Une avocate turque, Fethiye Çetin, raconte le génocide tel que sa grand-mère l’a vécu. Un récit bouleversant
Il n’est pas rare qu’un inconnu, l’air bouleversé, aborde Fethiye Çetin dans la rue : « Vous êtes bien l’auteur du “Livre de ma grand-mère” ? Oh, merci d’avoir écrit ce livre. Moi aussi, je me pose des questions sur ma grand-mère. Comment se fait-il qu’elle n’ait eu aucun parent, aucune famille, qu’elle ait été seule au monde ? »
Depuis la parution de ce récit en 2003, ils sont des milliers, en Turquie, à s’interroger sur le visage caché de leur aïeule, à prendre soudain conscience du silence vertigineux dans lequel elles se sont ensevelies, ne soufflant mot de leur vie « d’avant », leur famille massacrée, leur blessure ouverte. Celle de Fethiye Çetin s’est aussi longtemps tue. Puis, à 70 ans passés, elle a soudain demandé à sa petite fille devenue avocate de rechercher sa famille émigrée aux États-Unis. Oui, elle avait un père parti avant la guerre de 14, une mère et une sœur qui avaient survécu à l’atroce déportation à travers les déserts de Syrie. Et devant sa petite-fille atterrée, elle avait bribe par bribe raconté l’irracontable. Son enfance dans un village arménien, puis, à neuf ans, l’irruption du malheur, les gendarmes emmenant tous les mâles de plus de 16 ans, attachés deux par deux, leurs corps égorgés découverts dans une vallée voisine, le départ du convoi misérable des femmes et des enfants vers les montagnes arides, sa grand-mère contrainte de noyer deux petits enfants épuisés par la marche, avant de se jeter elle-même dans le Tigre – sous un pont que Fethiye avait si souvent emprunté en ignorant tout de ce cauchemar. Les enfants « donnés » en route aux badauds, ou plus souvent enlevés par des cavaliers guettant le passage des convois pour y prélever femmes à violer, jolies filles à marier ou bébés à adopter… Impossible de chiffrer le nombre de ces survivants, des femmes pour la plupart, converties de force à l’islam, prostituées ou mariées selon le bon vouloir de leur « sauveur », contraintes d’oublier leur langue, leur religion et jusqu’à leur prénom afin de mêler leur sang au sang de leur nouveau maître – parfois celui-là même qui avait fait périr leurs parents.
Par chance, le grand-père de Fethiye Çetin n’était qu’un enfant au moment de ces sanglantes orgies, et il fut toute sa vie un mari respectueux, voire admiratif. C’est peut-être ce qui a permis à Fethiye d’accepter la terrible révélation sans fuir dans le déni, de surmonter la honte intime de se découvrir descendante d’Arméniens – longtemps une insulte en turc –, ceux qu’on appelle « les restes de l’épée », de partager la douleur sans se laisser submerger par la haine. Mais elle a dû à son tour traverser l’épreuve du silence, trente ans avant de pouvoir rendre public son récit intime.
Il a fallu sans doute attendre que la société turque soit au moins partiellement mûre pour une remise en cause à coup sûr déchirante, tant le débat est crispé sur des querelles de chiffres (300 000 selon les historiens officiels, au moins un million selon les chercheurs indépendants). Depuis quelques années, une poignée d’intellectuels, Orhan Pamuk en tête, contestent courageusement le négationnisme officiel, malgré les huées et les menaces. Fethiye Çetin, elle, a déclenché l’impensable : une vague d’empathie, des larmes de compassion, la stupeur après le refoulement, l’exigence de renouer avec un passé méconnu. Et d’abord pour tous les enfants du silence. Selon les historiens, ils seraient deux millions à compter une grand-mère muette dans leur généalogie. Fethiye Cetin a commencé à recueillir leur récit. Son prochain ouvrage s’intitulera : « Le livre des petits-enfants ».
Le livre de ma grand-mère, Éditions de l’Aube, 2006, 14,60 €
Née en 1950 à Maden, Fethiye Çetin a été arrétée par la junte militaire en 1980. Elle est emprisonnée pendant trois ans à Ankara. Avocate, elle est une militante active des droits de l’homme en Turquie.
Parution Le Nouvel Observateur 6 juillet 2006 — N° 2228