Alors que la Chine vient de fêter les 120 ans de la naissance de Mao, l’historien Frank Dikötter révèle toute l’horreur des débuts de la « libération communiste »

Des soldats communistes chantent un hymne   à la gloire de Mao,   le 25 octobre 1949,   à 3 kilomètres au nord de la frontière entre la Chine  et la colonie britannique de Hongkong

Des soldats communistes chantent un hymne à la gloire de Mao, le 25 octobre 1949,
à 3 kilomètres au nord de la frontière entre la Chine et la colonie britannique de Hongkong

Le Nouvel Observateur : Votre précédent livre, « la Grande Famine de Mao », est le récit accablant de l’une des plus terribles catastrophes de l’histoire humaine : la famine déclenchée par Mao à la suite du Grand Bond en avant. Selon vos calculs, elle a coûté la vie à 45 millions de personnes. Dans votre dernier ouvrage, « la Tragédie de la libération. Une histoire de la révolution chinoise. 1945-1957 », vous vous penchez sur la période précédente, celle de la prise du pouvoir par les communistes en 1949. Et, là encore, vous décrivez une décennie extrêmement sombre – contrairement aux idées reçues.

Frank Dikötter : Ces idées reçues sont encore très présentes. Les débuts de la République populaire continuent d’être loués comme un « âge d’or » au cours duquel le régime communiste aurait remis sur pied un pays à vau-l’eau et initié de merveilleuses réformes ; c’est plus tard que les choses se seraient gâtées, avec la fuite dans l’utopie du Grand Bond en avant à la fin des années 1950, puis de la Révolution culturelle dans les années 1960. Or il suffit de se plonger dans les archives du PC chinois, accessibles depuis quelques années, pour comprendre à quel point cette image idyllique est fausse. Celles que j’ai consultées pour la période 1945-1957 montrent qu’au cœur de l’action de Mao et de ses amis on trouve une véritable politique de la violence – la violence extrême comme méthode de conquête du pouvoir, puis de consolidation d’un système totalitaire.

Cette violence extrême est à l’œuvre dans plusieurs épisodes horrifiants de la guerre civile que vous décrivez, avec les troupes communistes n’hésitant pas à sacrifier des centaines de milliers de civils. Pourtant l’inhumanité n’était probablement pas réservée à un seul camp ?

Les nationalistes du Kuomintang n’étaient certes pas des enfants de chœur, ils ont eux aussi commis des crimes horribles. Mais je pense que l’APL (Armée populaire de Libération) a été encore plus impitoyable. Par exemple, lors du siège de Changchun en 1948 en Mandchourie, les généraux de Mao ont imposé un blocus total, empêchant la population civile d’en sortir. Le but était de transformer Changchun en « ville de mort » afin d’affaiblir la résistance des forces nationalistes. La stratégie a été payante, puisque plus tard Pékin et Shanghai sont tombées sans combattre. Mais à quel prix ? À Changchun, 160 000 civils sont morts, soit de faim, soit en tentant de s’échapper. Un ancien officier de l’APL a été le premier à étudier cet épisode, mais aujourd’hui encore il reste peu connu, y compris des historiens.

Vous montrez que la fondation de la République populaire en 1949 ne met pas fin aux violences de masse. Vous détaillez celles qui ensanglantent la réforme agraire – que l’on continue pourtant à célébrer comme un grand moment de justice sociale.

Tout d’abord, je conteste le terme de « réforme agraire » pour désigner ce mouvement. À la même époque, il y a eu de véritables réformes agraires : en Corée, à Taïwan, au Japon, les terres ont été rachetées par les pouvoirs publics et réparties sans qu’une goutte de sang ne soit versée. Pendant ce temps, en Chine, c’était une débauche de violence. L’autre différence, c’est qu’il n’existait pas en Chine une classe de « propriétaires féodaux » comme en Prusse ou en Russie. Les enquêtes faites entre les deux guerres montrent une grande fragmentation de la propriété rurale. Plus de la moitié des paysans possédaient leur terre, beaucoup jouissaient d’une propriété partagée (au sein des clans ou familles élargies), et seuls 6 % étaient des fermiers. Même ces derniers n’étaient pas beaucoup plus pauvres que les propriétaires. Les « libérateurs » communistes ont donc dû fabriquer une prétendue classe de « féodaux ». Les archives sont pleines d’histoires de gens vraiment très modestes qui vont être étiquetés « propriétaires terriens ». Ce sont des petits « notables », des élus de l’an-cien système villageois. Parfois, des villages entiers font corps derrière leurs « élites », et il faut alors que l’APL châtie tout le monde. En général, les communistes réussissent à imposer l’idée d’une lutte des classes. Les méchants exploiteurs sont alors soumis à des « séances de lutte » terrifiantes : insultes, humiliations, tortures… suivis d’une mise à mort publique. Les rapports confidentiels de l’époque destinés aux dirigeants estiment le nombre total de victimes à 2 millions de morts.

