Sa sagesse se répand sur tous les continents, bien loin du bassin du Gange où il a prêché. De l’Éveil au nirvana en passant par la compréhension du karma et du samsara, le chemin de l’Éveillé fascine. Mais qui était l’homme qui devint le Bouddha ? Pourquoi a-t-il décidé d’arpenter les voies du salut dans l’Inde du Ve siècle avant notre ère ? Et comment a-t-il bâti sa doctrine et son ordre ? Les indianistes et les bouddhologues du monde entier scrutent les canons, croisent les différentes traditions spirituelles et interprètent les innombrables récits de sa vie. Ils tracent le portrait étonnant de Siddharta Gautama, qui fut prince, ascète puis prédicateur

bouddha-et-ses-fidèles

Siddharta Gautama fut-il ce prince béni des dieux élevé dans le luxe, la volupté et les plaisirs que décrivent certains récits canoniques ? Nous avons peu d’éléments qui nous permettent d’en juger. Mais la plupart des textes sacrés racontent que le jour de ses 29 ans il décide de quitter son palais, sa femme, son fils nouveau-né, ses compagnons. Le roi son père, qui refuse de perdre son héritier, lui a envoyé des courtisanes pour le divertir. Tard dans la nuit, le prince se réveille en sursaut. Ces corps enchevêtrés, à moitié dénudés parmi les instruments de musique en désordre, ressemblent à un amoncellement de cadavres. Le palais lui fait l’effet d’un cimetière glacé. Vite, partir, loin de ce faux bien-être, de ce bonheur trompeur, pour se consacrer aux questions vitales qui le hantent.

Il jette un dernier regard à la princesse et au bébé endormis, et enfourche son cheval. Les dieux sont de la partie. Les gardes et la ville tout entière sont plongés dans un profond sommeil, les portes tournent d’elles-mêmes sur leurs gonds, le bruit des sabots est étouffé… À l’aube, à l’orée d’un bois, le prince renvoie le cheval et l’écuyer. De son glaive, il tranche sa longue chevelure – les dieux s’en emparent aussitôt pour en faire des objets de dévotion. Puis il échange ses brocarts contre les haillons d’un pauvre chasseur. Le prince Siddharta n’est plus. Il laisse la place au sage solitaire Gautama qui va mener la vie des moines errants jusqu’à ce qu’il trouve la délivrance.

Ce moment que les textes sacrés appellent le « Grand Départ », cette rupture capitale qui aboutira à l’Éveil, transformant le Bodhisattva (« promis à l’éveil ») en Bouddha (« Éveillé »), a donné lieu, comme tous les épisodes de la vie du sage, à des récits pleins de prodiges divins, d’esprits célestes brandissant des étendards, des parasols et faisant pleuvoir des fleurs, des onguents, des diamants, des perles… Sous l’auréole de merveilleux, les savants ont tenté de retrouver les éléments d’une biographie plausible que l’ancienneté des sources et l’absence de vestiges archéologiques rendent difficile à établir avec certitude.

 

boudha

1. Un fils de roi

L’enfant qui deviendra Bouddha
est bel et bien né dans
une famille aristocratique des
royaumes himalayens au Ve siècle
avant notre ère 

Oubliez le palais, le gynécée, les ors et les pétales de rose. Pour les spécialistes, ce ne sont que pieuses exagérations. Si le Bouddha est probablement né dans une famille aristocratique (les Gautama), sa tribu, les Sakya, vivotait sur un petit territoire inhospitalier au pied de l’Himalaya dans une région aujourd’hui à cheval entre le Népal et l’Inde. La capitale Kapilavastu n’était qu’une bourgade fortifiée par un mur d’enceinte — deux sites, situés à quelques kilomètres de part et d’autre de la frontière, se disputent aujourd’hui la localisation, Tilaurakot au Népal et Piprava en Inde.

La vie dans ces piémonts enclavés et insalubres était certainement rude, même pour les hobereaux de la caste privilégiée des ksatriya, la noblesse guerrière à laquelle appartenait Siddharta. Son père, Suddhodana, n’était sans doute pas un raja, mais plutôt un « roi tournant », une sorte de président oligarchique élu par l’assemblée des notables, comme c’était la coutume dans les petites « républiques » marginales du nord-est de l’Inde.

