Liao Yiwu

Après Tiananmen, le poète dissident Liao Yiwu découvre en sortant de prison le monde inconnu des chrétiens chinois. Il en a rapporté une enquête fascinante

Peut-être est-ce l’effet de la propagande incessante, de l’image trafiquée d’elle-même que la Chine veut à tout prix imposer : brillante, sans tache, exemplaire… Peut-être est-ce en réaction à ce matraquage qu’il s’est toujours trouvé en Chine des trublions pour retourner la médaille, dévoiler les impostures de la légende, crier « l’empereur est nu ». L’écrivain et musicien Liao Yiwu, 56 ans, est de ces fâcheux. Ses livres, une série de pavés dans la mare, sont interdits en Chine, mais on les trouve partout en version pirate. Pour pouvoir continuer à écrire, Liao a été contraint de fuir clandestinement son Sichuan natal. Résidant depuis 2011 à Berlin, il dénonce implacablement les contrevérités de ce qu’il appelle « l’Empire du mensonge ».

Pourtant, Liao ne s’intéresse pas vraiment à la politique. Longtemps, il mène la vie dissolue d’un poète « décadent », sorte de Rimbaud mâtiné de Kerouac, vagabond, noceur, imbibé d’alcool et ivre d’avant-garde. Ce sont les années 1980, gonflées d’espoir et d’audace. Émergeant à peine du long cauchemar maoïste, la Chine embrasse avec enthousiasme les réformes de Deng Xiaoping. Ce dernier, entièrement absorbé par le délicat pilotage du grand virage vers le capitalisme, laisse la bride sur le cou des chiens fous et autres artistes indisciplinés. À Chengdu, capitale du Sichuan, la bohème bat son plein et Liao en est le prince. Personne ne soupçonne que la parenthèse sera brève et la fin, brutale. Soudain, le 4 juin 1989, Deng siffle la fin de la récré et envoie les chars écraser le printemps des étudiants sur la place Tiananmen. Fin de la fête et de l’insouciance. Début d’un âge de fer qui perdure à ce jour.

Bouleversé par la boucherie de Tiananmen, Liao écrit d’un jet « Massacre », un long poème furieux en forme de cri, qu’il fait circuler dans le cercle des beatniks déboussolés de Chengdu. Un acte impulsif qui lui coûtera cher. Arrêté pour crime contre-révolutionnaire, il est condamné à quatre ans de prison. Quatre années de cruauté défiant l’imagination, dont il fera plus tard le récit dans un livre, « Dans l’empire des ténèbres », dont on ne sort pas indemne. Une œuvre que Robert Badinter place « parmi les plus grandes de la littérature pénitentiaire, dans la lignée de Dostoïevski et de Soljenitsyne ». 

Quand Liao sort de prison, en 1994, il a 36 ans, il est au fond du désespoir. « La poésie, explique-t-il, n’a pas résisté au choc de la réalité. Les trafiquants de drogue, proxénètes, assassins et violeurs que j’ai côtoyés m’ont montré le vrai visage de mon pays… » Liao décide de garder à vie le crâne rasé des repris de justice. Harcelé par la police, incompris par sa famille, rejeté par ses anciens camarades qui ont entre-temps succombé aux sirènes du fric, il sombre dans l’alcool, la dépression et la clochardisation. Sa dérive le porte vers la frange oubliée des paumés, marginaux et désaxés : comédiens de rue, officiers renégats, paysans sans terre, chamans, escrocs et même cannibales. Peu à peu, il comprend la valeur humaine et littéraire des histoires inouïes qu’il recueille. Le poète laisse la place au témoin, qui cherche avant tout à restituer la vérité des êtres. Il en tirera « l’Empire des bas-fonds », un livre foisonnant et déjanté, dantesque.

Au cours de ses vagabondages dans des coins de plus en plus perdus, il fait la rencontre intrigante d’un chirurgien hors pair, le Dr Sun. Dans une chaumière sans électricité, à la lueur de lampes torches, le docteur opère d’une main sûre la cataracte d’une vieille paysanne. Cet ancien mandarin de médecine, jadis directeur d’un hôpital près de Shanghai, a démissionné pour mener la vie âpre d’un « médecin errant » dans ces régions déshéritées. Pourquoi avoir sacrifié une carrière aussi prestigieuse ? Sun raconte à Liao sa rencontre, au début des années 1990, avec des médecins étrangers chrétiens fervents, sa première bible. Une lecture qui va bouleverser sa vie de fond en comble. Il ne peut plus accepter le système hospitalier dévoyé par le souci du profit. La société tout entière lui apparaît comme malade, ayant perdu tout sens moral et toute notion de fraternité.

