De plus en plus nombreux, les protestants font peur au régime de Pékin. Ils sont médecins, avocats, professeurs, parfois membres du Parti. Ils comptent dans leurs rangs de nombreux défenseurs des droits de l’homme. Chaque semaine, la police chinoise les arrête par dizaines. Mais, pour leur foi, ils sont prêts au martyre

À Pékin, en octobre 2010. Des membres de Shouwang attendent le début de l’office du dimanche

À Pékin, en octobre 2010. Des membres de Shouwang attendent le début de l’office du dimanche

Voici presque deux mois qu’on les voit arriver chaque dimanche à 8h30 tapantes, sur cette vaste place peu accueillante du quartier des universités à Pékin, avec sur le visage une curieuse expression d’hésitation et d’audace. Jeunes filles frêles en jeans et queue de cheval, couples de quadras bien mis, messieurs distingués ayant l’air de profs à la retraite, etc. À peine font-ils mine de se regrouper que des policiers en tenue anti-émeute se précipitent sur eux. Ils se laissent alors embarquer sans opposer de résistance. Dans le bus qui les emmène au poste, ils ouvrent leur missel et entonnent en chœur des cantiques.

Nous n’avons pas d’arrière-pensée politique, nous ne sommes pas opposés au gouvernement

Ces individus qui défient chaque semaine l’impressionnant déploiement de sécurité sont des protestants appartenant à Shouwang, la plus importante, la plus emblématique des Églises dites « domestiques » de Pékin. Farouchement indépendants, refusant de se laisser absorber par l’Eglise officielle, appelée aussi « patriotique » et qui est entièrement sous la coupe du gouvernement, ces groupes autonomes de convertis se réunissent chez les uns ou les autres ou dans une banale salle de réunion louée pour l’occasion. Ils élisent leur pasteur, ainsi que le petit comité d’« anciens » chargés de diriger l’église, et se consacrent avec ferveur à la vie de leur communauté. « Nous n’avons pas d’arrière-pensée politique, nous ne sommes pas opposés au gouvernement, affirmait récemment un responsable de Shouwang aujourd’hui assigné à domicile et impossible à approcher. Nous ne voulons qu’une chose : vivre librement notre foi. »

Pourquoi, alors, les autorités s’acharnent-elles sur Shouwang ? Chaque semaine, plusieurs dizaines de fidèles sont emmenés. Depuis le début du mouvement de protestation, plus de 300 d’entre eux ont été questionnés par la police, pressurés pour leur faire signer un désaveu de leur guide spirituel, avant d’être en général relâchés. Six responsables sont en revanche en résidence surveillée depuis le début des incidents, il y a sept semaines, et le bruit court qu’ils seront bientôt jetés en prison. Selon Bob Fu, responsable de l’ONG américaine China Aid qui suit de près le sort des protestants de Chine, Pékin a toujours vu d’un très mauvais œil l’émergence de quelque groupe organisé que ce soit.

Nous ne nous sommes pas tournés vers le Seigneur pour nous retrouver avec des prétendus pasteurs qui sont en réalité des fonctionnaires aux ordres des athées du PC !

Fondé en 1993 par le charismatique pasteur Jin Tianming, à l’époque jeune ingénieur chimiste diplômé de la prestigieuse université Tsinghua, Shouwang a vu le nombre de ses fidèles passer de 10 à 1 000 personnes en quinze ans. Résultat : l’église n’a cessé de subir le harcèlement des autorités, qui l’ont contrainte à déménager une vingtaine de fois. « Deux autres raisons se sont ajoutées à une date récente, précise Bob Fu. D’abord, le fait que Shouwang ait préparé l’envoi de 200 délégués venus de toute la Chine à la conférence internationale du mouvement évangélique qui devait se tenir en Afrique du Sud. » Alarmées par cette capacité de coordination entre églises domestiques et cette volonté d’apparaître comme les représentants légitimes du protestantisme chinois, les autorités ont empêché tous les délégués de se rendre au Cap. « Là-dessus, les “révolutions du jasmin” ont éclaté. Craignant la contagion, Pékin a décidé de casser Shouwang. »

En 2010, les fidèles avaient recueilli assez de dons pour acheter pour 6 millions de dollars tout un étage d’un building dans le quartier des universités. Mais la vente a été annulée sous la pression des autorités et Shouwang a dû se rabattre sur une grande salle de réunion louée dans un restaurant branché. Au bout de quelques mois, le bail a été à son tour dénoncé, pour les mêmes raisons, et la voilà de nouveau à la rue. « Ils veulent nous obliger à nous fractionner ou, mieux, à nous dissoudre au profit de l’Église patriotique, affirme une fidèle d’un ton scandalisé. Nous ne l’accepterons jamais. Nous ne nous sommes pas tournés vers le Seigneur pour nous retrouver avec des prétendus pasteurs qui sont en réalité des fonctionnaires aux ordres des athées du PC ! »