C’est plus au sud que s’étendaient les puissants royaumes de Kosala (dont les Sakya étaient les vassaux) et de Magadha, avec leurs grandes cités en plein essor, comme Bénarès et Patna sur les rives du Gange. Ces riches plaines deviendront la terre sainte du bouddhisme, le berceau de l’éveil et de la prédication, des premières conversions et des premiers monastères.

Naissance de Bouddha

Naissance de Bouddha

Les récits de la naissance de Siddharta abondent en détails surnaturels. La reine Maya, qui a fait vœu d’une période d’abstinence, rêve qu’un éléphant blanc doté de six défenses pénètre dans son flanc. La naissance sera donc immaculée. Dix mois lunaires plus tard, alors qu’elle se trouve dans un parc à Lumbini, non loin de Kapilavastu, elle s’accroche à un arbre et accouche debout sans aucune douleur. La terre tremble, les hommes guérissent miraculeusement de leurs maladies. Les dieux et les rois-serpents couvrent l’enfant de bénédictions. Dès sa naissance, il marche et parle, proclamant être né pour l’Éveil.

Consulté par le roi Suddhodana, un devin prédit que le prince aura deux destinées possibles : il deviendra roi ou sage. Il détaille les 32 « signes de sainteté » présents sur le corps de l’enfant, que l’art bouddhique va populariser : une protubérance au sommet du crâne, un cercle de poils argentés entre les sourcils, la peau dorée, les doigts palmés jusqu’à la première phalange, le cou-de-pied saillant, la plante des pieds marquée d’une roue aux mille rayons, etc.

Après d’ardentes polémiques, les archéologues ont réussi en 1896 à localiser Lumbini (aujourd’hui Rumindei) grâce à une colonne de pierre de 6 mètres de haut, érigée par l’empereur Asoka portant l’inscription « C’est ici qu’est né le Bouddha Sakyamuni [sage des Sakya] ». Datant de 245 avant notre ère, ces vestiges écartent définitivement l’hypothèse en vogue chez les orientalistes au début du XXe siècle, selon laquelle le Bouddha serait un être légendaire symbolisant un système philosophique, ou un simple mythe « solaire ».

Personne ne songe plus aujourd’hui à contester l’historicité de Gautama, même si la date de sa naissance continue de faire l’objet de débats. Longtemps, un compromis s’est établi autour de -560 à -480. Mais à la suite du célèbre bouddhologue anglais Richard Gombrich, qui a « rajeuni » les dates d’un siècle, on pense aujourd’hui que sa vie s’est déroulée sur quatre-vingts ans au cours du Ve siècle avant notre ère, de -480 à -400 environ. Il serait donc apparu après Zoroastre, Confucius et Pythagore, et serait le contemporain exact de Socrate.

 

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2. Riche, jeune et oisif 

Orphelin de sa mère,
Siddharta aurait, selon la tradition,
goûté à tous les plaisirs avant
d’opter pour l’ascèse. Retour sur
une mystérieuse conversion
 

Une semaine après les couches, Maya meurt. L’orphelin sera élevé par sa tante Prajapati, sœur de la reine morte et deuxième épouse du roi, qui donnera des demi-frères et sœurs à Siddharta. « J’ai été gâté, extrêmement gâté », dira plus tard le Bouddha à ses disciples. Les textes décrivent une jeunesse oisive vouée aux nourritures délicates, aux étoffes précieuses, aux fêtes, à la musique… Inquiet des prédictions, le roi offre un fastueux cocon à son fils afin de le détourner de ses penchants mystiques. Il lui fait construire trois palais, un pour chaque saison, et pour mieux l’enraciner dans les plaisirs de ce monde il le marie à 15 ans à une ravissante cousine.

En réalité, comme tout jeune ksatriya, Siddharta a certainement dû mener l’existence rude des guerriers, s’initier à l’équitation, au tir à l’arc, à la lutte, à la conduite des chars et des éléphants. A-t-il été élevé dans la religion dominante de son époque et de sa caste, chanté des hymnes védiques, assisté aux pointilleux rituels des brahmanes (voir encadré plus bas) ? A-t-il plutôt été impressionné par les fameux sramana, ces ascètes ambulants qui mendiaient dans les rues, ayant tout quitté pour se vouer à la recherche du salut ?

