Bannis par le puritanisme néo-confucéen, vandalisés sous le régime communiste, les chungonghua marquent l’apogée d’un art érotique au sommet de son raffinement

Peinture sur soie extraite d’un album de huit pages (39,5 x 55,5 cm), par un maître anonyme de la période Kangxi (1662-1722). Coll. Ferry Bertholet, Amsterdam.

Peinture sur soie extraite d’un album de huit pages (39,5 x 55,5 cm), par un maître anonyme de la période Kangxi (1662-1722). Coll. Ferry Bertholet, Amsterdam.

C’est un beau jardin attenant à une maison que l’on devine opulente. Adossé au tronc d’un magnolia en fleurs, un jeune couple vêtu d’étoffes précieuses est amoureusement enlacé. Vêtements bousculés, ils sont sur le point de « conclure ». Lui, pantalon sur les pantoufles, exhibe une belle érection. Elle, tendrement accrochée à son cou, s’apprête à le chevaucher. La jambe levée – la vulve soudain dévoilée entre les plis de sa robe saumon – elle jette un dernier regard derrière elle comme pour vérifier qu’ils sont bien seuls, pendant que lui, oublieux du monde, contemple, hypnotisé, le minuscule pied de son amante en suspens tout près de son pénis. Dans une seconde, elle va s’asseoir sur lui d’un geste que l’on imagine souple et sûr. Autour d’eux, la nature éclate d’énergie vitale.

L’album de Kangxi est à mettre au niveau des plus grands Rembrandt

Cette peinture sur soie fait partie d’un album exceptionnel commandité par l’empereur Kangxi à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles. Il appartient aujourd’hui à Ferry Bertholet, un Néerlandais passionné qui a amassé la plus belle collection d’art érotique chinois. « L’album de Kangxi est à mettre au niveau des plus grands Rembrandt, affirme-t-il. C’est le point culminant d’un art érotique extrêmement riche mais méconnu, tant du grand public que des chercheurs. » Très peu d’études sont en effet consacrées aux chungonghua, ces « peintures du palais du printemps », ainsi nommées en référence aux délices prêtées aux gynécées impériaux. Les œuvres les plus anciennes qui nous soient parvenues datent de la fin des Ming (première moitié du XVIIe s.) et témoignent d’un degré extrême de subtilité et de maîtrise. Sous les Qing (XVIIe-XXs.), qui imposent le puritanisme néo-confucéen, beaucoup d’œuvres seront détruites. Mais en même temps, les empereurs, secrètement fascinés, font exécuter des albums qui comptent parmi les chefs-d’œuvre du genre.

L’arrivée des communistes déclenche une immense vague de vandalisme contre ces « produits délétères de l’idéologie bourgeoise ». Conséquence : il ne reste aujourd’hui, selon l’historien de l’art James Cahill, que vingt ou trente séries de qualité. Aucun musée au monde ne possède de collection digne de ce nom. En Chine, où l’idée même reste sulfureuse, les œuvres ne sont visibles que dans les éditions pirates des livres et catalogues occidentaux. Bertholet raconte comment une exposition de sa collection, programmée par le Musée de Bruxelles en 2010, a été annulée à la demande des autorités chinoises. Cahill, qui fut conservateur d’art chinois à la Freer Gallery de Washington, mentionne l’existence de deux caisses cadenassées remplies d’œuvres érotiques dans les réserves du Palais impérial à Pékin. Elles ne peuvent être ouvertes que sur autorisation du gouvernement !

Pourtant cet art témoigne d’une culture suprêmement raffinée. L’artiste anonyme de l’album Kangxi détaille amoureusement ses personnages : l’orchidée glissée dans les cheveux de la belle, le motif tissé dans la soie de sa robe saumon, ses sourcils « en antennes de papillon », le nacré de sa peau, le fin duvet sur son pubis, l’ourlet rose de son vagin contrastant avec le bistre du sexe qui la pénètre. Le cadre, toujours d’une élégance extrême, est lui aussi minutieusement décrit : chaque plante, mousse ou rocaille du jardin, chaque meuble, bronze antique, livre du studio de lettré, sont délicatement rendus et agencés en savantes compositions. D’évidence, cet érotisme de haut vol ne vaut que par la qualité des personnages qui le vivent et du cadre où ils évoluent, faisant écho à celle des collectionneurs, qui ne montrent leurs œuvres qu’à un cercle choisi de lettrés.

