Le philosophe Alexandre Jollien, handicapé de naissance, s’est fait connaître en racontant comment les penseurs occidentaux l’avaient sauvé. Voilà qu’il s’installe à Séoul et s’initie à la méditation… Récit d’une conversion inattendue

Alexandre Jollien

Comment devient-on philosophe ?

Pour Alexandre Jollien, ce fut un bouquin feuilleté par hasard, à l’âge de 14 ans, dans une librairie où il n’était entré que pour accompagner une copine. Découverte fulgurante de Socrate et du « Connais-toi toi-même ». Une illumination qui va tout changer pour cet adolescent qui s’évertue à « ressembler aux autres ». Car, depuis sa naissance et ce cordon ombilical enroulé autour de son cou, Alexandre est atteint de ce qu’on appelle une « infirmité motrice cérébrale » et doit consacrer tout son temps et toutes ses forces à éduquer son corps, pesant et rétif, à le dresser, à le domestiquer. Soudain, Socrate lui révèle l’inanité du projet : il ne sera jamais « normal », sa démarche heurtée, son élocution ralentie, ses gestes brusques continueront de susciter la crainte, la curiosité, le rire… Mais il a enfin une vocation : refuser la résignation et chercher le salut dans la sagesse des Anciens.

Un philosophe nu

À défaut de sérénité stoïcienne, Jollien trouve très vite le succès, à 24 ans : son premier livre, « Éloge de la faiblesse », rencontre un public ému qui accueillera avec enthousiasme tous ses ouvrages suivants. Des milliers d’auditeurs se pressent à ses conférences. À Lausanne, où il habite, on l’accoste dans la rue pour lui demander un conseil de vie, ou tout simplement pour lui exprimer son admiration. Le vilain petit canard s’est mué en un maître à penser dont le public aime la fragilité, le courage, la sincérité, et jusqu’à la touche d’érudition qui le pousse à utiliser des concepts parfois ardus ou à citer des philosophes antiques parfois obscurs… L’enfant handicapé, jadis jugé inapte aux études et destiné à un métier manuel, a réussi le tour de force de devenir un véritable « philosophe médiatique », familier des plateaux de télévision et des revues grand public. Lui-même préfère se définir plutôt comme un « philosophe nu », attaché à explorer coûte que coûte les voies qui mènent à la joie. Les lecteurs sont sous le charme.

La foi m’a toujours habité, elle m’a donné une très grande confiance dans la vie. Mais pas en moi-même

Pourquoi alors, quinze ans et quatre livres plus tard, décide-t-il de tout plaquer pour aller vivre à 9 000 kilomètres, en Corée du Sud ? C’est à Séoul que « l’Obs » l’a rencontré, dans un appartement moderne où il vit avec sa femme, Corine, et leurs trois enfants, au sommet d’une tour de quinze étages dont les baies vitrées donnent sur une mégalopole hérissée de gratte-ciel, sillonnée de voies rapides et noyée de pollution. C’est dans cette retraite improbable que Jollien a rédigé le livre qui paraît aujourd’hui, « Vivre sans pourquoi ». Il y relate l’étonnante quête spirituelle qui l’a mené à l’autre bout de l’Eurasie : une plongée radicale à la fois dans le zen et dans le christianisme de son enfance.

De sa foi, Jollien parlait peu. « La foi m’a toujours habité, explique-t-il aujourd’hui, elle m’a donné une très grande confiance dans la vie. Mais pas en moi-même. » C’est la philosophie qui servira de socle à cette dernière, en fournissant à l’enfant blessé à la fois des « remèdes pour souffrir moins » et la reconnaissance sociale dont il avait rêvé pendant les dixsept années éprouvantes passées dans une institution pour handicapés. « Socrate, Spinoza, Nietzsche…, ils m’ont ébloui. Ce sont des lumières dans la nuit. J’ai cru y trouver un art quasi magique qui allait me sauver. Et puis j’ai compris que je m’étais piqué de chimères : sagesse, ataraxie, félicité… Je me suis aperçu qu’elles me servaient à nier la réalité et à fuir le monde. » 

Plus je m’agitais, plus je me blessais

La réalité qu’Alexandre évitait d’affronter, c’était celle de sa propre affectivité tourmentée. Schopenhauer ne l’avait pas guéri de la hantise aussi irrationnelle qu’irrespirable de perdre un être aimé. Spinoza n’avait pas calmé sa soif éperdue de reconnaissance et son corollaire, le besoin d’exceller et d’éblouir. Les stoïciens ne l’avaient pas délivré de ses innombrables phobies, obsessions et complexes. « J’avais l’impression douloureuse de tourner en rond et de me heurter aux mêmes meurtrissures, aux mêmes traumatismes. Plus je m’agitais, plus je me blessais. » Les livres précédents révélaient déjà sa lassitude face à la « logique guerrière, sans répit ni repos » qui s’était emparée de son existence, à cet « héroïsme » de la recherche de sens qui finissait, paradoxalement, par lui faire aimer le combat plus que la vie. Il était au bord de l’effondrement.