Le fameux épisode des « Quatre Rencontres » irait dans ce sens. Malgré les précautions de son père pour le protéger de la moindre vision inquiétante, Siddharta aperçoit coup sur coup un vieillard au corps marqué par l’âge, un malade, un cadavre, et enfin un de ces moines errants mendiant sereinement sa pitance. C’est ce choc de la souffrance et de la mort qui permettra au prince de comprendre combien son bonheur est factice et le poussera à suivre l’exemple du saint homme.

l'éducation-aux-armes-du-jeune-siddharta

D’autres textes attribuent sa décision non à un choc psychologique, mais à la découverte fortuite de la méditation. S’étant installé à l’écart sous un arbre, jambes croisées, l’adolescent voit la multitude des petites créatures tuées par la charrue dans le sillon, puis il prend conscience des corps épuisés des laboureurs. Submergé par la compassion, il finit par atteindre l’état de « contemplation détachée des désirs » – une expérience qui le poussera l’heure venue vers la vie ascétique.

Une troisième hypothèse a été avancée pour expliquer la décision radicale de quitter le monde : la mort précoce de sa femme (les spécialistes font remarquer qu’elle est la seule de ses proches à disparaître des épisodes ultérieurs de sa biographie). Quoi qu’il en soit, la prédiction se réalise, le « Grand Départ » le lance sur les chemins de la réalisation spirituelle.

 

 

boudha

3. Les chemins de l’ascèse

Devenu vagabond, le futur
Bouddha cherche par tout le pays et
par tous les moyens de la méditation
et de la privation les voies
de la délivrance

Au cours des six années qui suivent, le sramana Gautama mène une vie d’errance, de dénuement et de spiritualité qui ressemble à un catalogue des principales doctrines du salut. Pieds nus, habillé d’un simple pagne, il descend vers le Sud-Est, à Vaisali puis à Rajagriha, capitale du puissant royaume de Magadha. Il se fait le disciple successivement de deux maîtres à propos desquels les spécialistes émettent de nouvelles hypothèses.

Le premier, Arada Kalama, un yogi, aurait enseigné une forme de transe (« le domaine du rien », seule indication donnée par le Bouddha). Le second, Rudraka Ramaputra, professait une mystique moniste et pratiquait une méthode permettant d’atteindre un état « où il n’y a ni idée ni absence d’idée ». L’historien allemand Hans Wolfgang Schumann y voit les idées des Upanishad (une évolution originale du védisme), selon lesquels le brahman, l’Absolu présent en toutes choses, est identique à l’atman, l’âme individuelle. Ces enseignements que Gautama suit pendant un an le laissent sur sa faim. « Ils ne mènent pas à l’extinction de la souffrance, au repos, à la connaissance, à l’éveil, au nirvana. J’en eus assez et je m’en détournai », expliquera-t-il à ses élèves.

bouddha émacié

Il part alors, suivi de cinq autres sramanas, à la recherche de méthodes plus efficaces. Puisque les voies « classiques » ne mènent pas à une clairvoyance supérieure, il va s’adresser aux techniques développées par les sages hétérodoxes. Près de l’actuelle Gaya, il s’installe avec ses compagnons au bord d’une rivière et s’adonne à une ascèse extrême, fondée sur la croyance courante que le corps et ses plaisirs sont le principal obstacle à la réalisation spirituelle. Il pratique la rétention du souffle, assis dans une position typique du yoga, se nourrissant d’un seul grain de riz par jour.

Selon Johannes Bronkhorst, de l’Université de Lausanne, les mortifications qu’il s’inflige sont apparentées aux méthodes radicales du jaïnisme (voir encadré plus bas) une doctrine contemporaine et rivale du bouddhisme dont les adeptes cessent de bouger, de manger, et même de respirer. Mais au terme de cinq années d’austérités effrayantes qui le transforment en squelette vivant, Gautama s’aperçoit qu’il va mourir sans avoir trouvé la réponse qu’il cherche. Il renonce alors à l’ascèse, une impasse aussi vaine que la connaissance des « sphères immatérielles » enseignée par ses deux maîtres précédents. Il décide d’explorer une nouvelle voie, qu’il baptise la « voie du milieu ». Il se baigne, se rase, façonne un habit avec un linceul qu’il a lavé dans la rivière, et accepte le riz offert par les jeunes filles du village voisin. Il est prêt pour l’illumination.

