Jack Ma, le créateur du site Alibaba, est devenu l’homme le plus riche de Chine grâce à son sens commercial et… à ses amis haut placés

Jack Ma, né en 1964, passionné d’anglais, découvre le web lors d’un voyage aux États-Unis

Jack Ma, né en 1964, passionné d’anglais, découvre le Web lors d’un voyage aux États-Unis

Vendredi 19 septembre, à New York, dans le très chic restaurant Cipriani, le gotha financier a fêté la plus grosse entrée en Bourse de l’histoire, celle du géant chinois du web Alibaba. Mais la vraie fête se tenait à 12 000 kilomètres de là, au siège de l’entreprise situé à Hangzhou, près du magnifique lac de l’Ouest. Ivres de joie, des milliers de jeunes employés – 25 ans d’âge moyen –, détenteurs de stock-options généreusement distribuées, découvrent alors qu’ils vont se partager un pactole de 36 milliards d’euros ! Mille d’entre eux se retrouvent même catapultés millionnaires. Jack Ma, vénéré à l’égal d’un Steve Jobs, était déjà une idole pour ses 20 000 employés. Il fait désormais figure de dieu vivant.

Avec une fortune estimée à 19 milliards d’euros, ce self-made-man est aujourd’hui l’homme le plus riche du pays. Superbe revanche pour cet enfant d’une famille modeste et politiquement persécutée. Ses parents, tous deux comédiens de pingtan – art populaire qui mêle musique et chanson de geste –, gagnaient à peine de quoi nourrir leurs trois enfants. Né en 1964, le petit Ma Yun (son vrai nom) doit probablement son gabarit minuscule à la grande famine, fruit des délires maoïstes, qui a fait des dizaines de millions de victimes au tournant des années 1960. Puis, sous la Révolution culturelle, sa famille est étiquetée « droitière », le grand-père Ma ayant eu des liens avec le Kuomintang, les opposants de Mao. Comme tout membre des « cinq classes noires », les Ma, parents et enfants, subiront des brimades incessantes.

Ma Yun refuse de courber la tête. Il compense son poids plume par un caractère flamboyant et batailleur. C’est un chef de bande qui ne recule jamais devant la castagne. Admirateur des bandits redresseurs de torts qui peuplent la littérature chinoise de cape et d’épée, il se lance à corps perdu dans les arts martiaux. Aux bagarres s’ajoutent les corrections infligées par les adultes persuadés qu’il vire « voyou ». Élève très médiocre, nul en maths, il désespère ses parents. Comment sauraient-ils que le cancre et rebelle a déjà trouvé sa voie, celle qui le mènera aux plus belles réussites ? L’adolescent, qui se fait appeler « Jack », s’est en effet pris d’une passion dévorante pour la langue anglaise. À 12 ans, il casse sa tirelire pour acheter une radio et écouter en contrebande Voice of America. Huit ans durant, il file chaque jour à vélo vers le grand hôtel du coin, se proposant comme guide bénévole aux touristes étrangers… Mais s’il veut échapper à l’usine, Jack doit réussir le difficile examen d’accès aux études supérieures. Le cancre doit s’y reprendre à trois fois, mais finit par décrocher une place dans l’université la moins prestigieuse de sa province.

Si je ne suis pas millionnaire à 35 ans, promettez-moi de me tuer

Dans la Chine de l’immédiat après Mao, une telle trajectoire ne peut mener qu’à un emploi subalterne. Mais Jack ne doute pas une seconde de son destin. Les réformes économiques de Deng Xiaoping et le virage libéral ne commencent-ils pas à briser les carcans et ouvrir les horizons ? Décidé à saisir sa chance, Jack Ma lance à ses copains : « Si je ne suis pas millionnaire à 35 ans, promettez-moi de me tuer. »

En 1999, quand il fête ses 35 ans, il n’est pas encore millionnaire. Mais il a découvert le Web lors d’un voyage aux États-Unis, et, bien qu’il soit toujours aussi nul en maths, il a compris d’emblée les possibilités fabuleuses qu’il offre. Avec 40 000 euros recueillis auprès de ses proches, il fonde dans son appartement une startup qui fera de lui, quinze ans plus tard, le plus grand tycoon de Chine.