On voit Mao fixer des « quotas » d’exécutions : un pour mille, c’est bien, mais on peut aller au-delà si besoin… Résultat, dans certaines provinces, le taux de tués tourne autour de trois, quatre ou cinq pour mille

S’agissait-il d’anéantir ce groupe de notables ruraux qui jouissaient d’une certaine légitimité ?

Certainement. Le régime n’admettait aucun groupe intermédiaire qui aurait pu s’interposer entre le pouvoir et le peuple. Il y avait aussi l’envie de se conformer à l’exemple stalinien – voire de le « dépasser ». On voit Mao fixer des « quotas » d’exécutions : un pour mille, c’est bien, mais on peut aller au-delà si besoin… Résultat, dans certaines provinces, le taux de tués tourne autour de trois, quatre ou cinq pour mille –, une proportion énorme au regard de l’histoire comparée des révolutions. Mais la motivation la plus profonde est à mon sens d’ordre politique : il s’agit de créer un lien indissoluble entre la paysannerie et le pouvoir. Voici comment : les cadres poussent la majorité à persécuter une minorité arbitrairement désignée. Au cours des séances publiques, les villageois doivent se lever un à un et dénoncer les « méfaits » du « méchant ». Ils doivent tous participer à sa déchéance, à sa déshumanisation et pour finir assister à sa mise à mort. Puis ils vont se partager ses biens, aussi modestes soient-ils – un vêtement, un pot de cuisine… Ainsi, un pacte de sang liera désormais la paysannerie au Parti. C’est à mes yeux l’acte fondateur de la République populaire. À partir de ce moment-là, tout le monde a du sang sur les mains et tout le monde vit dans la culpabilité et la peur.

La dékoulakisation soviétique a été elle aussi sanglante. Y a-t-il une différence ?

Oui, une différence capitale. Staline avait confié la mission de liquider les koulaks à ses services de sécurité. Mao, lui, fait exécuter son projet par les gens eux-mêmes, les obligeant à se salir irrémédiablement les mains. Or il s’agit d’une société où la vengeance joue un grand rôle. Tous les participants aux séances d’accusation vivent dans la hantise d’une punition de la part des victimes. S’enclenche ainsi un terrifiant cercle vicieux qui pousse les paysans à réclamer « préventivement » la tête des familiers des victimes, puis des proches de ces derniers, et ainsi de suite. Dans un texte saisissant, Deng Xiaoping, qui pourtant n’était pas un tendre, décrit cette escalade sans fin. La violence engendre la violence. La suite de l’histoire – dépossession des paysans réduits à l’état de serfs, persécution de toutes les religions, confiscation de tous les biens, police extrême de la pensée… pour ne citer que les épisodes précédant le Grand Bond en avant – l’illustre amplement. Au cours des dix ou douze premières années du pouvoir communiste, environ 5 millions de personnes ont été tuées.

Aujourd’hui, les tueries massives sont terminées. La Chine a beaucoup changé. Reste-t-il cependant des séquelles de la violence délibérée qui a marqué les débuts du régime ?

Personne n’échappe à l’histoire. Un régime qui s’impose par la violence se maintient au prix d’encore plus de violence. Et cela a forcément des conséquences. Comment reconstruire une société civile qui a été entièrement détruite ? Comment, après des décennies de haine contre la moindre déviation politique, bâtir une société respectueuse des différences ? Et quand les crimes du passé restent impunis, comment espérer que certains n’ajouteront pas de produits chimiques dans le lait ou de l’eau dans le ciment ? Ces méfaits, que l’on attribue au capitalisme, étaient en réalité fort courants à l’époque de Mao… Pour échapper à la répétition, encore faut-il regarder l’Histoire en face.

Frank Dikötter, historien néerlandais de la Chine moderne et professeur à l’Université de Hongkong, est l’auteur de plusieurs livres bousculant notre vision de la Chine communiste. « The Tragedy of Liberation » (Bloomsbury), qui vient de paraître, est le deuxième volet d’un triptyque consacré à la République populaire sous Mao. Le précédent, « la Grande Famine de Mao », a reçu en 2011 le prestigieux prix Samuel-Johnson. Le prochain se penchera sur la Révolution culturelle.

Parution Le Nouvel Observateur 16 janvier 2014 — N° 2567