 

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4. L’Éveil à Bodhgaya 

Le jour où, à force de
concentration, la sagesse lui est
révélée ou comment Siddharta
est devenu Bouddha, l’Éveillé

Choqués par ce revirement qu’ils prennent pour de l’inconstance, ses compagnons l’abandonnent. Ses forces restaurées, Gautama s’installe sous un pippal (Ficus religiosa), tourné vers la rivière, bien décidé à ne pas bouger tant qu’il n’aura pas trouvé la voie du salut. Il se recueille toute la nuit, les jambes repliées, les mains posées dans son giron – une position qui sera représentée sur des milliers de peintures et de sculptures. Il concentre son attention non pas sur les sphères immatérielles, mais sur la prison du samsara (voir encadré plus bas).

Les textes décrivent les assauts de Mara – dieu des Enfers et des Passions, régnant sur le cycle des renaissances et des morts successives –, qui veut empêcher l’Éveil. On y voit aujourd’hui une métaphore du combat intérieur que Gautama a dû livrer avant d’atteindre la sérénité nécessaire à la méditation ultime. Les sutras racontent le cataclysme démoniaque déclenché par le dieu courroucé, plein de hurlements, de serpents, de visages difformes et d’instruments de mort. Puis il lance ses ensorcelantes filles armées des « 32 espèces de la magie des femmes ».

Rien n’y fait. L’ascète, qui reste absorbé dans sa quête, retrouve la méditation profonde qu’il avait spontanément connue dans son adolescence, et en parcourt les stades successifs, atteignant la parfaite illumination. L’éveil lui a permis de se remémorer ses vies antérieures, et de connaître celles de tous les êtres vivants. Il lui a permis aussi d’analyser les lois du karma et de comprendre le mécanisme des renaissances (la « loi de la causalité conditionnée »). Comme pour sa naissance, des phénomènes prodigieux à foison saluent la transmutation du Bodhisattva qu’il était jusque-là en Bouddha.

bouddha école chinoise

Le Ficus religiosa qui abrita la scène de l’illumination a suscité une adoration extraordinaire au cours des siècles. L’arbre actuellement révéré au cœur du sanctuaire de Bodhgaya serait le lointain rejeton du pippal originel, ainsi que de nombreux arbres plantés à partir de boutures dans les lointains hauts lieux du bouddhisme.

 

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5. Sermons et disciples

Dans le bassin du Gange,
Bouddha prêche sa doctrine
de l’éveil et fonde un nouvel ordre
monastique
 

Les textes précisent que le Bouddha a d’abord hésité à se lancer dans la prédication. À quoi bon ? Personne ne peut faire le chemin vers la vérité à la place d’autrui. S’il s’y résout finalement, ce n’est pas au profit de tous, mais de ceux qui peuvent entendre son message. Les hommes, dit-il, sont comme des lotus dans un étang. Quelques-uns sont en pleine floraison quand d’autres qui ont la tige trop courte restent au fond de l’eau ; et puis il y a ceux qui flottent entre deux eaux, n’attendant qu’un rayon de soleil pour émerger. C’est pour eux qu’il décide de prêcher sa doctrine.

Quarante ans durant, le Bouddha se consacrera à la propagation du Dharma (« la loi », c’est-à-dire sa doctrine), circulant inlassablement dans le bassin du Gange dont il fait sa terre de mission. Peu après l’Éveil, il rejoint ses anciens compagnons près de Bénarès. C’est dans le parc des Gazelles où ils sont installés qu’il prononce son premier sermon et expose pour la première fois les « Quatre Nobles Vérités ». Doctrine fondamentale du bouddhisme, ces vérités sont :

1) la souffrance,
2) son origine,
3) sa cessation, et
4) le chemin pour y parvenir.

Les cinq sramanas deviennent ses premiers disciples, l’embryon d’une communauté monastique qui a perduré au fil des siècles.

Les récits montrent parfois le Bouddha usant de prodiges pour convaincre des saints hommes de la vérité du Dharma. Nul doute que ses contemporains lui ont prêté – comme à tous les ascètes – des pouvoirs surnaturels. Ses dons magiques, ou son message, entraînent la conversion de nombreux disciples, dont les premiers sont presque tous des brahmanes. Les rois de Magadha et de Kosala deviennent ses protecteurs. Des ksatriya se rallient, ainsi que de nombreux marchands.

Ces derniers, au lieu de recourir aux sacrifices védiques hors de prix afin de s’assurer le succès commercial, optent désormais pour le don d’aumône, beaucoup moins ruineux et tout aussi méritoire, aux moines bouddhistes. Une relation quasi symbiotique émergera au fil des voyages en commun entre missionnaires et caravaniers, et des fondations de centres monastiques le long des routes commerciales.

