Pour cet universitaire turc, une société plus démocratique ne pourra voir le jour dans son pays que lorsque toute la vérité aura été acceptée sur le génocide des Arméniens.

Taner-Akçam

Quand en janvier 2007, le journaliste tuco-arménien Hrant Dink tombe à Istanbul sous les balles d’un tueur ultranationaliste, de nombreux intellectuels menacés par ces mêmes extrémistes frissonnent. Le prix Nobel Orhan Pamuk décide même de quitter le pays, s’installant pour un temps dans un havre new-yorkais. Mais les États-Unis sont-ils un refuge si sûr pour ceux qui, comme Dink, Pamuk et d’autres, ont osé, malgré les dénégations outragées des plus hautes autorités de leur pays, évoquer le génocide arménien commis par l’Empire ottoman en 1915 ? L’inquiétante mésaventure vécue par un de ces courageux intellectuels vivant aux États-Unis tendrait à prouver le contraire.

Taner Akçam est un historien et sociologue turc, professeur au Center for Holocaust and Genocide Studies de l’Université du Minnesota. Auteur de travaux sérieux et reconnus sur le génocide arménien, il a l’habitude des réactions indignées que chacun de ses ouvrages suscite auprès des milieux nationalistes turcs. Mais depuis la parution de son dernier livre fin 2006 (1), ses conférences, ses tournées de signature, sont devenues l’occasion pour des « patriotes » en colère de hurler des injures menaçantes, l’accusant d’être un traître, un vendu, un vil faussaire animé des motivations les plus basses. Invité à l’université de New York, il doit à l’intervention de la police d’échapper à une bastonnade aux mains d’excités se proclamant « les fils d’Alpaslan Turkes » (le fondateur de l’organisation fasciste plus connue sous le nom de « loups gris »). Ses interventions publiques dans les campus américains doivent se dérouler désormais sous protection policière.

Mais le sommet de ces inquiétantes gesticulations est atteint en février 2007, lors d’un voyage à Montréal à l’invitation de l’université McGill : Akçam est retenu quatre heures à l’aéroport, accusé de faire partie d’une organisation terroriste d’extrême gauche et d’avoir trempé dans l’assassinat de personnels de l’OTAN dans les années 80. En guise de preuve, l’officier canadien exhibe la copie de la page qui lui est consacrée sur Wikipedia, la célèbre encyclopédie libre du web fondée sur les contributions des internautes. Mais la notice d’Akçam avait été vandalisée par des mains malveillantes. Ce qui, dans sa biographie, relevait de ses activités militantes d’étudiant, comme la distribution de tracts et le collage d’affiches, était décrit comme des atteintes à la sécurité nationale.

Si je vais en Turquie, je risque de subir le sort de mon ami Hrant Dink, les rues turques sont pleines d’énergumènes chargés de nous intimider – ou nous descendre

Ce jour-là, l’intervention du doyen de l’université a été nécessaire pour libérer Akçam. Mais on lui a amicalement conseillé de ne pas quitter le sol américain. « Si je vais en Turquie, je risque de subir le sort de mon ami Hrant Dink, soupire-t-il. Les rues turques sont pleines d’énergumènes chargés de nous intimider – ou nous descendre. Ils font partie de véritables gangs de tueurs, dirigés par des militaires à la retraite et des policiers extrémistes, comme l’enquête sur les assassins de Hrant l’a révélé ». C’est ce qu’en Turquie on appelle l’État « profond », où la pègre côtoie les services secrets dans une ferveur nationaliste dénuée de scrupules.

L’œuvre de cet historien a de quoi indisposer ces extrémistes. Akçam adopte le point de vue non des victimes du génocide, déjà largement documenté, mais celui des perpétrateurs, s’interrogeant sur les mécanismes psychologiques profonds qui poussent l’empire ottoman finissant à endosser l’habit nauséabond du bourreau. Qu’est-ce qui rend l’horreur possible, voire désirable, se demande-t-il, ces éléments sont-ils encore présents dans la psyché collective ? Et aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, qu’est-ce qui motive encore le négationnisme officiel, et plus fondamentalement l’incapacité de la société turque à assumer son passé ?

Pour Akçam, ces questions sont brûlantes non seulement pour les descendants des rescapés arméniens, mais aussi et peut-être surtout pour les petits-enfants des massacreurs. « Tant qu’elles n’auront pas reçu de réponse, une société plus juste et plus démocratique ne pourra voir le jour en Turquie, affirme-t-il. Le sort fait aux minorités religieuses et aux Kurdes, après la fondation de la république par Ataturk, le montre assez ».