Contrairement­ aux­ autres­ géants­ chinois, ­qui­ se­ contentent­ souvent­ de­ cloner­ les­ originaux américains,­ Alibaba­ propose­ un­ concept­ nouveau­ :­ une­ plate forme ­de ­commerce ­en­ ligne­ qui met­ en­ contact­ les ­PME ­chinoises­ et­ les ­consommateurs ­locaux­ ou ­étrangers,­ doublée­ d’une sorte de­ PayPal­ conçu­ pour­ éviter ­les ­fraudes. ­Une­ formule­ qui ­fait ­d’Alibaba ­une entreprise extrêmement profitable.­

Ce fameux 19 septembre, Jack Ma ouvre la séance au New York Stock Exchange

Ce fameux 19 septembre, Jack Ma ouvre la séance au New York Stock Exchange

Mais ­malgré­ ses ­80 % ­de­ part­ de ­marché­ et­ ses­ 300­ millions­ de­ clients­ en­ Chine,­ l’increvable ludion ­de ­l’e-commerce ­ne ­court­ pas après­ le­ fric ­: « Si on subordonne tout au profit, on met l’entreprise la tête en bas. Notre souci n° 1, ce sont les besoins de nos clients, le n° 2, ceux de nos employés, et enfin ceux de nos actionnaires. » Pas ­sûr­ que­ de ­tels­ propos­ plaisent ­à ceux qui viennent­ de­ verser­ des­ milliards­ dans­ l’escarcelle­ d’Alibaba.­ Mais­ dans ­un ­pays déboussolé­ par­ la fin­ du­ communisme,­ cet­ «­altruisme­» ­fleure ­bon­ les ­idéaux­ disparus.­

Jack Ma­ sait­ aussi ­répondre ­à ­la­ nostalgie­ des ­grand-messes ­du­ passé,­ tout­ en ­revisitant­ le concept.­ Celles­ qu’il organise annuellement­ sont ­d’un ton­ résolument­ ludique.­ Devant­ la foule­ surexcitée­ des­ « Ali members » réunis­ dans­ un­ stade­ de­ Hangzhou,­ le­ PDG­ brûle­ les planches. ­Il ­est­ parfois ­« crazy­ Jack ­», n’hésitant­ pas­ à­ chanter­ sur­ scène ­déguisé ­en Terminator, ­en chanteur­ pop­ ou­ en­ rock­ star­ façon Lady­ Gaga.­ D’autres­ fois,­ il ­est ­« ­Jack ­le sage ­»,­ qui­ séduit­ ses­ fans­ par­ des­ discours­ colorés pleins ­d’optimisme,­ exaltant ­la­ persévérance,­ la­ confiance­ en­ soi,­ la­ sincérité,­ la­ justice…­ Chaque année,­ lors­ d’une­ cérémonie­ collective­ de­ mariages, ­il ­joue­ aussi ­à­ « ­Jack ­le ­père ­»,­ donnant sa bénédiction ­à des ­couples­ en­ robe ­blanche ­et ­queue-de-pie.­

Il faut être amoureux du gouvernement mais il ne faut pas l’épouser

Quand­ Jack ­Ma ­parle­ de ­ses­ rapports­ avec ­le­ pouvoir,­ il­ utilise ­aussi­ la ­métaphore­ du mariage : « Il faut être amoureux du gouvernement, dit-il­ souvent,­ mais il ne faut pas l’épouser. »­ Pour certains­ analystes,­ il­ est­ en­ réalité­ bien­ plus­ engagé­ avec­ le­ pouvoir­ qu’il­ ne­ veut­ bien le reconnaître. ­De ­nombreux­ «­princes ­rouges­» ­possèdent ­en ­effet­ des ­parts ­de son­ capital,­ ce qui constitue­ un­ «­ risque­ politique­ »­ dont­ les­ investisseurs­ devraient­ se­ soucier.­ Si­ ces ­« alliés » étaient ­pris ­dans ­la­ nasse­ de ­l’actuelle­ campagne­ anticorruption,­ ils­ entraîneraient­ Alibaba­ dans leur chute.­

Un­ économiste chinois ­bien­ renseigné­ dément ­:­« Ne sous-estimez pas Jack Ma. Regardez l’identité de ses associés, vous verrez que tous les clans politiques sont représentés… Si l’un plonge, il reste les autres. D’ailleurs, il a l’appui de Xi Jinping, qui a bien compris le rôle qu’Alibaba, avec ses dizaines de millions de PME inscrites, peut jouer pour revitaliser l’économie chinoise… Jack est devenu incontournable. »


Parution Le Nouvel observateur 25 septembre 2014 – N° 2603