Il y aura aussi des moines issus de couches plus humbles : un barbier, un chef de gang, un fils de cornac, un potier, un dresseur de vautours, un fossoyeur, un balayeur des rues, etc. Le nouvel ordre monacal ne reconnaît aucune distinction de caste ou d’origine. Autour de ce noyau, une communauté de laïcs se constitue, dont la fonction consiste à offrir aux moines des moyens de subsistance en échange de leur enseignement. Là encore, les divisions de caste sont absentes. Une célèbre courtisane, favorite du roi de Magadha, comptera même parmi les proches de l’Eveillé.

l'adoration de Bouddha

Sept ans après l’illumination, le Bouddha retourne dans son pays natal pour y prêcher. À Kapilavastu, des centaines de membres du clan Sakya se convertissent, dont son cousin Ananda qui devient son plus proche disciple, son fils Rahula, ainsi que sa mère nourricière, Prajapati, qui lui arrache l’autorisation de se joindre à lui avec ses suivantes, fondant le premier ordre de moniales. Grande première dans un pays où les femmes n’ont pas même le droit d’apprendre et de réciter les textes sacrés du védisme…

 

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6. Le Sangha, Église nomade 

Comment la communauté
des disciples de Bouddha s’est-elle
organisée ? À la manière
des républiques oligarchiques que
l’Éveillé a connues enfant

La communauté des fidèles, appelée Sangha, se compose de quatre groupes : les moines, les nonnes, les laïcs, hommes et femmes. Les premiers, les bhiksu (« mendiants »), et les secondes, les bhiksuni, doivent vivre d’aumônes en ascètes errants, vêtus de haillons, logeant sous un arbre, avec pour tout équipement un bol à aumônes, un couteau pour couper du bois, et une aiguille à coudre.

Mais contrairement à certains sramanas couverts de crasse, les disciples du Bouddha se lavent quotidiennement et se brossent les dents avec une brindille de nim. Pendant la saison des pluies, ils se retrouvent tous autour du fondateur de l’ordre, dans les parcs que des laïcs, souvent de généreux marchands, mettent à leur disposition. Ils s’abritent dans des huttes provisoires, qu’ils démolissent au moment de reprendre leurs pérégrinations.

bouddha et ses disciples

L’organisation du Sangha est calquée sur celle des républiques oligarchiques que le Bouddha a connues dans son enfance. Un groupe de moines âgés ou ayant atteint l’Éveil assume la direction. Les décisions importantes sont prises par le conseil élu, dont chaque membre a le droit de s’exprimer. Il n’y a pas de vote, la discussion dure jusqu’à ce qu’un consensus se dégage, le silence général signant l’acquiescement.

C’est le Bouddha qui élabore petit à petit la règle de l’ordre. « Parmi les fautes graves qui entraînent l’exclusion, à côté du meurtre, du vol et de la rupture du vœu de chasteté, figure la prétention de posséder des pouvoirs surnaturels, remarque Oskar von Hinüber, professeur à l’université de Fribourg (Allemagne). Les miracles dont le Bouddha se montre prodigue sont en réalité des ajouts tardifs aux récits primitifs. En fait, il s’en méfiait plutôt, car ils pouvaient détourner les moines du véritable objectif de l’effort spirituel. »

Le Sangha ne restera pas longtemps une Église errante. Du vivant même du Bouddha, et malgré sa réserve, des parcs offerts à l’ordre deviennent des centres monastiques stables. Plus tard, grâce aux dons royaux, le Sangha sera doté de véritables fiefs avec des bâtiments, des terres et même des serfs.

 

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7. Complots contre le Bouddha 

À la fin de la vie du Bouddha,
ses disciples se divisent et, selon
la tradition, un moine tente de
l’assassiner. Les historiens y voient
l’écho des premiers schismes
 

Les dernières années de sa vie sont assombries par des complots. Les adversaires jaloux du succès de l’ordre tentent de le discréditer. Une courtisane simule une grossesse qu’elle attribue publiquement au Bouddha – avant de perdre le faux ventre qui tombe sur ses pieds. Plus grave, le cadavre d’une courtisane est retrouvé enterré près de la cabane du maître. Scandale. Mais les malfrats sont repérés, les commanditaires démasqués.