Si le dernier livre d’Akçam déclenche une hostilité plus vive encore – allant jusqu’à l’appel au lynchage sur les sites internet de nationalistes turco-américains ainsi que la presse turque grand public –, c’est parce qu’il démontre, par une analyse rigoureuse des archives ottomanes auxquelles il a eu accès, que les événements de 1915 sont un projet soigneusement mis en œuvre par les Jeunes Turcs au pouvoir en 1915. Pire : il prouve que le père de la république moderne, Mustafa Kemal lui-même, avait eu connaissance de ce crime et l’avait qualifié d’« acte honteux » – terme qui donne son titre au livre. Appeler à la rescousse de la thèse du génocide le père de la nation, c’est pour certains un véritable crime de lèse-majesté. Akçam espère que le nouveau gouvernement abolira l’infamant article 301 de la constitution qui punit les « atteintes à la turcité » et légitime les appels au meurtre contre les « coupables ». L’élection de l’islamiste Abdullah Gül à la présidence de la République n’est-elle pas de nature à l’inquiéter ? « Au contraire : le gouvernement islamiste a arrêté une centaine de tueurs, il s’apprête à débarrasser la Turquie de sa constitution militaire. L’AKP d’Erdogan et de Gül est en fait notre seul espoir de démocratisation ».

Pourvu que les islamistes, aujourd’hui adversaires des militaires, ne fassent pas un jour alliance avec l’État profond toujours omniprésent…

(1) « A shameful act : The Armenian genocide and the question of Turkish responsability », Metropolitan book 2006. Traduction française à paraître fin 2007.

Parution Le nouvel Observateur 6 septembre 2007 — N° 2235


Version en anglais

After the election of Abdullah Gül
Turkey: who wants to shut up Taner Akçam?

For this Turkish scholar, a more democratic society cannot arise in his country until the whole truth about the Armenian Genocide has been accepted

Despite the bad mood of the army, which is having a hard time digesting the election of the former Islamist Abdullah Gül as head of state, the new Turkish g conservative and pro-European, took office a week ago, saluted by business circles. Will it be able to reassure those who worry about an Islamification of power a Will it succeed in neutralizing the fanatic ultranationalist cells of “Turkishness”? That’s another story.

The disturbing misadventure of Taner Akçam, a Turkish historian and sociologist settled in the United States, shows that there is much to do. A professor at the U Minnesota Center for Holocaust and Genocide Studies, Akçam is the author of serious and recognized works on the Armenian Genocide. He is accustomed to th reactions that each of his volumes arouses in Turkish nationalist circles. But ever since the appearance of his latest book, at the end of 2006 (1), his lectures and have become the occasion for angry “patriots” to shout threatening insults. Invited to New York University, he needed police intervention to escape from a mob led proclaiming themselves “the sons of Alpaslan Turkes” (founder of the fascist organization better known as the Gray Wolves). His lectures on American campuse take place under police protection.

The peak of these disturbing scenes was reached in February 2007, during a trip to Montreal at the invitation of McGill University: Akçam was detained at the airp hours, accused of membership in a radical leftist terrorist organization that was implicated in the assassination of NATO personnel during the 1980s. The proof the Canadian police: an article about Akçam in Wikipedia, the “free encyclopedia” of the Web, where malevolent hands transformed his student activism—lea postering—into national security threats. That day, it took the intervention of the dean of the university to free Akçam. But he was cordially advised not to leav soil. “If I go to Turkey, I risk suffering the fate of my friend Hrant Dink,” he sighs. “The Turkish streets are full of maniacs who are ordered to intimidate us—o down. They belong to killer gangs led by retired military and extremist police officers, as was revealed in the investigation of Hrant’s assassins.” This is the “Deep is called in Turkey, where the underworld rubs elbows with the secret services in a nationalist fervor shorn of scruples.

Akçam hopes the new government will abolish Article 301 of the Constitution, which punishes “threats to Turkishness” and legitimizes calls for the murder of the from worrying him, the election of Abdullah Gül, from this perspective, looks promising: “The Islamist government arrested about a hundred killers; it is figuri Turkey can get rid of its military Constitution. Erdogan and Gul’s AK Party is, in effect, our only hope of democratization.” Provided that the Islamists, un adversaries of the military, do not someday seal an alliance with the still-omnipresent “Deep State”…

(1) A Shameful Act: The Armenian Genocide and the Question of Turkish Responsibility, Metropolitan Books 2006. French translation to appear at the end of 2007.