, la Mongolie-Intérieure, ne comporte plus que 20 % de population autochtone, pour 80 % de Chinois. À Lhassa, les Tibétains sont environ 100.000, alors que les Chinois sont plus du double. Lhassa est devenue méconnaissable avec des buildings, et toute la vallée est urbanisée. Hormis le centre autour du Jokhang, tout le reste est devenu un véritable chinatown. De même, dans d’autres régions à l’Ouest comme Ngari. Il y a 15-20 ans, il n’y avait aucun Chinois dans ces régions. Maintenant, il y a des chinatowns flambant neufs partout. Un journaliste de ZDF que j’ai rencontré récemment m’a montré des photos de plusieurs agglomérations où les Chinatowns se sont multipliés. Les Tibétains sont donc devenus une minorité.

N.O. — Que faire alors ?

Dalaï-Lama. — Le gouvernement chinois continue de le nier. Ils prétendent que les Tibétains constituent toujours l’immense majorité. Il faut faire savoir au monde que l’agression démographique est très grave. C’est une urgence. Une autre chose importante : la culture bouddhiste tibétaine est ce que j’appelle une culture de la compassion. Sa préservation est extrêmement importante sur le long terme pour la République populaire de Chine. Aujourd’hui, dans la société chinoise, les valeurs confucéennes sont détruites, même s’il y a des tentatives de les ranimer de la part du gouvernement. Il n’y a donc plus de morale. Seul compte l’argent. La corruption à tous les niveaux en découle. Et aussi toutes sortes de situations malsaines et d’exploitation. Comme le travail des enfants. Les enfants des campagnes sont réellement exploités. C’est impensable que dans ce pays socialiste dirigé par un parti marxiste, de telles choses se produisent. Le fossé entre riches et pauvres est impensable. Il m’arrive parfois de penser que je suis plus marxiste qu’eux (rire). Un marxiste en robe bouddhiste.

N.O. — Il semble que les Chinois ont aujourd’hui grand besoin d’une direction spirituelle et que certains se tournent vers vous. Pensez-vous pouvoir tenir ce rôle ?

Dalaï-Lama. — Certainement, je peux le faire dans une certaine mesure. Je ne souhaite pas m’attarder beaucoup sur le fait qu’un certain nombre de personnes d’Amérique, d’Europe, de France, après avoir entendu mes enseignements, y ont trouvé des valeurs de vie. Certains sont devenus plus enthousiastes pour servir l’humanité, plus compatissants. Bien que, historiquement, il n’y ait pas de connexion culturelle entre eux et moi, certains en ont tiré profit. À chacune de mes visites en Amérique, au Canada, en Europe, plusieurs dizaines de milliers de personnes viennent m’écouter. Dans un cas, à New York, il y a eu 100 000 personnes. Ces gens n’ont rien à gagner à m’écouter parler. Mais ils y trouvent un certain intérêt.

Les Chinois, quant à eux, sont traditionnellement bouddhistes. Pour moi, en tant que moine bouddhiste, je ne fais aucune différence entre Chinois, Tibétains, Indiens, Européens, Africains… Je suis absolument certain que si l’occasion s’en présente, je serai toujours prêt et toujours heureux de servir les Chinois spirituellement, en promouvant les valeurs humaines. Quand le massacre de Tian’anmen a eu lieu, j’ai fait la promesse que si les circonstances le permettent, j’accomplirai une cérémonie de purification bouddhiste sur la place Tian’anmen, et que je prierai pour les milliers de personnes qui y ont péri.

N.O. — À propos des négociations avec les Chinois. Vous avez eu six rounds, et le dernier n’était pas très encourageant…

Dalaï-Lama. — Depuis la reprise des contacts avec le gouvernement chinois en 2002, les choses ont semblé progresser jusqu’à la 5e rencontre en 2006. Lors de cette 5e rencontre, les officiels chinois ont reconnu que nous n’exigions pas l’indépendance. Quand notre envoyé est revenu, nous avons réellement senti qu’il s’agissait d’un progrès concret. Car notre but principal était de construire la confiance et de rendre claire notre position qui est que nous ne demandons par l’indépendance. Et cela dans notre propre intérêt. Le Tibet est matériellement arriéré, et tous les Tibétains veulent moderniser leur pays. Par conséquent, notre propre intérêt est de rester au sein de la République populaire de Chine. Y compris à propos de ce train qui arrive à Lhassa. Ceci est fondamentalement positif. Si je voulais aller à mon village par train, je pourrais le faire très confortablement. Et les gens de ma famille pourraient facilement venir me voir à Lhassa. C’est très positif. Après cette 5e rencontre de février 2006, nous étions réellement joyeux et optimistes. Cette accusation d’être un « séparatiste » avait été clarifiée.