Décidément, le Sangha suscite les convoitises, y compris chez les plus proches. Le canon montre du doigt les agissements du moine Devadatta, le propre cousin du Bouddha. Décidé à prendre le contrôle de l’ordre, il demande publiquement à son fondateur de lui céder la place. Essuyant un refus, il décide de lui envoyer un tueur. Ce dernier révèle tout et se repent. Devadatta fait alors rouler un rocher du haut du pic du Vautour pour écraser le Bouddha, mais il manque sa cible. Dans une troisième tentative, il envoie un éléphant furieux dans les rues où le Bouddha fait sa quête. Ce dernier arrête le pachyderme par la simple puissance de sa compassion.

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En désespoir de cause, Devadatta provoque le premier schisme de l’histoire bouddhique, invoquant un retour à l’austérité originelle des règles. Grâce à l’intervention des disciples fidèles, les jeunes moines entraînés par le dangereux cousin réintègrent le Sangha. « L’historicité de Devadatta n’est pas certaine, mais il est probable que l’ordre ait connu des querelles entre conservateurs et novateurs », estime Oskar von Hinüber.

 

 

boudha

8. Une mort d’homme 

Les savants acceptent l’hypothèse
d’un décès par dysenterie.
Le Bouddha laisse un ultime message :
« Efforcez-vous sans relâche »
 

À 80 ans, le vieux prédicateur est malade. Il ne renonce pourtant pas à ses pérégrinations, accompagné du fidèle Ananda. Il est invité à un repas chez le forgeron Cunda. Les récits ont pieusement noté le nom du plat, sukara-maddava, qui lui est servi. Mais qu’est-ce au juste que ce « délice de porc » ? Un plat de porc, ou bien de truffes, dont les porcs sont friands ? « La rareté du nom, la bizarrerie de ce plat qui semble appartenir à une cuisine locale oubliée, tout porte la marque de l’authenticité », estime le professeur von Hinüber.

Le mets mystérieux va empoisonner le Bouddha, le frappant d’une dysenterie fatale. Il ne renonce pas à prendre la route de Kusinagara, souffrant de violentes coliques, contraint à faire des pauses au bord du chemin. Arrivé aux abords de la « petite ville de jungle en torchis » qu’Ananda juge indigne de servir de cadre au parinirvana du Maître, le « grand nirvana complet », ce dernier s’allonge sous un arbre, devinant qu’il s’agit de sa dernière halte. Devant ses moines réunis, il insiste : « Le Dharma et la discipline que je vous ai expliqués seront votre Maître. » Puis il prononce ses dernières paroles : « Tous les éléments de la personnalité sont voués au dépérissement. Efforcez-vous sans relâche. »

le grand nirvana complet

 

parcours initiatique du bouddha

Trois questions à Richard Gombrich

Richard-Gombich

« Le Bouddha était intelligent, drôle, humain… »

Ce professeur émérite à Oxford* défend la possibilité d’une connaissance historique de l’Éveillé et de sa pensée

Le Nouvel Observateur. Les textes qui évoquent la vie du Bouddha, rédigés dans des langues différentes comme le pali et le sanskrit, sont fragmentaires et présentent des versions multiples. Peut-on malgré tout avoir une idée de ce que furent sa vie et sa pensée?

Richard Gombrich. – Ma réponse est oui, malgré la mode qui a cours dans les universités américaines, selon laquelle le Bouddha serait tout simplement inconnaissable. Certains vont même jusqu’à se demander s’il a existé, ou bien mettent en doute l’authenticité des textes. Bref, si on les écoute, on ne peut pas prétendre étudier le bouddhisme des origines… Depuis quinze ans, on n’a d’ailleurs plus vu d’études consacrées à la biographie du Bouddha – sauf chez mes étudiants. Or si les sources ne sont pas aussi riches que pour le christianisme par exemple, elles sont loin d’être nulles. Le canon sanskrit a certes beaucoup souffert : 90 % des textes dans leur version originale sont perdus (ou ne subsistent qu’en traduction, mais on retrouve aujourd’hui de nombreux documents inédits dans les monastères tibétains). Le canon pali, en revanche, qui a été mis par écrit au Sri Lanka au Ier siècle av. J.-C., est une bonne source, car grâce à un environnement très conservateur il a fait office de musée du bouddhisme primitif. L’étude de ces textes dans leur langue originale nous livre quantité d’informations valables.

