Sa maison a été balayée par le tsunami. Réfugié sur le toit, ce retraité a dérivé des heures avant d’échouer sur une terre dévastée. Au milieu des morts, il se tient digne, comme des milliers de Japonais

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Comme beaucoup de localités côtières, Kesennuma, au Nord de la préfecture de Miyagi, a été durement frappée par le séisme et le tsunami du 11 mars. Mais c’est un triple désastre qu’a subi cette ville portuaire. Les chalutiers échoués dans les quartiers résidentiels ont en effet déclenché un immense incendie qui a brûlé quatre jours durant, détruisant la quasi-totalité des bâtiments. Aujourd’hui encore, des camions de pompiers patrouillent chaque nuit pour surveiller les braises mal éteintes. Le retour à la normale sera d’autant plus difficile que les habitants de ces régions sont plus âgés que la moyenne nationale. À Kesennuma, les plus de 64 ans représentent même 30 % de la population.

Le Japon voudra-t-il – ou pourra-t-il – investir les sommes considérables nécessaires à la renaissance de ses côtes ? Le débat est ouvert. Certains pensent que ces communautés vieillissantes, décimées et ruinées ne se remettront jamais d’un tel désastre. Pourtant, à entendre les survivants, dont beaucoup sont aussi des personnes âgées, la fameuse résilience japonaise ne s’arrête pas à l’âge de la retraite. Voici l’histoire étonnante de M. Yoshida, 74 ans, ex-bourlingueur des mers et « sur-sur-survivant » de la triple calamité de Kesennuma.

Yoshida sauvé des eaux et des flammes

Monsieur Yoshida avance à pas nonchalants, le regard tranquille derrière de grosses lunettes teintées, le nez au vent humant les vapeurs persistantes de pétrole brûlé. Avec sa casquette vissée sur le crâne et son parapluie en guise de canne, on dirait un retraité consciencieux faisant le tour du quartier parce que le médecin dit que c’est bon pour la santé. Mais du quartier, de la ville, du port et des conserveries de Kesennuma, célèbres pour leurs ailerons de requin, il ne reste qu’un invraisemblable amas d’objets indécidables, enduits de boue luisante et fumant encore de l’incendie qui a tout dévoré après que la vague eut tout fracassé. Frigos éventrés dégueulant leur contenu dans la gadoue, voitures encastrées dans des bicoques branlantes, un émouvant lapin en peluche trônant parmi des ferrailles tordues, et même en travers de ce qui fut la grand-rue, le « Kyotoku-Maru n° 18 », chalutier de 800 tonnes au carénage rouge et bleu, exhibant une grande inscription peinte sur son pont : « La sécurité avant tout »

Quant au retraité tranquille qui promène son parapluie dans la rue fraîchement dégagée par les bulldozers de l’armée, rien ne laisse deviner qu’il a vécu ce 11 mars une odyssée digne des épopées antiques, survivant aux assauts répétés de la vague et échappant par miracle à l’embrasement de la ville. Mais M. Yoshida n’est pas un bavard. Il faudra lui arracher bribe par bribe le récit époustouflant de cette journée où il a failli mourir dix fois.

J’ai eu le pressentiment que ça allait mal tourner cette fois, malgré la digue. Appelez ça l’expérience

Il vivait là, juste derrière ce tas de ferrailles calcinées, à un jet de pierre de la grande rue. En réalité, explique-t-il, il s’était mis à l’abri très tôt, bien avant que l’alarme ne jette des dizaines d’automobilistes dans les embouteillages, causant leur perte quand la vague a englouti la ville. « J’ai 74 ans, j’ai vu pas mal de tsunamis », lâche-t-il. Il s’est surtout souvenu du fameux « tsunami du Chili » de 1960 qui avait emporté tout le front de mer après un séisme exceptionnellement violent de l’autre côté du Pacifique. Les pertes furent telles que toutes les localités côtières construisirent une digue continue haute de 5,50 mètres le long du rivage. Alors, quand la mer a commencé à parler à son oreille, à vibrer dans ses veines d’ancien chef-mécanicien qui a passé quarante années à travailler à bord des thoniers de Kesennuma, l’instinct a pris le dessus. « J’ai eu le pressentiment que ça allait mal tourner cette fois, malgré la digue. Appelez ça l’expérience. »

Comme il se trouvait seul à la maison, il a pris « la bagnole » raconte-t-il. « Et je suis monté sur cette colline. » De là-haut, on voit la mer. À Kesennuma, on ne la voit pas. Elle est cachée par la haute digue. Dans ce coin du nord-est du Japon, il n’y a pas de plage, la côte monte à pic, rocheuse, entaillée par des vallées étroites où se nichent les agglomérations. Sur le flanc de la colline, M. Yoshida retrouve surtout des personnes âgées qui ont comme lui connu le tsunami du Chili et, comme lui, décidé d’écouter leur sixième sens. « Ce n’était pas évident, quand on y pense. Pendant cinquante ans, on n’a eu que des “petites” vagues, toutes stoppées par la digue. La plupart des jeunes pensaient sûrement que ce serait un mini-tsunami… ».

