Alors que débute l’Année de l’Arménie en France, l’historien Raymond H. Kévorkian qui a eu accès à des archives inédites publie une somme sur le génocide de 1915.

Jeunes-Turcs et Arméniens, camarades d’exil et de lutte

Comment l’Empire ottoman a-t-il fini, malgré son expérience ancestrale de la diversité ethnique et de la cohabitation culturelle, à accoucher d’un génocide ? La plupart des historiens évoquent la situation internationale : l’extermination des Arméniens en 1915-1916 serait la conséquence du déclin de l’Empire en proie aux menées des grandes puissances, à la montée des nationalismes et aux menaces de démembrement.

Les Unionistes imposent leur dictature et décident d’exterminer la population arménienne, dirigeants politiques compris, sans égards ni reconnaissance pour l’aide décisive qui leur a permis de conquérir le pouvoir

J’ai préféré mettre l’accent sur un aspect moins connu, mais décisif : la politique intérieure ottomane, et en particulier l’évolution des élites libérales jeunes-turques et arméniennes. À la fin du XIXe siècle, ces deux groupes sont engagés dans des échanges intenses. Opposants politiques en exil, ils hantent les cafés du Quartier Latin à Paris. Ils veulent réformer le régime, se débarrasser du sultan Abdul-Hamid, moderniser la société et parer au délitement de l’Empire. Malgré leur sourd antagonisme, les révolutionnaires des deux bords optent pour la coopération.

Les Arméniens ont beaucoup à offrir à leurs camarades d’exil. Organisés de longue date, solidement enracinés dans l’arrière-pays anatolien (l’Arménie historique), ils connaissent le terrain infiniment mieux que les militants turcs. La plupart de ces derniers, originaires des régions périphériques (Caucase, Balkans, Salonique), n’ont frayé qu’avec des milieux européens ou cosmopolites. Sans réseaux en Asie Mineure, ils doivent recourir aux différents Comités arméniens (socialistes, démocrates, libéraux, etc.) qui les aident à structurer leurs partis, à les financer, à s’implanter dans le pays profond, à s’évader en cas d’arrestation, et surtout à mener une agitation politique qui finira par leur ouvrir le chemin du pouvoir en 1908.

Dans les années cruciales qui précèdent l’entrée en guerre, les deux groupes sont près de fonder ensemble un État. Mais dès la guerre, les défaites militaires et la radicalisation nationaliste aidant, les Unionistes imposent leur dictature et décident d’exterminer la population arménienne, dirigeants politiques compris, sans égards ni reconnaissance pour l’aide décisive qui leur a permis de conquérir le pouvoir.

Le sanctuaire turc

L’organisation révolutionnaire secrète des Jeunes-Turcs se mue rapidement en parti-Etat dictatorial : le Comité Union et Progrès (CUP). Les pratiques internes de l’Organisation spéciale (émanation du Comité central chargée de l’exécution du plan génocidaire) restent opaques. Ces deux organisations sont les véritables auteurs de la destruction des Arméniens ottomans. Leurs archives, sans doute partiellement conservées à Ankara, ont officiellement « disparu » à la fin de la Grande guerre. En revanche, la construction de l’idéologie du CUP et sa dérive vers un ethno-nationalisme dur est connue grâce aux travaux récents de Sükrü Hanioglu, qui a eu accès aux archives personnelles d’un personnage clé du système jeune-turc, Bahaeddin Sakir.

L’élément central de cette idéologie est le darwinisme social dont les Unionistes se sont imprégnés lors de leur exil occidental. Selon cette théorie, les sociétés, les ethnies, les « races », sont engagées, comme les espèces, dans la lutte pour la survie, les plus « fortes » devant inéluctablement écraser les plus faibles. Ces conceptions ont servi, ailleurs, à justifier le colonialisme, le racisme, l’eugénisme, le fascisme puis le nazisme. Les Jeunes-Turcs sont le premier groupe politique darwiniste-social à accéder au pouvoir, avant Mussolini. Ils jouent un rôle précurseur dans la mise en pratique de la doctrine, avec cette particularité que leur action délaisse les théories raciales : forgées par les Européens, ces conceptions classent en effet les Turcs tout en bas de la hiérarchie…

Les Unionistes choisissent de valoriser le monde turc : l’Asie centrale dont ils viennent ; l’Asie mineure qu’ils instituent comme leur « sanctuaire ». Ils ont la certitude, héritée des Ottomans, de la supériorité de leur civilisation. Le « bon » modèle qui prend corps peu à peu, est celui du Turc sunnite (critère encore valable aujourd’hui). Tout groupe qui s’en écarte est suspect. Il faut s’assimiler, se turquifier, sous peine d’être perçu comme un ennemi intérieur.

Bâtir un empire moderne

Les Unionistes se donnent deux missions : bâtir la nation turque et moderniser la société. La première, pour ces darwinistes-sociaux, ne peut se concevoir sans l’homogénéisation ethnique de l’espace. Il faut donc se débarrasser de deux groupes chrétiens, les Grecs et les Arméniens, dont les territoires historiques coïncident, pour leur malheur, avec le « sanctuaire national ». Dans un premier temps, le projet vise le déplacement de ces populations, non leur annihilation. Il s’agit de remplacer l’ancien système multi-ethnique et pluri-culturel par un État-nation réservé à la seule composante turque.