Mais très rapidement, dès le mois d’avril, ils ont commencé à intensifier leurs accusations contre moi en tant que séparatiste, tout en intensifiant la répression au Tibet. Lors de la 6e rencontre, la dernière, en juin 2007, la délégation chinoise était bien plus dure. Les officiels chinois ont purement et simplement nié l’existence d’un problème tibétain. Il n’y a pas de problème avec le Tibet. Le problème, c’est le dalaï-lama, ce « séparatiste » (rire). Il est désormais clair que ces accusations contre moi ainsi que la répression à l’intérieur du Tibet ne sont pas dues à des malentendus, qu’elles sont délibérées et intentionnelles. C’est beaucoup plus dangereux.

Ils essaient de me diaboliser, et avec moi d’autres personnes comme la chancelière allemande, le président Bush et la speaker du Congrès, Nancy Pelosi, qui sont devenus des demi-démons… (rire).

N.O. — À propos de votre succession, j’ai entendu une rumeur selon laquelle le jeune Karmapa pourrait être un bon choix. Que direz-vous à votre successeur ?

Dalaï-Lama. — De nombreux lamas, comme le Karmapa, Drigong rimpoché, et aussi Sakya Tenzin, sont d’avis qu’avant ma mort, je devrais nommer un régent ou un successeur. Quelqu’un qui poursuivra mon œuvre. On fait valoir les nombreuses années qui séparent la découverte de la jeune réincarnation et le moment où il arrivera à la majorité. Il y a aujourd’hui de nombreuses personnes qui me suggèrent qu’une personne plus mature  prenne ma succession. Théoriquement, c’est tout à fait possible. Il existe un terme tibétain spécifique qui signifie « se réincarner avant sa mort ». Un de mes vieux maîtres, un lama Sakya, Tchögyach rimpoche, a été choisi par le XIIIe dalaï-lama comme la réincarnation de son propre maître, alors que ce dernier était encore vivant. Dans la pratique tibétaine, cette possibilité existe. De même, le VIe dalaï-lama était également vivant au moment où le VIIe dalaï-lama est apparu. Alors les Chinois ont été surpris quand j’ai parlé de nommer quelqu’un de mon vivant et ils ont déclaré que c’était contre les règles tibétaines. Il semble qu’ils savent mieux que moi, et que je doive apprendre auprès d’eux ! (rire).

Dans le passé, dans l’histoire tibétaine, il y a eu un petit nombre de cas de désaccord concernant la réincarnation du dalaï-lama ou du panchen lama, purement entre Tibétains qui désignaient tel ou tel. Ils demandaient alors à l’empereur chinois de trancher. Mais à l’époque, les empereurs de Chine étaient Mandchous, eux-mêmes étant bouddhistes. Ils tenaient les lamas tibétains, en particulier le dalaï-lama et le panchen lama pour leurs propres gourous, leurs propres maîtres, ce qui rendait leur intervention concevable. Quand le désaccord entre Tibétains créait des difficultés, ils se tournaient vers leur « protecteur » pour trouver une solution. Mais aujourd’hui, pour commencer, aucun Tibétain ne s’est tourné vers les Chinois pour un arbitrage. Et secundo, le régime chinois actuel, à la différence de la dynastie précédente, est radicalement matérialiste et communiste. C’est ridicule.

 (Deuxième partie, le lendemain, au stade Palasharp de Milan, pendant la pause du déjeuner)

 N.O. — Une question plus personnelle : Vous avez fait allusion au fait que vous connaissiez la colère, que vous aviez le caractère vif dans votre jeunesse. Vous arrive-t-il également de ressentir du découragement ?

Dalaï-Lama. — Très peu. Presque pas.

N.O. — Bien que la situation soit si difficile ?

Dalaï-Lama. — Mon approche principale, que je qualifie habituellement d’approche réaliste, c’est d’accepter la réalité. Si la réalité est sans espoir, oui je la reconnais comme étant sans espoir. Mais pas de frustration. C’est un fait, j’accepte le fait. Un fait est un fait.

N.O. — Donc pas besoin de ressentir du désespoir ?

