Passé sous le contrôle du conglomérat shanghaïen Fosun, le Club parie désormais sur les riches familles de Canton ou de Pékin. Au programme, mah-jong et karaoké, mais les « crazy signs » sont toujours là
Il suffit de poser le pied dans le vaste lobby du Club Med de Guilin pour se trouver transporté d’un coup sur la rive d’un monde féerique. De l’autre côté de la façade vitrée s’étend en effet un panorama à couper le souffle, très loin de la plage ensoleillée et des cocotiers qui peuplent nos clichés. Ici, à perte de vue, ce ne sont que des troupeaux de collines rocheuses aux formes étranges, nimbées de brume, piquetées de bosquets, entrelacées d’étangs et de ruisseaux… Le visiteur étranger reste médusé devant ce paysage fabuleux. Les Chinois, eux, n’éprouvent pas le même choc. Guilin est un site célébrissime universellement connu, glorifié depuis des siècles dans d’innombrables poèmes, peintures, photos et prospectus touristiques… Sa splendeur ne surprend pas.
Ce qui suscite l’étonnement et la curiosité des Gentils Membres chinois, c’est plutôt la plongée dans le monde surprenant du Club Med et sa bizarre French touch. Comme, par exemple, la présence au sein du personnel de nombreux étrangers venus des cinq continents, mais ne parlant pas le chinois. Ou l’offre d’activités sportives et culturelles inédites dans ces contrées : de l’escalade au mountain bike, au golf ou à l’aquagym, en passant par les cours de cuisine, de sculpture ou de yoga… Et surtout l’omniprésence des « GO » – terme apparemment intraduisible que tout le monde prononce à l’anglaise –, qui accueillent les clients à bras ouverts, surveillent leurs équipées sportives, s’invitent à leur table, se débrouillent pour dialoguer malgré l’absence de langue commune, et tentent avec constance de convertir ces buveurs de thé au rituel surprenant de l’apéritif.
Voici une GO chinoise qui s’efforce d’expliquer les subtilités du système à un groupe de nouveaux arrivants tout en leur faisant faire, à bord d’un véhicule électrique, le tour des bâtiments éparpillés sur les 46 hectares du « village » – hôtel, restaurant, ateliers, spa, piscines, golf, terrains de sport… « Je n’ai pas compris, glisse une dame à mi-voix à sa fille. Qu’est-ce que ça veut dire, GO ? – Je crois que ça veut dire “gentil officier”, murmure la jeune femme. – Officier ? Ce sont des militaires ? – Euh… Plutôt des sortes de chefs d’équipe… » répond la fille, hésitante.
En Chine, le Club Med n’est connu que de la frange étroite des ultrariches capables de se payer des vacances à l’étranger et qui ont pu découvrir les « villages » de Malaisie, de Thaïlande ou des Maldives. Les centaines de millions de Chinois de la classe moyenne n’en ont pratiquement pas entendu parler. À ce jour, on compte trois villages en Chine, dont le plus ancien, à Yabuli, dans le nord, n’existe que depuis 2010. Vincent Grandsire, qui l’a dirigé jusqu’à tout récemment, a pu prendre la mesure de l’ignorance générale : « Quand ils débarquent, les GM chinois ne savent rien du concept Club Med. Ils pensent avoir acheté un simple séjour dans un hôtel cinq étoiles. Ils n’ont pas saisi que tout est inclus dans le prix, pas seulement les repas. » Du coup, très peu osent s’inscrire spontanément à une séance de trapèze volant, un cours de tai-chi ou une initiation au golf. « Les GO doivent les persuader que leur participation est autorisée et même souhaitée. Une fois qu’ils l’ont compris, ils s’y adonnent à cœur joie. »
Cette situation devrait changer très rapidement. Après une OPA interminable de dix-huit mois – la plus longue dans l’histoire de la Bourse de Paris –, le fleuron du voyage français a été finalement racheté en janvier dernier par Fosun, le plus puissant conglomérat privé de Chine, qui pèse 51 milliards de dollars. Le patron, Guo Guangchang, un milliardaire de 48 ans qui se propose de répondre aux nouveaux besoins des couches supérieures, est persuadé que « le Club Med est très adapté aux modes de vie actuels des Chinois ». Les nouvelles classes aisées sont en effet assoiffées d’expériences et de découvertes. L’idée de passer son temps libre allongé sur un transat ne fait rêver personne. Or, si les hôtels de luxe pullulent, il n’existe pas en Chine de lieux de villégiature proposant à la fois un cadre privilégié, un service soigné et u un programme d’activités à même de satisfaire la boulimie de cette génération d’hyperactifs.