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Je m’étais évertué à nier le corps au prétexte de me consacrer à l’âme

Que font les philosophes confrontés au burn-out ? Jollien accepte d’accompagner sa femme à une retraite de zen. Contrairement à elle, il n’a aucun penchant pour les sagesses asiatiques, et se méfie comme de la peste des maîtres et des gourous. « J’ai fait un quart d’heure de “zazen”, ce qui est extrêmement difficile vu mes problèmes physiques. Ça a été une révélation. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti une paix profonde dans le corps, quelque chose que je ne connaissais pas. Et j’ai soudain compris que le mental ne peut soigner le corps ni guérir les blessures émotionnelles, que je m’étais évertué à nier le corps au prétexte de me consacrer à l’âme. » 

Un maître véritable vous libère de tout,
y compris du maître

La découverte du bouddhisme relativise tout ce qu’il s’est acharné à construire. « La philosophie est passée au second plan, reconnaît-il. Je n’oublie pas tout ce que je lui dois. Elle est comme ma langue maternelle, elle m’a nourri, elle me permet de penser. Mais la guérison n’est pas conceptuelle. » Jollien se jette corps et âme dans zazen, comme il s’était jadis adonné à l’amour de la sophia. Quand on veut mettre la spiritualité au centre de sa vie, l’amateurisme est exclu, explique-t-il, d’où la nécessité de trouver un maître qui vous aidera à progresser. « Un maître, pour moi, ce n’est pas un gourou qui cherche à vous modeler. C’est même le contraire : il vous met face à vos propres illusions et dépendances. Un maître véritable vous libère de tout, y compris du maître. » 

Il me soigne moins par des discours, des conseils,
que par son exemple, sa façon d’être

Où trouver ce guide spirituel éclairé qui soit en même temps – quand on est philosophe, on ne se refait pas – l’intellectuel de haut vol capable d’enseigner les arcanes des doctrines les plus ésotériques, tout en étant, Alexandre y tient, un prêtre catholique ancré dans une foi authentique ? La perle rare, c’est précisément à Séoul que Jollien finit par la localiser. Celui qu’il appelle son « père spirituel » est un austère jésuite, éminent spécialiste du zen coréen, qu’il pratique depuis trente ans et qu’il enseigne à l’université jésuite Sogang, à Séoul. « Le père Bernard est devenu le médecin de mon âme. Il me soigne moins par des discours, des conseils, que par son exemple, sa façon d’être. Mais c’est aussi un grand érudit dont je suis les cours consacrés aux textes fondateurs du bouddhisme. C’est comme si je renouais avec la tradition de la philosophie antique, qui voyait les disciples vivre au contact de leur maître pour un apprentissage total et une thérapie de l’âme, pas seulement une formation scolaire. » 

Cesser d’idolâtrer l’esprit pour revenir
à l’expérience nue

En débarquant à Séoul, Jollien découvre un monde déroutant : la Corée, qu’il imaginait remplie de bouddhistes, s’est en réalité massivement convertie au protestantisme le plus prosélyte. La vie quotidienne y est encore plus stressante qu’en Europe, le matérialisme consumériste, encore plus triomphant. C’est paradoxalement dans ce monde survolté qu’il trouve la jonction entre les deux grandes doctrines de libération spirituelle : la doctrine de l’Éveil et la théologie des mystiques chrétiens. Sous l’impulsion du père Bernard, il lit à la fois l’Ecclésiaste et le « Soûtra du diamant », les sermons de Maître Eckhart et les enseignements du patriarche Houei-neng. « Ils proposent au fond la même chose : renoncer aux étiquettes, se mettre au ras des pâquerettes, cesser d’idolâtrer l’esprit pour revenir à l’expérience nue. » 

On écoute la vie telle qu’elle se propose, et c’est exactement la prière selon Maître Eckhart

Parallèlement à l’étude des textes, il médite au moins une heure par jour, se concentrant sur sa respiration et laissant « passer les pensées » sans s’identifier à elles. Une méthode si simple qu’il faut d’abord apprendre à traverser le désert de l’ennui, à ne pas se décourager des progrès millimétriques. Au bout de la route, des éclairs de paix, des parenthèses de repos. « Comme la prière, “zazen” me lave des pensées parasites : on écoute la vie telle qu’elle se propose, et c’est exactement la prière selon Maître Eckhart. La différence, c’est que la prière ne dit pas immédiatement comment arriver à l’abandon. Le zen, lui, propose des instruments qui m’ont permis parfois de l’expérimenter. » 

Que peut faire un renard pour ne pas être un renard ?

Il arrive encore à Alexandre Jollien de se lever avec la vieille pensée habituelle : « J’en ai marre de moi », marre de la fatigue permanente, marre d’avoir à déployer tant d’efforts pour accomplir les tâches les plus anodines de la vie, boutonner son pantalon, taper un texto, ouvrir un pot de yaourt… Mais, depuis qu’il a rencontré le zen, son irritation, son angoisse, ses hantises se sont atténuées. Son corps, jadis perclus de douleurs chroniques, s’est lui aussi comme apaisé. Il ne peut plus se passer désormais de la pratique des koan, ces ensorcelantes énigmes zen qui ont pour vocation de balayer les catégories mentales habituelles. Par exemple : « Que peut faire un renard pour ne pas être un renard? » Que peut faire un philosophe pour ne pas être un philosophe ? Par exemple aller à l’autre bout du monde et apprendre à vivre sans pourquoi.

Alexandre-Jollien-2Victime à sa naissance d’un étranglement par cordon ombilical, Alexandre Jollien a passé son enfance dans un centre pour handicapés.
Sauvé par la philosophie, il a écrit son autobiographie, « Éloge de la faiblesse » (1999), qui a rencontré un vif succès. Il publie cette semaine « Vivre sans pourquoi. Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée » (l’Iconoclaste-Seuil, 336 p., 17,50 euros).

Parution dans L’OBS N° 2626 — 5 mars 2015 / Illustrations : Lucille Clerc