Dalaï-Lama. — Il y a parfois du désespoir. Mais ce désespoir n’est pas de nature à créer un sentiment de grand malheur. Les faits sont les faits. C’est l’approche bouddhiste. J’y trouve une grande aide. Au VIIIe siècle, un grand maître bouddhiste indien a dit : « Face à une situation désespérée ou tragique, dites-vous cela : s’il y a un moyen de la surmonter, pas besoin de s’angoisser ; s’il n’y a aucun moyen de la surmonter, s’angoisser ne sert à rien. Il faut accepter. » Je pense que cette façon de penser, ce type de perception m’est d’une très grande aide. D’autre part, un autre concept bouddhiste c’est de compter par éons et éons. Une vie, c’est au maximum une centaine d’années, ce n’est rien… Et aussi : la tragédie que nous affrontons participe de la nature même de ce que nous appelons le samsara. Rien de surprenant… Il y a des situations désespérées comme le tsunami. Cela a eu lieu, et de nombreuses personnes en ont souffert, ce qui a engendré du désespoir. Mais il n’y a pas de raison d’en ressentir autant de poids, de sentiment d’impuissance. De même avec la question tibétaine, il y a des difficultés, mais nous luttons fondamentalement avec une approche raisonnable. Et déjà de plus en plus de Chinois montrent leur solidarité et leur soutien. Et le moral des Tibétains à l’intérieur du Tibet est très fort. Il y a de la difficulté, ça ne fait pas de doute, mais il y a toujours la possibilité que ça change. Prenez le cas de la maladie, j’ai été gravement malade il y a quelques années. D’accord, ça s’est produit. Un jour ma mort viendra. J’accepte. Ça fait partie de notre vie.

N.O. — Quand vous pensez au Tibet, qu’est-ce qui vous manque le plus ?

Dalaï-Lama. — Fondamentalement, c’était une société heureuse, une humanité heureuse, paisible en général. Bien sûr, il y avait aussi des méchants au Tibet (rire). Mais comparativement, la communauté tibétaine et sa culture bouddhiste étaient habituellement plus calme, plus paisible.

N.O. — Y a-t-il un lieu, quelque chose de concret, la tsampa par exemple… qui vous manque ?

Dalaï-Lama. — Il y a quelque chose… En Inde, au moment de la mousson, il y a trop de pluies, trop d’humidité. Alors on pense parfois « Ah, le climat de Lhassa, si sec, si agréable… ». Et puis quand on pense au climat de Lhassa en hiver, toute cette poussière et tout ce vent, on se dit alors « Ah, quelle chance que nous soyons en Inde »… (rire) Tout est relatif…

N.O. — Vous n’avez donc pas de nostalgie ?

Dalaï-Lama. — Non, pas vraiment. De nouveau, ce que j’ai envie de partager, c’est l’unicité de l’humanité, j’y crois vraiment vous savez. Il y a un dicton en tibétain : « Le lieu où vous vous sentez le plus heureux, c’est votre maison. Et la personne qui vous témoigne de l’amitié, un amour authentique, de la compassion, est votre parent.  » C’est ce que disent les Tibétains.

N.O. — Vous avez donc des parents partout…

Dalaï-Lama. — Bien sûr. Je pense que ça tient peut-être au fait que le Tibet est un territoire très vaste. Quand on va d’un lieu à un autre, ça prend des mois. Alors à cause de ces circonstances, quand vous rencontrez quelqu’un, qu’il soit ami ou inconnu, vous êtes tous les deux ravis. Le besoin d’un autre être humain ! Je pense que ça s’apparente au concept : là où vous vivez heureux, c’est chez vous ! À chaque fois que vous rencontrez une personne qui vous montre vraiment de l’amitié, vous êtes en famille…

N.O. — Je vous pose cette question parce que j’ai été deux fois au Tibet cette année, et déjà j’ai envie de ce genre de paysage, de lumière, bien que je ne sois pas de là-bas. Je me demande si vous avez ce genre d’envie.

Dalaï-Lama. — Il y a une chose, les delphiniums. À Lhassa, les racines restent en terre l’hiver. Chaque année, la plante croit, et parce que les racines sont toujours là, les fleurs sont de plus en plus grandes et la plante de plus en plus haute. Je n’ai jamais vu cela en Inde, ni ailleurs en Europe. Oui, j’aime certaines fleurs, comme le delphinium. J’ai essayé de planter ces fleurs en Inde, mais à chaque mousson, fini ! (rire)

N.O. — C’est l’impermanence…

Dalaï-Lama. — Oui, c’est l’impermanence (rire). En Inde, j’ai aussi des orchidées. Au Tibet, à Lhassa, c’est impossible d’en faire pousser. À Dharamsala, on peut. Alors j’essaie de les faire tenir au maximum, mais ces orchidées qui viennent de Thaïlande, de Singapour ou de Taïwan ne peuvent vivre qu’un an… (rire) C’est comme ça !

N.O. — Que lisez-vous en ce moment ?

Dalaï-Lama. — Je lis surtout en tibétain. Dans le passé, j’ai lu des livres de cosmologie, d’histoire mondiale, de philosophie occidentale. Bien que j’aie une série complète qui va de Platon, Socrate à Bertrand Russel, je n’ai pas suffisamment de temps d’étudier, ou de lire attentivement. Donc en ce moment, je lis surtout la presse, des magazines comme Newsweek ou Time, des journaux internationaux. J’aime lire le Herald Tribune.

N.O. — Vous avez dit lors de votre enseignement tout à l’heure qu’il était important de développer une sérénité laïque. Il existe des écoles de philosophie antique qui s’y sont efforcées. Vous les lisez ?