Là, je vois qu’il n’y a plus de rez-de-chaussée. Il n’y a que de l’eau. La maison a été déracinée d’un coup

C’est alors que, contre toute raison, M. Yoshida décide de reprendre sa voiture et de repartir… vers le centre-ville. « J’avais oublié des choses chez moi », dit-il, évasif. Des choses ? « Oui, des vêtements de ma femme, des trucs… » En insistant beaucoup, on finit par obtenir la cause de cet acte insensé : il avait oublié de prendre les précieuses tablettes rituelles gravées du nom de ses parents sur le petit autel des ancêtres. Et l’expérience des anciens, le sixième sens, le tsunami du Chili ? « Papa-mamma », répond-il dans une langue qu’il bricole pour se faire comprendre, des mots venus de ses voyages. « Je crois que j’ai un peu sous-estimé ce tsunami », concède-t-il.

Il coupe la grande rue, perpendiculaire à la digue qu’on peut apercevoir là-bas à 2 kilomètres. Quand la vague engloutit le port, M. Yoshida n’entend et ne voit rien de ce que les autres témoins racontent : l’énorme rugissement qui sature l’atmosphère, la ligne jaune sale à l’horizon qui avance à une vitesse hallucinante, lançant des gerbes gigantesques, faisant basculer les poteaux télégraphiques au loin… Il est à l’étage de sa maison de bois, il sent que sa maison tangue de nouveau, « mais pas comme un séisme, plutôt comme un bateau. » Il court vers l’escalier. « Là, je vois qu’il n’y a plus de rez-de-chaussée. Il n’y a que de l’eau. La maison a été déracinée d’un coup. »

Happée par la vague, la maison part d’abord vers l’amont, puis elle est emportée en direction du port. Un tsunami, ce n’est pas une vague, c’est une chaîne de vagues, qui vont et viennent furieusement, encore et encore, projetant des bateaux sur les immeubles, emportant des parkings entiers vers le large, lançant des camions sur les façades, fracassant le béton, les coques des navires, les hommes. La maison de M. Yoshida a dérivé interminablement. « Un moment, j’ai cru que c’était la fin : la maison s’est un peu affalée. Il ne restait plus qu’un petit espace hors d’eau, dans un angle à l’étage, juste assez pour me recroqueviller. Le sol était en pente, il faisait zéro degré et l’eau giclait. » 

J’ai vu mon quartier et toute la ville partir en fumée…

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Dans ce maelström, son téléphone portable sonne. « C’était mon fils. Il m’a dit que tout le monde était sain et sauf. Ça m’a donné du courage. Je n’avais plus à m’inquiéter que de moi-même. » Il va tanguer tout l’après-midi et toute la nuit. A-t-il cru que son histoire s’arrêterait là ? Bref sourire. « J’ai eu de la chance, car la maison ne s’est pas complètement effondrée, ni ne s’est fracassée contre un cargo… ».

La vague finit par se retirer au petit matin, abandonnant l’arche démantibulée de M. Yoshida au bord de la digue. Quand il pose un pied tremblant au sol, il découvre une mer de flammes consumant tout ce qui n’avait pas péri dans les eaux. « Les réservoirs des navires échoués au milieu de la ville avaient pris feu et déclenchaient de proche en proche l’explosion des innombrables bouteilles de propane. J’ai vu mon quartier et toute la ville partir en fumée ».

Sa femme nous rejoint à cet instant du récit. Elle était loin au moment du tsunami. Elle s’avance avec une plante et sa motte de terre, seule relique de leur vie d’avant. M. Yoshida reprend son pas nonchalant. « J’en ai vu des tourmentes et des tempêtes ! Au fond de moi, je savais que je n’allais pas me laisser battre par ce tsunami. » Et les tablettes de papa-mamma ? Un grand sourire éclaire son visage pour la première fois : « Sauvées. Elles sont maintenant chez mon fils ».

Kesennuma, année zéro

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Tout le monde a vu les images terribles de cette ville portuaire consumée par les flammes la nuit même où le tsunami a ravagé les côtes japonaises. Pour son malheur, Kesennuma est située au point le plus proche (99 kilomètres) de l’épicentre du séisme. Chaque jour, le nombre des morts est révisé à la hausse. Quant à celui des disparus, il reste impossible à chiffrer pour l’instant. Quel sera le bilan final du cataclysme ? Les Japonais se posent la question avec angoisse. Aujourd’hui, disséminées parmi les décombres, des milliers de personnes âgées refusent de s’éloigner de leur maison dévastée, et tâchent de survivre sans rien demander à personne.

« Sans assistance, sans distribution de vivres, sans soins, leur situation est extrêmement préoccupante, soupire Kunji Kumagai, responsable d’un centre d’hébergement. Ils n’ont ni électricité, ni chauffage, ni eau courante… Beaucoup vont succomber aux maladies et peut-être à la faim. » Dans les refuges, où les conditions sanitaires sont de plus en plus inquiétantes, les fonctionnaires dévoués comme Kunji Kumagai se battent pour assurer au moins une soupe chaude chaque jour, de l’eau en bouteille et quelques médicaments. Au moment où nous avons quitté la ville, 19 450 réfugiés s’entassaient dans 93 centres d’hébergement. C’est vers l’un d’entre eux que se dirigeait M. Yoshida quand nous l’avons rencontré.

Parution Le Nouvel Observateur 31 mars 2011 — N° 2421