Avec ses 40 groupes de lecture biblique, sa chorale, son catéchisme, ses fidèles tous issus de la nouvelle bourgeoisie – professeurs, médecins, avocats, étudiants, voire des membres du Parti – et les dizaines de nouveaux convertis amenés chaque mois par ses adeptes, Shouwang (« vigie », en français) est aux yeux du régime le symbole le plus redoutable de la nouvelle vague de conversions qui balaie la Chine. Urbaine, éduquée, aisée, dégoûtée des resucés « rouges » servis par la télévision, revenue même du culte de la consommation, la nouvelle classe privilégiée tentée par le message du crucifié risque d’entrer en dissidence morale contre un pouvoir perçu comme dénué d’âme.

Je pense que le christianisme deviendra la religion principale, pas la seule

religions-en-chineLes chiffres sont révélateurs. En 2006, 31 % des Chinois interrogés par un institut de sondages pratiquaient une religion, soit trois fois plus que les statistiques officielles. Sur ce total stupéfiant de 300 millions de croyants, deux tiers se réclament de doctrines traditionnelles comme le bouddhisme ou le taoïsme. Le dernier tiers, soit 100 millions de personnes, correspond à l’avancée vertigineuse du christianisme. Un rapport confidentiel qui a fuité la même année porte même ce total à 130 millions, dont les quatre cinquièmes seraient protestants. Comparés aux 5 millions de chrétiens répertoriés au moment où Mao prend le pouvoir en 1949, les chiffres ont été multipliés par 25 en 60 ans. Avec 7 % à 10 % de la population, le christianisme représenterait donc la deuxième religion chinoise !

Quelle revanche après les décennies de persécutions sanglantes infligées sous Mao à cette doctrine « étrangère » accusée d’être au service de l’impérialisme capitaliste. Le christianisme s’est désormais acclimaté et n’apparaît plus autant comme une étrange croyance venue d’ailleurs. Pour les millions de nouveaux adeptes, la Chine sera chrétienne d’ici à deux ou trois décennies. « Je pense que le christianisme deviendra la religion principale, pas la seule », tempère le juriste et historien Fan Yafeng, l’un des penseurs du mouvement de conversion, aujourd’hui soumis à une lourde surveillance. Dans une interview récente, il nous expliquait que le PC, en éradiquant les religions autochtones, avait involontairement ouvert la voie à la conversion des élites. « Mais n’oublions pas que ce sont les paysans, jadis évangélisés par des pasteurs étrangers, qui ont su garder la flamme malgré une terrible répression. Ils sont devenus missionnaires à leur tour dès que cela a été possible. Dans les années 1980, ils ont réussi à convertir jusqu’à 80 % des habitants de certains districts du Henan et du Zhejiang. »

Nous sommes pour une séparation nette entre la religion et la politique, mais sans renoncer à la force du lien avec Dieu

C’est sur ce terreau que les intellectuels en quête d’âme ont pu s’appuyer. Mais en bons mandarins, méfiants vis-à-vis d’une dévotion trop émotionnelle, ils se sont tournés d’abord vers les sources théoriques, traduisant à tour de bras saint Augustin ou Calvin. Ils ont fini par porter leur choix sur la doctrine du grand réformateur genevois. « C’est celui qui nous permet le mieux de comprendre les rapports entre la foi individuelle et la société », explique Yu Jie, autre penseur protestant et opposant connu. « Nous sommes pour une séparation nette entre la religion et la politique, mais sans renoncer à la force du lien avec Dieu. Comment vivre sa foi au sein de sa famille, dans sa profession et dans la société ? Calvin a beaucoup réfléchi à ces questions, et c’est lui qui nous guide aujourd’hui. »

Nous voulons offrir à cette société malade de haine un modèle d’évolution fondé sur l’amour et le pardon

C’est en tout cas un certain christianisme engagé que ces intellos ont acclimaté à la Chine. L’important mouvement de défense des droits civiques qui joue depuis quelques années un rôle central dans l’émergence de la société civile en est partiellement issu. Ce n’est pas un hasard si la moitié des avocats qui se battent courageusement pour défendre les victimes des innombrables abus sont des convertis de fraîche date. C’est dans la notion d’amour, absente de l’héritage philosophique traditionnel, qu’ils puisent l’énergie et l’idéal de leur action. « Nous voulons offrir à cette société malade de haine un modèle d’évolution fondé sur l’amour et le pardon », affirme Yu Jie.