Curieusement, le système des GO assouvit également un besoin plus secret, hérité du poids de la dictature : celui précisément du « chef d’équipe » chargé d’encadrer les activités de groupe, comme au bon vieux temps des communes populaires. Une GO confirme en rigolant : « Malgré tous nos efforts pour mettre nos amis chinois à l’aise, ils ont tendance à nous percevoir comme porteurs d’autorité et à se comporter de manière disciplinée. Si on leur dit que c’est l’heure du tir à l’arc, ils feront du tir à l’arc. Si on leur dit que c’est l’heure de danser, ils danseront… » La préférence pour les activités collectives est si marquée que le Club, qui avait prévu à l’origine une salle de karaoké et une table de mah-jong – hobbys préférés des Chinois –, a dû multiplier par six le nombre de salles et par vingt celui des tables ! Inversement, au lieu des quatre cents chaises longues projetées, seule une centaine a été installée autour de la piscine…
Pour Raphaël Erez, qui dirige depuis quatre mois le village de Guilin, la Chine est un bain de fraîcheur comparée à l’atmosphère plus « blasée » des sites européens. « Ici, tout est nouveau pour les gens, tout fait surprise, tout fait plaisir, explique-t-il. Les Chinois sont ravis, pleins de bonne volonté, ils veulent tout essayer, tout expérimenter. C’est le GM dans toute sa splendeur ! Comme si on renouait avec le Club Med des origines, quand la France des années 1950 découvrait émerveillée cette nouvelle idée des vacances… »
Avec cependant quelques différences notoires, en particulier concernant les horaires. Même surmenés, même en congé, les Chinois restent irrévocablement des lève-tôt et des couche-tôt. La grasse matinée, ce n’est pas leur tasse de thé. Le tempo général doit donc s’adapter. Petit-déjeuner aux aurores, déjeuner à midi tapant, dîner à 18 h 30 ! Et si les GO souhaitent remplir leurs soirées dansantes, ils ont intérêt à les programmer dès 20 heures, car, à 22 heures, le GM chinois est couché… À condition que cette horloge soit respectée, les spectacles d’après-dîner, animés à tour de rôle par les équipes de GO, font un tabac, ainsi que les célèbres crazy signs, ces chorégraphies synchronisées sur des musiques entraînantes qui font danser les GM du monde entier depuis soixante ans. Le public chinois ne fait pas exception. Toutes générations confondues, on le voit mettre au rancart sa légendaire retenue, sauter en cadence en agitant des bâtons luminescents, et essayer de mimer les mouvements des GO qui se contorsionnent sur l’estrade.
Autre différence de taille avec les GM européens : l’estivant chinois ne rêve pas d’échappée solitaire. Au contraire, les vacances ne se conçoivent qu’en famille, de préférence élargie. Autour de l’enfant-roi se pressent les parents et au moins un couple de grands-parents. Ça tombe bien, la paillardise des « Bronzés » a depuis longtemps cédé la place à une image bien plus convenable, conçue pour attirer les familles. « Cet endroit est exactement ce dont nous avions besoin, affirme Mme Xiao, une quadra élégante s’exprimant dans un anglais impeccable. Mon mari et moi sommes diplomates, postés en Corée du Nord, et nous profitons de nos congés pour nous retrouver avec notre fils et mes beaux-parents. » Les Xiao se déplacent toujours en famille, les plus âgés assistant aux exploits des plus jeunes à la varappe ou au ping-pong. Même quand le précieux bambin suit les programmes réservés aux petits, tous les adultes l’accompagnent, le mitraillant de photos, immortalisant le moindre de ses gestes, la moindre de ses réalisations – déguisement en papier crépon, cendrier en pâte à modeler ou apprentissage d’un pas de danse… Ils prennent leurs repas ensemble, dansent ensemble dans les soirées, jouent ensemble au bingo, chantent ensemble au karaoké. Après quoi tout le monde va se coucher de concert.