Dalaï-Lama. — Non. Mais je pars du fait que la majorité des six milliards d’humains sont des non-croyants. Nous devons donc trouver le moyen de toucher ces personnes et susciter leur attention sur l’importance de la compassion. Cela ne peut être que laïc. Notre expérience courante, le bon sens et aussi les dernières découvertes scientifiques nous disent qu’une attitude compassionnelle est bénéfique à notre bien-être physique. C’est donc une approche laïque. Ces valeurs détachées de croyance religieuse, c’est une éthique laïque. Si on veut être réaliste, il faut trouver le moyen de promouvoir ces valeurs humanistes auprès des non-croyants. Et voyez la constitution indienne, fondée sur le sécularisme. Le Mahatma Gandhi croyait profondément dans le sécularisme, tout en étant lui-même un croyant, et pratiquant quotidiennement des prières issues de différentes traditions. Le sécularisme signifie le respect de toutes les religions, pas de préférence pour celle-ci ou celle-là. Si par exemple moi, en tant que bouddhiste, j’affirmais que seul le bouddhisme est bon, que les autres religions sont mauvaises, ce serait contraire à la laïcité. Si vous croyez vraiment à la laïcité, vous devez respecter toutes les autres traditions, parce que des millions de personnes suivent ces traditions. Puisque nous devons respecter tous les êtres humains, l’humanité entière, il faut respecter leurs conceptions et leur foi. Y compris celles des non-croyants. C’est également leur droit de ne pas croire. C’est OK, puisqu’ils se sentent plus à l’aise ainsi.

N.O. — C’est pourquoi les non-croyants vous aiment. Vous leur reconnaissez une place… Ma dernière question est en deux parties : Si vous aviez quelque chose à dire aux Occidentaux, personnellement, que leur diriez-vous ? Et aux Chinois ?

Dalaï-Lama. — Je ne considère pas qu’il y ait beaucoup de différences entre les Occidentaux et les Orientaux. Il y a des problèmes émotionnels ici, mais vous avez la même chose en Asie (rire). On dit que les Asiatiques sont plus religieux, les Indiens par exemple, mais il y a tout de même beaucoup de problèmes émotionnels. Dans l’Ouest, il y a le matérialisme, il y a ce que la science aurait apporté à la société occidentale. Mais ça aussi, ce n’est que partiellement vrai. Donc, je ne considère pas qu’il y ait de grosses différences. Ce que je dis aux Asiatiques, je le dis aussi aux Occidentaux. Nous sommes tous les mêmes êtres humains, on a le même corps, le même esprit, les mêmes émotions, les mêmes problèmes. Naissance, mort, et toutes sortes d’événements non désirés, partout c’est pareil. Mais je précise toujours que les valeurs matérielles ont une limite. Dans les deux derniers siècles, les gens se sont concentrés sur le développement matériel et tous les gouvernements se sont focalisés sur la planification économique. Personne n’a songé à programmer une éducation morale. C’est ce dont nous avons besoin. L’éducation moderne est tout entière à propos de développement matériel. C’est ce que j’essaie toujours de partager avec les gens : en dernière analyse, la vie heureuse, l’esprit heureux viennent de l’intérieur, pas de l’argent, du pouvoir, ni de je ne sais quel avantage. C’est une perspective plus holiste, plus large, qui peut nous rendre plus réalistes. Et aussi de croire, de prendre conscience de ce que les événements d’aujourd’hui sont dus à des causes passées. Quand ces causes sont pleinement actives, les conséquences ne peuvent être évitées. La tragédie tibétaine ressemble beaucoup à cela.

N.O. — Vraiment ?

Dalaï-Lama. — Oui. Les générations précédentes ont vraiment négligé ce qu’était tout simplement la réalité : la réalité du monde, du XXe siècle.

Quant au public chinois, je voudrais leur dire qu’ils sont une grande nation. Avec leur longue histoire, leur héritage culturel sophistiqué, leur nombre qui en fait la nation la plus nombreuse. Ils ont un rôle important sur cette planète. Pour remplir ce rôle effectivement, ils doivent s’en tenir à des comportements réalistes et honnêtes. Et puis le bouddhisme n’est pas étranger aux Chinois. Le bouddhisme était installé en Chine avant qu’il ne touche le Tibet. Il y a des milliers et des milliers de temples bouddhistes en Chine. Le bouddhisme peut certainement les aider à donner du sens à la vie. La valeur de la famille, la valeur de la communauté. C’est ce que je leur dis souvent.

Quant aux leaders chinois, parfois ils m’écoutent (rire). Mais leur bouche n’arrête pas de me gronder, me gronder, me gronder…


Parution Le Nouvel Observateur 17 janvier 2008 — N° 2254