Quant à la modernisation, elle nécessite la création d’une vraie classe moyenne. Or, sous les Ottomans, les fonctions économiques et commerciales, considérées comme méprisables, ont été laissées aux groupes dominés, les élites turques se réservant les postes de militaires et de fonctionnaires. Les idéologues unionistes conçoivent donc un projet simple et brutal : créer de toutes pièces une classe d’entrepreneurs turcs en faisant main basse sur les biens grecs et arméniens. Ce projet est mis en œuvre dès 1914, d’abord contre les Grecs des rives de la mer Égée, chassés vers la Grèce et immédiatement remplacés par des réfugiés musulmans ayant fui les territoires européens perdus par l’Empire. L’étape suivante devait conduire à la relocalisation des Arméniens dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie, et à la captation de leurs biens. L’entrée en guerre en 1914 et les premiers revers militaires transformeront ce projet de déportation en instrument de destruction massive.

Ces transferts de populations s’inscrivent dans un plan plus ambitieux qui vise à rétablir une continuité géographique avec les régions turcophones du Caucase, avec à terme l’espoir de récupérer toutes les anciennes possessions de l’Empire. C’est ce rêve qui motive l’offensive turque sur le front russe en plein hiver 1914. L’échec cinglant essuyé par les forces ottomanes signe la fin de ces ambitions. Frustrée, l’aile dure du CUP se recentre sur la mission d’unification turquiste du « sanctuaire ». Ce moment peut être précisément daté, entre le 22 et le 25 mars 1915, et constitue le point de départ de l’extermination des Arméniens.

La machinerie génocidaire

L’historiographie du génocide arménien a longtemps laissé de côté le témoignage des victimes, tenu pour peu fiable. Or, ces sources peuvent être confrontées d’une part aux dépêches des nombreux consuls et missionnaires de pays alliés ou neutres présents sur les lieux. D’autre part aux archives ottomanes (publiées en 1995 à Ankara) relatives au traitement des Arméniens de 1915 à 1920. Bien que partielles, ces dernières permettent de recouper les récits des rescapés. J’ai exploité deux fonds, respectivement conservés au Patriarcat arménien de Jérusalem et à la Bibliothèque arménienne Nubar de Paris, au total dix mille pages de matériaux manuscrits, qui fournissent un tableau saisissant du processus génocidaire tel qu’il est vécu par les déportés.

L’exploitation de ce corpus unique m’a permis de descendre, région par région, au niveau de la micro-histoire : j’ai pu recenser les exécutions sommaires, préciser les dates de départ et la composition de tous les convois de déportés, retracer leurs itinéraires, localiser les sites-abattoirs vers lesquels ils ont été orientés, identifier les fonctionnaires civils et militaires, les notables locaux qui ont participé aux massacres ou qui en ont tiré profit. J’ai pu établir une liste de près de 2000 noms de bourreaux, région par région. L’action simultanée des institutions officielles, qui se chargent de la partie administrative de la destruction (liste de déportés, organisation des convois, captation des biens « abandonnés »), et de l’Organisation spéciale qui gère les sites-abattoirs et exécute les massacres, forme l’élément central du système mis en place par le Comité jeune-turc.

Le meurtre des Arméniens apparaît, c’est une spécificité, comme étroitement imbriqué à la construction de la nation turque

Une telle reconstitution détaillée permet de mieux comprendre certains mécanismes mis en œuvre, comme par exemple la sélection des catégories d’Arméniens épargnés afin de contribuer au programme de turcisation : enfants en bas âge, jeunes filles ayant un certain niveau d’instruction, étaient destinés, après leur « conversion » à l’islam, à « renforcer » la nation, à moderniser la famille et la société turques. Ainsi, l’idéologie des Unionistes relève plus d’un racisme contre l’identité collective d’un groupe que d’un rejet biologique individuel tel que le pratiquera plus tard le régime nazi. Le meurtre des Arméniens apparaît, c’est une spécificité, comme étroitement imbriqué à la construction de la nation turque.

La captation des biens, qui constitue le pan économique du génocide, a profité aux notables locaux, souvent membres des clubs jeunes-turcs, mais aussi à toutes les couches de la société. L’examen géographique des faits révèle enfin une autre constante : les Arméniens des provinces orientales sont massacrés sur place, tandis que ceux d’Anatolie occidentale sont effectivement déportés vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie, dans des camps de concentration.

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Un génocide en deux phases

Une vingtaine de camps de concentration établis surtout en Syrie constitue le cadre d’une seconde phase du génocide, longtemps restée inconnue des chercheurs. Plus d’un demi-million de personnes y sont exécutées à partir de mars 1916, probablement à la suite d’une seconde décision du Comité central jeune-turc. Cette seconde phase est encore plus révélatrice de la volonté génocidaire, car l’argument sécuritaire ne peut être invoqué pour légitimer le massacre systématique d’une population de femmes et d’enfants.

La filiation entre Jeunes-Turcs et Kemalistes

Après la défaite, les Jeunes-turcs sont obligés de s’effacer devant les partisans de Mustafa Kemal. Repliés en Anatolie, les cercles unionistes sabotent pourtant efficacement les procès des auteurs des crimes commis contre les Arméniens. La plupart des grands responsables du génocide sont élevés au rang de héros nationaux. Certains d’entre eux font partie du cercle restreint qui crée la Turquie contemporaine aux côtés de Mustafa Kemal au début des années 20. En mettant en avant le héros de la guerre de défense nationale, ces criminels réussiront à se maintenir dans les rouages d’un État qui continue à nier son passé.

Propos recueillis par Ursula Gauthier. Photos Armin T. Wegner


L’historien Raymond H. Kévorkian est directeur de recherche à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris-VIII et directeur de la Bibliothèque arménienne Nubar de Paris. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur l’histoire moderne et contemporaine de l’Arménie. Il publie le 14 septembre chez Odile Jacob : « Le Génocide des Arméniens ».


Parution Le Nouvel Observateur N° 2183 — 7 septembre 2006