Le Dr Sun, qui a lu « l’Empire des bas-fonds », propose à Liao de l’accompagner dans ses équipées. Ils prennent ensemble le bus pour des bourgades éloignées, puis marchent pendant plusieurs heures sur des chemins périlleux pour aboutir dans des villages du bout du monde peuplés de minorités ethniques – des Yi, des Bai, des Miao, etc. –, qui vivent sans eau courante, sans électricité et sans téléphone. Les malades affluent. Le docteur exécute gratuitement toutes sortes d’opérations que les paysans ne peuvent se payer : ablation d’un sein rongé par une tumeur, amputation d’une jambe gangrenée… Souvent, c’est trop tard, et le docteur ne peut que tenir la main du mourant.

Liao est stupéfait. Dans chaque village misérable de cet arrière-pays du Yunnan se dresse une grande église en pierre taillée, bâtie il y a cent ou cent cinquante ans par des missionnaires européens qui ont vécu et sont morts dans ces lieux noyés de moustiques qui figurent à peine sur les cartes. Les villageois, souvent illettrés, ne possèdent parfois que leur pantalon, mais ils portent tous des noms d’évangélistes. Devant les yeux ébahis du chroniqueur émerge le continent perdu des premiers chrétiens de Chine.

En réalité, l’histoire des missionnaires chrétiens dans le sud-ouest de la Chine n’est pas une nouveauté. Mais le Parti a occulté des pans entiers de l’histoire, inculquant aux écoliers la notion fictive d’une Chine inviolée, coupée du reste du monde. Élevé dans cette vulgate, Liao découvre avec jubilation que la Chine n’est pas cette citadelle fermée aux « barbares ». Elle s’est déjà ouverte au monde il y a bien longtemps, et y a gagné une force d’âme bien plus authentique que toutes les fadaises du Parti. Une fois les missionnaires étrangers chassés par l’arrivée des communistes, leurs ouailles ont en effet repris le flambeau, subissant avec courage des années de camp de travail, mourant avec dignité au nom de leur foi lors de persécutions terrifiantes, dignes de l’époque des catacombes. Leurs descendants – le nombre des chrétiens en Chine aujourd’hui est estimé entre 70 millions et plus de 100 millions – ne sont pas les traîtres à la patrie dépeints par la propagande. Héritiers de décennies de constance et de résistance, ils sont aussi chinois que chrétiens. Le Christ fait désormais corps avec la tradition chinoise.

Transporté par l’exemple de ces humbles paysans qui trouvent dans leur foi la force de tenir tête au pouvoir, Liao recueille leur histoire auprès des témoins directs. Le résultat de cette enquête paraît aujourd’hui en français sous le titre « Dieu est rouge ». Rouge comme la terre du Yunnan, comme les joues de ses habitants et le sang de ses martyrs. Comme la Chine sous le joug du PC.

Après la noirceur de l’empire des ténèbres, voici le rayon d’espoir du dieu rouge. « Ces rencontres m’ont sorti de ma dépression alcoolisée, raconte Liao. En comparaison avec les souffrances et l’héroïsme de ces paysans illettrés, mes propres tourments me paraissent désormais bien légers! » 

Liao ne fait pas vraiment œuvre d’ethnologue. Dans son tableau du christianisme chinois manque la saga tragique des catholiques de Shanghai convertis par les jésuites. C’est un écrivain qui se nourrit des histoires qu’il croise sur sa route. La foi têtue de ces obscurs résistants le transporte plus que le calvinisme cérébral qui séduit depuis quelque temps les intellectuels dissidents. « Le christianisme des campagnes est un espoir pour l’avenir, affirme-t-il, car il montre que l’être le plus insignifiant possède en lui la force de résister à la tyrannie. » 

Liao ne s’est pas converti. Il reste attiré par la pensée vertigineuse et la philosophie esthétique du taoïsme primitif, « avant qu’il ne devienne une religion ». Les écrits de Laozi et de Zhuangzi sont pour lui les textes les plus profonds, les plus mystérieux et les plus beaux de toute l’histoire chinoise. S’il a tout de même une religion, c’est celle de la « vérité historique ». Son héros, ce n’est pas Jésus ni le Bouddha, ce n’est plus Rimbaud. C’est Sima Qian, le grand historien de l’époque Han, castré sur ordre de l’empereur pour avoir affirmé une vérité déplaisante. Aux yeux de Liao Yiwu, un saint martyr égal des disciples canonisés de Jésus.

Liao Yiwu

Né en 1958, a été emprisonné quatre ans après Tiananmen. En 2008, il est l’un des 303 signataires de la «Charte 08» pour promouvoir la démocratie en Chine. Il est l’auteur d’un livre magistral : « Dans l’empire des ténèbres ». Il vient de publier « Dieu est rouge. L’histoire vraie de la survie et de l’essor du christianisme en Chine, de Mao à Xi Jinping » chez Books Editions.


Parution dans L’OBS N° 2631 — 9 avril 2015 / Illustration : Olivier Charpentier