Le porte-drapeau de la dissidence chinoise est aussi poète, philosophe et professeur de littérature. Le voici enfin publié en France.

« Quand un intellectuel s’oppose à un État absolutiste, le premier pas vers la liberté est souvent un pas vers la prison. Je fais ce pas aujourd’hui, ce qui me rapproche d’autant de la liberté ». Tout Liu Xiaobo est contenu dans cette phrase extraite de sa plaidoirie : sa détermination, son courage et surtout son optimisme, là où ce sont plutôt les causes de désespérer qui semblent a priori l’emporter.

Quand un intellectuel s’oppose à un État absolutiste, le premier pas vers la liberté est souvent un pas vers la prison

Publié par ses amis à l’issue du procès qui s’est soldé par une condamnation à onze ans de prison, ce texte révélait une personnalité impressionnante et originale. L’attribution du prix Nobel de la Paix en 2010 a mis en lumière la trajectoire exemplaire d’un militant qui n’a cessé de se battre pour les droits humains en Chine, sacrifiant sa carrière, sa vie familiale, son confort et sa liberté. En mai 1989, alors qu’il était visiting professor à l’Université Columbia à New York, il avait été le seul intellectuel à prendre l’avion pour Pékin afin de participer au printemps des étudiants. La nuit du 3 juin, il avait parlementé avec l’armée et obtenu des étudiants qu’ils évacuent de la place Tian’anmen, évitant un surcroît de boucherie.

Le fauteuil vide de Liu Xiaobo lors de la remise du Prix Nobel de la Paix

Mais le porte-drapeau de la dissidence chinoise est avant tout un intellectuel et un littéraire. Poète, philosophe, professeur de théorie de la littérature, il a publié une dizaine d’ouvrages et des centaines d’articles. Comment sa pensée s’est-elle forgée ? À quelles sources s’est-elle abreuvée ? S’agit-il, comme l’a affirmé la propagande chinoise, d’un esprit faible se parant d’un vernis occidental de pacotille, voire un traître « vendu » aux intérêts « anti-chinois » ?

Longtemps, seuls trois de ses articles étaient disponibles en français. Avec la parution de « La philosophie du Porc » (1), recueil d’une quinzaine de textes sélectionnés par le sinologue et ami de Liu Jean-Philippe Béja, on découvre une pensée forte reposant sur une connaissance solide de la philosophie occidentale comme de la pensée classique chinoise, et des convictions individuelles défendues avec passion.

Deux chocs ont marqué la généalogie intellectuelle de ce combattant. Le premier se produit en 1988, au Metropolitan Museum de New York : il prend subitement conscience qu’au regard des « hauteurs du monde », les débats qu’il avait si fièrement lancés en Chine — et qui avaient eu un tel retentissement dans le microcosme littéraire post-maoïste — étaient « tout à fait insignifiants ». Sans renier l’utilité de la « raison critique » empruntée à l’Occident pour secouer « la décrépitude, la sclérose et l’arriération » de la culture chinoise, dévastée par les délires de grand Timonier, ses séjours dans les campus d’Europe et d’Amérique lui apprennent que la culture occidentale a ses propres impasses, à commencer par une foi disproportionnée en la science et la raison. L’humanité, pense Liu, est encore loin d’imaginer des solutions réellement « créatives » aux problèmes urgents comme l’explosion démographique, la crise énergétique, le déséquilibre écologique, la prolifération nucléaire — sans parler des « souffrances morales » des individus et des « limites de la nature humaine »

Le « fils rebelle de la société chinoise » qui choisit en 1989 de quitter le confort des campus américains pour plonger dans l’histoire en marche à Pékin a donc perdu sa foi naïve dans une modernité occidentale fantasmée comme « l’étoile salvatrice de la Chine ». Et c’est là, le 4 juin précisément, lors de l’écrasement dans le sang du printemps de Pékin, qu’il va connaître le deuxième grand choc de sa vie. Choc moral cette fois, dont l’empreinte reste visible dans les textes qu’il écrit des années plus tard. Lui, l’intellectuel « arrogant », l’iconoclaste de la pensée, le pourfendeur des idées reçues, découvre bouleversé l’héroïsme des « masses » qu’il avait jusqu’alors tendance à considérer avec une certaine condescendance, brocardant leur souplesse d’échine et leur matérialisme vulgaire. Ces gens simples n’ont pas hésité à défendre leurs choix au prix de leur vie. Pour Liu Xiaobo, c’est une révélation et une lueur d’espoir — l’espoir que la Chine n’est pas intrinsèquement pervertie par le despotisme. « Si tragique que soit l’échec du 4 Juin, il a tout de même révélé la bonté, le sens de la justice et l’esprit de sacrifice des gens ordinaires », écrit-il. C’est à ces « âmes perdues » de 1989 qu’il dédiera le prix Nobel de la Paix décerné en 2010.

Comparé à cette noblesse et ce courage, l’évolution des « élites » après 1989 lui semble encore plus écœurante. Liu n’a pas assez de mots durs pour décrire « l’abrutissement et l’amnésie » qui caractérisent « la philosophie du porc » dans laquelle se vautrent les nantis. Choyés par un système passé maître dans l’art d’« acheter les âmes », ils déploient des trésors d’ingéniosité pour éliminer tout idéal, toute morale, toute spiritualité, au nom de la primauté de l’économie. Pour Liu, la Chine d’aujourd’hui, baigne toute entière dans cette « indignité hideuse née de l’union de la terreur, de la lâcheté et de la cupidité ».

(1) « La philosophie du Porc », traduit par Jean-Philippe Béja, Éditions Bleu de Chine (Gallimard), 520 pages, 26 €