N. O. Que nous ont-ils appris de nouveau?

R. Gombrich. – L’étude croisée des textes bouddhiques et de ceux des autres courants religieux, comme le védisme et le jaïnisme, m’a par exemple révélé que non seulement le Bouddha connaissait à fond les textes de ses rivaux, mais qu’il faisait preuve d’un grand humour en les commentant. Cet humour n’a pas été perçu par ses disciples, confits en dévotion, qui ont transcrit trop rigidement ses paroles… La discussion qu’il fait de la conception jaïn du karma est passionnante. Je suis d’accord avec vous, dit-il, sur ce qu’est un bon ou un mauvais karma. Mais le karma n’est pas, comme vous le croyez, une sorte de poussière qui recouvre l’âme. C’est un processus dynamique, ni entièrement déterminé, ni entièrement contingent, qui laisse toute sa place à la liberté et à la responsabilité individuelles. Quelle audace, dans l’Inde antique, que d’affirmer que chacun est maître de son destin.

N. O. D’où tenait-il une telle liberté d’esprit

R. Gombrich. – C’était certainement une grande intelligence qui s’était donné beaucoup de mal pour mûrir sa pensée. Autre point crucial : il connaissait l’existence de cultures différentes. Dans les pays du nord-ouest (il s’agit sans doute de la Perse), dit-il, il n’existe que deux états : maître et serviteur, et ces états peuvent s’échanger. C’est sans doute ce qui lui a permis de comprendre que le système des castes, et avec lui toute la vision brahmanique de la société, était une fabrication qui pouvait être contestée. Sa critique sera vraiment radicale : il disqualifie les sacrifices des brahmanes au nom de leur violence, il démolit leur conception de l’âme. Et contre leur prétention à la supériorité, il affirme avec force que les hommes sont égaux. C’est sans doute une des raisons de l’étonnante longévité de son message.

Propos recueillis pas Ursula Gauthier

(*) « Le Monde du bouddhisme »,Thames and Hudson, 2003.

 

Un historien du bouddhisme raconte…

Il était une fois l’Inde

Hans Wolfgang Schumann* éclaire le contexte politique et spirituel de l’Inde à l’époque du Bouddha : un formidable bouillonnement intellectuel

Longtemps, la civilisation indienne s’est méfiée de l’écriture, se fiant à la seule transmission orale. Nous manquons donc de sources écrites permettant d’éclairer l’histoire de l’lnde antique. Pour comprendre l’époque du Bouddha, il faut se tourner vers les textes bouddhiques eux-mêmes, car ils sont les premiers à être couchés par écrit. Ils nous apprennent que la plaine centrale du Gange le berceau du bouddhisme vit, comme la Grèce à la même époque, de profondes mutations. Les petits États sont peu à peu intégrés dans de grands royaumes, comme ceux du Magadha et du Kosala. Les grands centres urbains se développent, les activités minières et les échanges marchands sont en plein essor, entraînant un brassage des populations. Des religieux errants, des sramana (qui signifie « ceux qui font des efforts », et dont dérive le mot chaman), issus de toutes les castes, circulent sur les routes et campent dans les parcs aux abords des villes. Les citadins fortunés vont les y écouter, fascinés par leurs débats intellectuels.

Ces sramanas, parfois des charlatans ou des exaltés, plus souvent des aventuriers de l’esprit, ne se satisfont plus des hymnes sacrés des Veda et des cultes brahmaniques. Ils cherchent l’expérience mystique en dehors des formes traditionnelles. L’antique religion védique, introduite en Inde mille ans plus tôt par les Indo-Aryens, a en effet dégénéré en une magie mécanique. Les prêtres — les brahmanes —, qui mettent trente ans à mémoriser les textes sacrés formulés dans une langue morte, ont tellement compliqué les rituels que seule une élite y a désormais accès. Les aspirations religieuses de toutes les autres catégories sont en friche.

Or une grande question agite les esprits, celle des renaissances. On croit en effet que l’âme individuelle (atman) survit à la mort pour renaître sous une nouvelle forme (homme, animal, dieu ou démon) jusqu’à ce qu’un nombre déterminé de réincarnations soit accompli. Cette ronde implacable s’appelle le samsara, et chacun redoute de se réincarner dans la peau d’êtres misérables. Pour les brahmanes, seule la récitation correcte – et de plus en plus coûteuse – des formules sacrées dont ils détiennent le monopole garantit une renaissance agréable.