C’est aussi ce dont sont fermement convaincus les fidèles de Shouwang, et ce pour quoi ils sont prêts à aller jusqu’au martyre. Alarmées par l’aggravation de la répression, une vingtaine d’églises domestiques de différentes provinces viennent de se solidariser publiquement avec leurs frères pékinois dans une lettre ouverte adressée à l’Assemblée nationale populaire. Pas étonnant que l’État le plus policier du monde n’y voie que subversion.

Les convertis de Tiananmen

Yuan-Zhiming

Yuan Zhiming

Le mouvement de conversion des intellectuels chinois a commencé hors de Chine. Ce sont en effet les vaincus de Tiananmen qui ont été les premiers à se tourner en masse vers le christianisme, après avoir trouvé refuge en Europe ou aux États-Unis. Ébranlés par le massacre auquel ils venaient d’assister, rongés de culpabilité, déracinés, désenchantés, ils sont nombreux à avoir trouvé un sens et une consolation dans la doctrine du Christ.

Le récit le plus poignant de cette mutation a été donné par Yuan Zhiming, l’un des intellectuels les plus en vue du mouvement de Tiananmen, dont les sermons, regroupés sur un DVD intitulé « Pourquoi je crois en Jésus », font un tabac en Chine.

Sur les vingt et un leaders les plus recherchés en 1989, un bon tiers s’est converti au protestantisme. Plusieurs sont même devenus pasteurs d’importantes communautés chinoises d’outre-mer. Leurs revues, envoyées en Chine sous forme de fichiers informatiques et réimprimées sur place, font les délices des néophytes. Leurs théologiens viennent discrètement donner des sessions de formation aux futurs pasteurs. Leurs finances permettent de soutenir les activités de propagation de la foi et de secourir les victimes de la répression. Les proscrits de Tiananmen n’ont pas renoncé à transformer la Chine mais, cette fois, c’est son âme qu’ils veulent sauver.

Parution Le Nouvel Observateur 26 mai 2011 — N° 2429


Version traduite en anglais par Wordcrunch :

China: christian groups draw professional elites and social activists, and put authorities on red alert 

The Shouwang Church and other Protestant Christian groups have a potentially powerful mix of Calvinist ideology, social activism and influence among China’s educated elite — even members of the ruling Communist party.

By Ursula Gauthier

BEIJING – Every Sunday at 8:30 a.m. sharp, you see them coming to the unwelcoming square in the middle of the university neighborhood in Beijing. Skinny young girls dressed in jeans and wearing ponytails, elegant couples in their 40s, distinguished men that look like retired teachers: they all gather here with a funny mix of hesitation and bravery on their faces. Minutes later, the anti-riot police intervene and arrest them without encountering any resistance. On the bus that takes them to the police station, they open their prayer book and start singing liturgical songs.

The people who so bravely defy the formidable security forces every week belong to the Protestant Shouwang church, the biggest and best known “house” church in Beijing. Shouwang means “to keep watch” in Mandarin. Notoriously independent, they refuse to let themselves be absorbed by the official “patriotic” church, which sits entirely in the government’s fold. This autonomous group of worshippers holds their services at one of their member’s homes, or in a simple conference room rented especially for the occasion.

The devotees elect their ministers – the members of the small “elders” committee charged with governing the church – and they are deeply dedicated to the life of their community.

“We have absolutely no political agenda, and we are not opposed to the government,” a Shouwang official who is now under house arrest recently said. “We only want one thing: to freely practice our religion.” 

So why are the Chinese authorities so dead set against the church? Several dozen Shouwang devotees are detained every week. Since the beginning of the civil disobedience movement, more than 300 of them have been questioned by police and pressured into signing a disavowal of their spiritual guide before being eventually freed. Six Shouwang members have nevertheless been assigned to house arrest in recent months, with rumors circulating that they’ll soon be thrown in jail.

According to Bob Fu from China Aid, an American NGO which focuses on the life of China’s Christians, Beijing has always had a very bad opinion of organized groups, whatever they might be.

Founded in 1993 by the charismatic minister Jin Tianming, who was then a young chemical engineering graduate of the prestigious Tsinghua University, the number of Shouwang devotees has grown from 10 to 1,000 over the past 15 years. This has attracted the ire of the authorities, who have constantly harassed them and even forced them to change headquarters more than 20 times.