On le voit par exemple, à peine débarqué du bureau, prendre en hâte sa concubine avant même d’avoir ôté son chapeau et ses bottes

Créées par des esthètes pour des esthètes et mettant en images l’art de vivre des élites, ces peintures baignent dans une atmosphère recherchée – qui pour nous frise l’inexpressivité. Les corps, évanescents, ne font l’objet d’aucun rendu anatomique. Les membres semblent atrophiés. Pas de musculature, ni de puissance ni de sueur. « Le personnage masculin n’est pas un bodybuildeur ni une bête de sexe, précise Bertholet avec humour, mais un pâle lettré, du genre à bouquiner jusqu’au milieu de la nuit. Les peintures n’exaltent pas ses exploits sexuels, ce sont des instantanés de sa vie domestique. On le voit par exemple, à peine débarqué du bureau, prendre en hâte sa concubine avant même d’avoir ôté son chapeau et ses bottes. »

L’atmosphère est indemne de drame ou de passion. Au comble du coït, les visages restent apaisés. Il faut guetter la nuance : un léger sourire de contentement, des signes ténus d’excitation, de surprise, parfois d’ennui ou d’apathie à l’époque ultérieure. Mais jamais de peur, d’humiliation ou de douleur. On est très loin de la frénésie des œuvres japonaises, comme du frisson de la transgression propre à l’érotisme occidental.

« Bien sûr, tempère Bertholet, il s’agit d’un conte de fées où le plaisir et la tendresse sont partagés. En réalité, les hommes avaient tous les droits et les femmes aucun statut tant qu’elles n’avaient pas mis au monde un héritier mâle. Même alors, elles menaient une existence recluse. Leur désir ou leur plaisir ne pesait pas bien lourd. » Reste que ces confucianistes machos et hypocrites chérissaient la douceur et la communion au point d’en saturer leur univers fantasmatique.

Couple d’amoureux à Shanghai (h. 15,5 cm). Porcelaine de la famille rose (vers 1920). Coll. Ferry Bertholet, Amsterdam.

Couple d’amoureux à Shanghai (h. 15,5 cm). Porcelaine de la famille rose (vers 1920). Coll. Ferry Bertholet, Amsterdam.

Avec la chute des Qing, l’art érotique s’industrialise et se démocratise, se tournant vers un public modeste, voire illettré. On produit encore des pièces de qualité, comme cette statuette de porcelaine (voir photo ci-dessus), touchant mélange d’ancien et de nouveau. La femme, qui a encore les pieds bandés, tient un cédrat, allusion classique au sexe féminin. Du passé, restent encore la douceur et l’harmonie. Mais la modernité éclate : dans le chapeau de l’homme, dans son hommage au sein, enfin sensuel, et surtout dans la joie de vivre et l’énergie caractéristiques des périodes nouvelles. On souhaiterait à la dynastie communiste, qui a rejoint le niveau d’hypocrisie des précédentes, de produire des œuvres aussi attachantes.

La représentation des corps

Ferry Bertholet : « Dans l’art érotique chinois, l’anatomie ne compte pas beaucoup, même s’il n’existe aucun tabou de la nudité. Les organes génitaux, par exemple, sont représentés avec précision, sans honte ni exagération. Mais on voit à peine les seins, qui étaient à l’époque dénués de charge érotique. Les petits pieds bandés ont représenté en revanche la quintessence des aphrodisiaques pendant un millénaire. Ils sont donc constamment mis en avant – sans être jamais dénudés, ce qui aurait été une terrible faute de goût.

En réalité, ce qui compte ici, c’est la poésie. Cet art n’est pas documentaire, il est suggestif. Il parle à l’imagination, lui propose des situation érotiques, à la fois excitantes et empreintes de l’idée taoïste d’une harmonie généralisée – entre le masculin et le féminin, l’homme et la nature, la maison et le jardin… »

Ferry Bertholet, auteur de Les Jardins du plaisir, Philippe Rey, 2003 et Concubines et courtisanes, Fonds Mercator.


Parution Le Nouvel Observateur hors série — janvier-février 2014