Pour toutes les autres castes, la recherche du salut empruntera principalement deux voies : celle des ascètes et celle des moines errants. Les premiers vivent complètement nus en ermites ou en petits groupes dans la forêt. Les rigueurs qu’ils s’infligent, qui frisent l’autotorture, ont pour but d’accumuler un pouvoir psycho-magique qui servira à leur émancipation. Les seconds participent à un mouvement puissant mais inorganisé où se rencontrent des expérimentateurs très divers : certains sont des sceptiques qui refusent tout dogmatisme ; d’autres, des matérialistes hédonistes qui nient l’existence même de Dieu, de l’âme ou du salut ; d’autres encore croient que les actes sont entièrement déterminés par une destinée qui confine au fatalisme… Bouddha empruntera à ce bouillonnement intellectuel des éléments qu’il adaptera pour bâtir une solution tout à fait originale au problème du samsara.

(*) « Le Bouddha historique », Sully, 1999.

Un concurrent du bouddhisme

« L’ascèse radicale du jaïnisme »

Selon Johannes Bronkhorst*, professeur à l’Université de Lausanne, cette doctrine est une voie de salut contre laquelle s’est construit le bouddhisme 

Traditionnellement, les historiens tiennent le bouddhisme pour une réaction au ritualisme ossifié de la religion brahmanique. Mais à l’époque le royaume du Magadha – le berceau du bouddhisme, qui correspond au bassin moyen du Gange – n’est pas encore entièrement brahmanisé. C’est une tradition religieuse différente qui y domine, dont la figure principale est le jaïnisme (une religion aujourd’hui encore présente en Inde), et c’est d’abord en réaction contre lui que le bouddhisme se définira.

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Mahavira, appelé aussi le Jina, fondateur de l’école jaïn, est un concitoyen du Bouddha, et son aîné d’à peine quelques années. Mais son école est l’héritière de traditions plus anciennes qui constituent précisément la religion du Magadha. C’est de ce fonds que sont issues des croyances promises à un bel avenir, comme le cycle des renaissances et le karma – croyances qui commencent seulement, à l’époque du Bouddha, à imprégner les régions occidentales de tradition védique. Les penseurs du Magadha sont donc les premiers à se poser la nouvelle question fondamentale – non pas celle des brahmanes, comment améliorer ma renaissance ? mais : comment échapper au piège du samsara ?

On peut briser la chaîne du samsara, affirme le Jina. La difficulté principale réside dans le karma : tout acte, qu’il soit bon ou mauvais, intentionnel ou accidentel, en produit inexorablement. En contraste, le Bouddha soutiendra plus tard que seuls les actes intentionnels en produisent. Pour les jaïn, tout acte alimente donc le cycle des renaissances. La solution, c’est de cesser d’agir. Les méthodes jaïn préconisent l’immobilité : il faut par exemple rester debout, indéfiniment, se faire pierre, tronc d’arbre. La souffrance occasionnée par cette pénible ascèse sert à « brûler les résidus » des actes antérieurs. Le stade ultime, c’est la suppression définitive de toute action, y compris de la respiration, suivie de la mort. Si l’ascète a bien fait ses calculs, s’il a réussi à liquider tout son karma passé, il sera « libéré » avant que la mort ne le saisisse.

Avec ses deux maîtres, le Bouddha s’est frotté à des techniques mentales fondées précisément sur des formes de suppression d’activité. Il a rejeté leur enseignement, qui ne mène nulle part, selon lui. Il a également tenté, en solitaire, une forme extrême d’ascèse d’inspiration probablement jaïn, qu’il a également rejetée pour les mêmes raisons. Dans son enseignement, le Bouddha a expliqué que la non-action peut mener à la mort, mais pas à la libération spirituelle. Ce qu’il faut anéantir, selon lui, ce n’est pas l’action, c’est le désir qui est derrière l’action (qu’il appelle « la soif »), car ce désir, ignorant de sa propre nature, est le moteur même du cycle des renaissances.

La méthode bouddhique sera donc une méthode psychologique – c’est son originalité – qui permet d’entrer dans sa propre tête afin d’y détruire les racines du désir.

(*) « Greater Magadha. Studies in the culture of early India », Brill, 2007.

Parution Le Nouvel Observateur 19 juillet 2007 — N° 2228