Pékin a donné tous les moyens au cinéaste français du “Nom de la rose” pour qu’il adapte le brûlot et best-seller de Jiang Rong, “Le Totem du loup”, chant d’amour à la Mongolie. Explications
Annaud Made in China
En 2009, une importante société de production chinoise propose à Jean-Jacques Annaud l’adaptation du Totem du Loup, vertigineuse saga écolo-autobiographique dont la traduction française vient justement de paraître. « Au bout de quelques pages, j’étais transporté, c’est exactement le genre d’histoire qui me passionne », raconte Annaud. L’œuvre, qui a suscité un engouement énorme en Chine, a tout pour séduire le réalisateur : grands espaces vierges de Mongolie, rude tribu de pasteurs vivant en une symbiose périlleuse avec les loups de la steppe, jeune citadin chinois plongé dans ce monde « primitif » et qui va connaître des expériences inoubliables.
Vous devez savoir que j’ai réalisé un film sur le Tibet ?
« Mais j’étais tout de même un peu interloqué, ajoute-t-il. Quand j’ai rencontré le producteur Zhang Qiang, je lui ai demandé : Vous devez savoir que j’ai réalisé un film sur le Tibet ? Il m’a répondu : La Chine a changé, et on a besoin de vous. »
La Chine avait dû beaucoup changer. Ou bien elle avait vraiment besoin de Jean-Jacques Annaud. Comment oublier qu’elle avait tout fait quelques années plus tôt pour empêcher le tournage de Sept ans au Tibet, grande fresque consacrée au drame du Pays des Neiges à travers l’amitié improbable qui unit un alpiniste autrichien (joué par Brad Pitt) au très jeune dalaï-lama dans Lhassa à la veille de l’invasion chinoise ? Aujourd’hui, Brad Pitt est toujours interdit de Chine, et Pékin fait toujours preuve d’une hargne extrême dès qu’il s’agit du dalaï-lama.
Mais Annaud, lui, est mystérieusement absous. Mieux : on lui donne carte blanche pour travailler sur Le Totem du loup, on accepte toutes ses conditions. Les producteurs veulent un film en anglais, avec des acteurs américains, histoire de concurrencer les blockbusters de Hollywood sur leur propre terrain ? Annaud obtient de faire un film en chinois et mongol, avec des acteurs chinois et mongols. Lui propose-t-on d’enrôler les chiens loups de la brigade canine de la police de Pékin et de les maquiller à l’ordinateur ? Annaud les convainc d’investir dans une aventure sans précédent : l’élevage d’une vraie meute de loups mongols, confiée au spécialiste mondial, le Canadien Andrew Simpson. Ce dernier viendra s’installer à Pékin avec une douzaine de soignants pendant trois années : c’est la durée nécessaire pour « imprégner » – à défaut de dompter – la trentaine de louveteaux recrutés dès leur naissance, en attendant qu’ils atteignent leur taille adulte. Un immense ranch, grand comme trois terrains de football, est construit spécialement dans la banlieue de Pékin. Quatre copies conformes de ce ranch seront érigées, une sur chaque lieu de tournage, afin de ne pas perturber les précieux canidés.
Ils ne sont pas du tout intervenus dans le contenu, hormis sur une petite scène d’amour dans les pâturages
Le tournage, pharaonique, va mobiliser jusqu’à 650 personnes. Des caméras 3D sont spécialement achetées. À la fin du montage, quand Annaud réclame que la musique soit confiée à un compositeur célèbre et exécutée par l’orchestre philharmonique de Londres, la production chinoise accepte le surcoût sans broncher.
En échange de cette prodigalité, on imagine que la production a dû exiger un certain droit de regard ? « Quel droit de regard ? répond Annaud. Ils ne sont pas du tout intervenus dans le contenu, hormis sur une petite scène d’amour dans les pâturages : ils ont demandé que les seins de la jeune bergère soient moins dévoilés… »
Zhang Qiang, le producteur chinois, confirme : « Il y a eu entre nous une confiance totale. Annaud a vécu ici les cinq dernières années pour les besoins du film, et nous sentons qu’il aime sincèrement la Chine, qu’il la comprend et veut en donner une image belle et amicale. Nous n’allons pas pinailler pour quelques aspects négatifs qu’il montre aussi, qui sont d’ailleurs véridiques. Vous savez, les dirigeants du Département de la Propagande, notre autorité de tutelle, sont beaucoup plus tolérants qu’on ne le pense ».
Rappelons que le Département de la Propagande est l’organe du Parti chargé du contrôle idéologique, et qu’à date récente le poids de la censure s’est considérablement alourdi sur l’ensemble des médias. Pourquoi Annaud et son film font-ils exception ?
Il faut peut-être chercher la réponse du côté du statut très particulier que Le Totem du Loup occupe au sein du paysage littéraire et le débat d’idées. Quand le livre paraît en 2004, il déclenche des discussions furieuses. D’un côté, les inconditionnels de ce roman initiatique doublé d’une épopée crépusculaire, qui relate l’expérience de Chen Zhen, jeune garde rouge envoyé pendant la Révolution culturelle en Mongolie pour y vivre « au contact des masses ». Loin des délires maoïstes, il va y découvrir le courage indomptable et l’esprit de liberté des nomades mongols, leur vision fascinante de la nature comme un Être vivant unique englobant tous les autres. Surtout, Chen Zhen se prend d’amour pour les loups, ces frères ennemis que les Mongols combattent et révèrent à la fois.
Face à ces enthousiastes, il y a le camp des « patriotes en colère », ulcérés par la description peu flatteuse des Hans montrés comme un troupeau de moutons dénués de force, d’idéal et d’intégrité, prêts à se soumettre au premier despote venu. Le propos est tellement subversif que l’auteur se cache derrière un pseudo – Jiang Rong – et refuse de rencontrer les journalistes. Il est persuadé que si l’on apprend sa véritable identité, celle d’un dissident qui a tâté de la prison à plusieurs reprises, en dernier suite aux événements de Tiananmen en 1989, le livre sera banni et lui-même de nouveau enfermé.
C’est ce que fait Hollywood depuis longtemps, et c’est le secret de sa capacité à parler au monde entier
Aujourd’hui que la très officielle « China Film » lance en grande pompe l’adaptation réalisée par Annaud, on apprend que si certains dirigeants ont été irrités par le livre de Jiang Rong, d’autres ont immédiatement souhaité le porter à l’écran. C’est à la demande d’un haut responsable du bureau de la propagande de Pékin qu’une société de production dépendant de la Télévision de Pékin achète les droits d’adaptation. « Nous avons cherché un réalisateur pendant cinq ans, se souvient Zhang Qiang. J’ai contacté tous les réalisateurs chinois et aussi de nombreux réalisateurs étrangers. Ils ont tous décliné. La vérité, c’est que seul Jean-Jacques Annaud était capable de porter un tel projet. Nous espérons apprendre auprès de lui. »
Avec son marché du film en plein boum – 35 % d’augmentation annuelle des revenus – la Chine a du mal à produire suffisamment d’œuvres et se tourne désormais vers les professionnels du monde entier. « C’est ce que fait Hollywood depuis longtemps, et c’est le secret de sa capacité à parler au monde entier, note le producteur. Eh bien, c’est ce que le cinéma chinois veut faire maintenant. Tous les talents sont les bienvenus. »
Parution dans L’OBS N° 2625 — 26 février 2015