“Two recent events explain the government’s attitude,” says Bob Fu. “First, there was the fact that in 2010 Shouwang was preparing to send 200 delegates from around the country to the international evangelical conference in South Africa.” 

Alarmed by their capacity to coordinate and their desire to present themselves as the legitimate representatives of Chinese Protestantism, the government banned the delegates from leaving the country. “And then the ‘jasmine revolutions’ started. Fearing [the Arab world’s revolutionary spirit] would spread, Beijing decided to break Shouwang down,” says Fu.

In 2010, Shouwang worshippers managed to gather $6 million in donations. The money would have bought them an entire floor of a building in the university neighborhood. But the sale was cancelled under pressure from authorities. The church had to settle instead for a big conference room, rented from a posh restaurant. Several months later, that contract was cancelled as well, for the same reasons, leaving the devotees without any roof over their heads.

“They would like to split us up, or, even better, dissolve us altogether,” says one of the Shouwang worshippers. “We will never allow that to happen. We have not turned ourselves to the Savior to find ourselves listening to so-called ministers who are bureaucrats in reality and who follow the orders of the Communist Party’s atheists!” 

With its 40 Biblical reading groups, choir, catechism, its faithful (typically members of the new bourgeoisie – professors, doctors, lawyers, students, and even Party members), Shouwang gains dozens of new converts each month. For the regime, it is the strongest symbol of the wave of religious conversion that has swept over the country of late. Urban, educated, disgusted by the “red” discourse served by the media, and fed up even with the cult of consumerism, the new, Christ-conscious Chinese upper class is on a moral collision course with a government that it perceives as soulless.

The numbers speak for themselves. A survey conducted in 2006 suggests that about 300 million Chinese (31% of the population) practice a religion. Government estimates put that number far lower. Among Chinese religious practitioners, two-thirds declared themselves Buddhists or Taoists. The remaining third (100 million people) are Christians.

A leaked report dating from the same year suggests that the real number of Chinese Christians is closer to 130 million – up from just 5 million in 1949 when Mao came to power. Roughly four-fifths are Protestants. In the past 60 years, in other words, the number of Chinese Christians has multiplied by a factor of 25. They now make up between 7%-10% of the population, meaning that Christianity is quite possibly the second religion in China.

The growth of Christianity is all the more remarkable considering it occurred despite decades of bloody persecution under Mao, who viewed the religion as a “foreign” doctrine used to serve the interests of capitalist imperialism. Christianity has now adapted to the local realities and is no longer seen as a strange faith imported from elsewhere. Millions of new devotees are convinced that China will become Christian in a matter of two or three decades.

“I believe Christianity will become the main religion, but not the only one,” says historian Fan Yafeng. A specialist on the Chinese conversion movement, Yafeng is now under close surveillance. In a recent interview, he told Le Nouvel Observateur that by eradicating local religions, the Communist Party had involuntarily made conversion easier for the country’s elite.

“Still, we should remember that the peasants, who were once converted to Christianity by foreign-born ministers, are the ones who managed to keep the flame alive despite facing terrible repression,” says Yafeng. “As soon as they could, they became missionaries themselves. In the 1980s, they converted up to 80% of the inhabitants of certain districts in Henan and Zhejiang.” 

So when the intellectuals started looking for a spiritual outlet, they had all this groundwork they could rely on. Suspicious of an overly emotional faith, they first focused their attention on theoretical sources, translating the works of Saint Augustine or Calvin, whose doctrine they eventually chose.

“(Calvin) allows us to understand the links between individual faith and society better than anyone else,” says Yu Jie, another well-known Protestant thinker and dissident. “We support the idea of a clear distinction between religion and politics, but without making any concessions on our relationship with God. How does one best practice their faith within their family, at work and in the society? Calvin thought a great deal about this questions and he is the one guiding us today.” 

It seems clear that the Christianity now being promoted by intellectuals such as Yu Jie is having an influence on China’s recent civil rights movement. More than half of the lawyers bravely fighting on behalf of victims of various abuses are recent Protestant converts. It is from the notion of love, absent from their country’s traditional philosophical heritage, that they draw the energy and ideals necessary for their actions. “We want to give this society, which is sick with hatred, an evolution model based on love and forgiveness,” says Yu Jie.

Alarmed by the escalating crisis, approximately 20 “house” churches from different provinces have recently declared their support to their Beijing brothers in an open letter addressed to the Popular National Assembly. No wonder that the world’s biggest police state is spooked.