derriere-la-grille

Plus de cinquante ans après, Maude Julien se souvient encore du bruit de la grille qui s’est refermée sur elle. Son père venait d’acheter une bâtisse lugubre, flanquée d’un parc. Maude, alors âgée de trois ans, y vivra cloîtrée, sans jamais aller à l’école, sans avoir d’amis.

Enfermée mentalement aussi, car le patriarche veut faire de sa fille une « supra-humaine ». Elle doit apprendre à surmonter la peur, les privations, la douleur, la solitude pour être capable de réaliser la mission à laquelle il la destine. Longtemps plus tard, elle comprendra que son père, haut dignitaire d’une obédience maçonnique ésotérique, avait échafaudé un projet vertigineux dans lequel elle tenait le rôle central.

Comment se défaire d’une emprise aussi extrême ? Où trouver la force d’échapper à un tel embrigadement ?

À dix-huit ans, Maude a réussi à quitter la prison de son enfance. Puis, au terme d’un long travail, à conquérir sa liberté.


Extrait

Linda

Quand j’arrive dans la maison, je n’ai pas encore quatre ans. Je porte un manteau rouge. Je sens encore la texture sous les doigts, épaisse et feutrée. Je ne donne la main à personne et personne n’est à côté de moi. Je sens juste mes poings serrés dans mes poches, tirant sur le tissu, comme si je m’accrochais à lui.

Il y a plein de cailloux bruns par terre. Je déteste cet endroit. Je me sens avalée par ce jardin qui me semble sans limites. Et puis il y a cette masse sombre et inquiétante : une maison énorme qui se dresse à ma droite.

Derrière moi, j’entends la lourde grille qui se referme en raclant le gravier. Un krikrikrikrikri déchirant, jusqu’à ce que les deux battants s’entrechoquent. Puis vient le clic de la serrure, suivi du clac de la fermeture totale. Je n’ose pas me retourner. J’ai l’impression qu’un couvercle vient de s’abattre sur moi.

Quand nous sommes seules toutes les deux, ma mère me répète que c’est ma faute si nous avons dû quitter Lille et nous enterrer dans ce trou. Je ne suis pas normale. Il faut me cacher, sinon je serais immédiatement enfermée à Bailleul. Bailleul, c’est l’asile des fous. J’y suis allée une fois, quand mes parents ont embauché une de leurs pensionnaires comme bonne. C’est un endroit effrayant, plein de cris et d’agitation.

C’est vrai, je ne suis pas très normale. À Lille, j’avais de grandes colères pendant lesquelles je me tapais la tête contre les murs. J’étais une boule de volonté indomptable, pleine de joie et de fureur. J’avais mal quand les picots du crépi me rentraient dans le crâne, quand ma mère écrasait ma main dans la sienne ou qu’elle me tirait le bras. Mais je n’avais pas peur. Je me sentais brave, rien ne pouvait me briser.

Pour me « dompter », mon père a fait poser un crépi encore plus rugueux. Ça n’a servi à rien. Dans mes accès de rage, c’est contre ces murs-là que j’allais me cogner. On a dû me recoudre la tête si souvent que mon cuir chevelu est parsemé de points de suture. Ma mère, qui s’égratignait ou abîmait ses robes au passage, était furieuse contre moi.

Depuis que nous vivons dans la maison, je me sens moins forte. Je suis seule. Je ne vais plus à la maternelle. C’est ma mère qui me fait la classe au deuxième étage. Je ne vois plus les ouvriers du garage de mon père qui me faisaient rire. On ne sort presque jamais, on a très peu de visites.

Moi, ce que je veux, c’est aller à l’école, la vraie, là où je peux avoir une maîtresse et des petits camarades. Malgré la terreur que mon père m’inspire, je demande : « Est-ce que je pourrai un jour retourner à l’école ? » Ils me regardent alors comme si je venais de proférer une énormité. Ma mère prend un air dégoûté. Mon père plante durement ses yeux dans les miens : « Est-ce que tu te rends compte que c’est pour toi que j’ai fait faire toutes ces années d’études à ta mère ? Elle en a bavé, crois-moi. Elle a cru qu’elle n’y arriverait pas. Et je l’ai obligée à continuer. Avec les diplômes qu’elle a, elle pourrait enseigner à toute une classe. Toi, tu l’as pour toi toute seule jusqu’au bac. Tu as cette chance, et tu te plains ? »


Revue de presse

Ceci n’est pas, contrairement aux apparences, le énième livre d’une victime miraculée. C’est beaucoup plus et beaucoup mieux…

Le système mis en place (réclusion dans une maison à l’écart de toute influence extérieure ; éducation à base de sévices physiques et psychiques…) est un exemple, à échelle réduite, du totalitarisme…

L’autre intérêt majeur de ce livre, le plaisir de lecture qui permet de passer sur les actes de barbarie, c’est la stupéfiante résistance que Maude développa, dès son plus jeune âge, sa capacité à endurer les épreuves physiques et même à s’en infliger pour mieux reprendre le contrôle d’elle-même ; son souci de garder ses pensées pour elle ; son talent pour développer un monde pour elle seule. (Patrice Trapier — Le Journal du Dimanche du 12 octobre 2014)

L’imagination perverse est sans fond, d’où l’effroi suscité par ce récit autobiographique qui, pour autant, n’est pas un lamento à valeur rédemptrice. « Derrière la grille » est un éclatant traité enfantin de survie en milieu barbare, où un esprit affolé et soumis prend de la force, élabore une stratégie, s’élève, se déploie, s’envole. La lucidité s’y nourrit des livres que la fillette emporte en cachette dans une chambre si froide que le gel, en permanence, est aux fenêtres. Edmond Dantès fut son premier ami ; Jean Valjean, un père aimant ; Quasimodo, son amour. Dostoïevski, bientôt, l’aiderait à planter un drapeau victorieux sur le sordide et à embrasser la vie. (Anne Crignon — L’Obs du 27 novembre 2014)