« Moi, ce que j’apprécie le plus ici, c’est les GO. Je ne sais pas trop quel est leur statut, mais ce sont des génies, s’exclame avec feu Mme Dai. Chacun est un pro dans son domaine, et tous dansent divinement ! » Banquière à Canton, cette trentenaire est une des très rares à être venue en couple, en laissant sa fille à la maison. Pourquoi ? Elle présente son mari. « Il est dépressif, explique-t-elle avec simplicité. Je l’ai traîné ici pour qu’il suive un régime intensif d’activités physiques variées. Et d’ailleurs, en trois jours, il va mieux, il est moins renfermé, il a moins d’idées suicidaires. » Le mari acquiesce en silence. Elle lui glisse : « Regarde les GO danser. Tu vois leur énergie, leur sourire, l’attention qu’ils portent aux gens… ? Imite-les, je suis sûre que ça te fera du bien. » Docilement, le jeune homme fixe ses yeux sur les danseurs avec, au coin de sa paupière, une lueur d’espoir…
À en croire les commentaires enthousiastes postés sur le site chinois de TripAdvisor, la formule du Club Med pourrait bien s’accorder aux nouveaux besoins des classes moyennes, comme elle a jadis fait corps avec les aspirations de la France d’après-guerre. C’est aussi la conviction du PDG du Club, Henri Giscard d’Estaing, qui a pesé de tout son poids en faveur du rachat par le groupe chinois. « Nous voyions depuis quelques années arriver cette nouvelle clientèle dans nos villages d’Asie, fait-il remarquer. Aujourd’hui, elle représente la moitié de nos GM aux Maldives. Et le boom du tourisme chinois ne fait que commencer. Nous allons donc développer de nouveaux villages en Chine même et autour. Mais j’espère bien que la vague des GM chinois atteindra rapidement les villages d’Europe et d’Afrique. »
Fosun, le nouveau propriétaire du Club, ne mégote pas sur les investissements. Trois villages vont ouvrir leurs portes d’ici à fin 2016. Parallèlement, le Club lance une nouvelle formule, Joyview, des séjours courts conçus pour la nouvelle classe de jeunes « bourgeois », dans des lieux chics et confortables proches des mégapoles. De toute évidence, le centre de gravité du groupe est en train de glisser vers l’Asie orientale. « Mais attention, tempère-t-on au siège – toujours parisien – du Club Med, le style restera bien français. Pourquoi changer une chose qui plaît tant au public chinois ? » Pour l’instant, telle est bien la stratégie de Fosun, dont les dirigeants n’ont guère la tête à métamorphoser le groupe français, trop occupés par une boulimie d’achats à l’étranger – l’ancien siège de la Chase Manhattan à New York pour 725 millions de dollars, 5 % des agences de voyages Thomas Cook, 20 % du Cirque du soleil canadien et des visées sur Pierre & Vacances-Center Parcs.
Après une décennie d’encalminage, le Club Med semble prêt à voguer de nouveau, porté par la grande vague chinoise de transmutation sociale. On comprend que l’aventure paraisse excitante aux dirigeants du Club. Mais elle n’est plus guère en phase avec la saga historique qui l’a lié pendant un demi-siècle à la France.
Parution dans L’OBS N° 2633 — 23 avril 2015
Traduction d’une version condensée de cet article en anglais par Wordcrunch
In China, Club Med Is A Brand New Idea 65 Years After Its Founding
Rich families from Guangzhou or Beijing are flocking to the new Asian « villages » of the famous French vacation brand. Activities include mahjong and karaoke but the beloved GOs (Genteel Organizers) are still here.
GUILIN — As soon as you step foot in the huge lobby of Guilin’s Club Med, you’re transported to a magical world. On the other side of the glass wall stretches a breathtaking panorama, far from the sunny beaches and the coconut trees that we tend to find in so many holiday pictures. Here, as far as you can see, there are only rock hills with strange shapes, surrounded by mist, dotted with thickets of trees, intertwined by ponds and streams.
Foreign visitors are astounded by this fabulous scenery. The Chinese, though, aren’t moved in quite the same way. Guilin is a world-renowned location that has been glorified for centuries in numerous poems, paintings, pictures and tourism leaflets. Its splendor is no longer surprising to them.
No, what arouses the curiosity of Chinese guests here is the Club Med concept itself, and its bizarre French lifestyle. For example, there are many foreigners on staff, from all over the globe, who don’t speak a word of Chinese. Also on offer are a plethora of activity choices still unknown in China: from rock climbing to mountain biking, golf and water aerobics and also cooking lessons, sculpture and yoga.
To Chinese visitors, the strangest thing is the omnipresence of the Club Med employees — known the world over as GOs, or « genteel organizers » — who welcome clients with open arms, watch the sports activities, dine with guests, and do their best to have conversations with clients even though they don’t speak a common language.
« What does GO mean? »
A Chinese GO struggles to explain the subtleties of the Club Med system to a group of newcomers, while driving them in an electric car to visit the buildings spread all over the 113-acre « village » — hotels, restaurants, workshops, pools, golf. « I didn’t get it, » a woman whispers to her daughter. « What does GO mean? »
In China, Club Med is known only in the narrow ranks of the ultra rich who can afford to pay for « village » holidays in Malaysia, Thailand or the Maldives. The hundreds of millions working-class Chinese have never heard of it.
So far, there are three Club Med villages in China. Vincent Grandsire, who was its director until very recently, was able to measure the general ignorance. “When they arrive, Chinese don’t know a thing about the concept of the Club Med, » he says. « They think that they bought a simple stay in a five-star hotel. They don’t understand that everything is included in the price, not just the meals. »
Enjoying the supervision
This situation will be changing soon. After a business proposal that took 18 months to be accepted — the longest one in the history of the Parisian Stock Exchange — Club Med, the jewel of French tourism, was bought by Fosun, the most powerful private conglomerate in China, worth $51 billion. Its boss, Guo Guangchang, a 48-year-old billionaire who wants to take care of the Chinese elite, is convinced that « Club Med is really well suited for the current way of life of the Chinese society. »
Indeed, the upper classes are eager for new experiences and discoveries. Luxurious hotels are multiplying, but in China there’s no other place that offers a privileged setting, unparalleled service and a range of activities to satisfy this hyperactive generation.
In a curious way, the GO system also satisfies a more secret need, inherited from the dictatorship: the need to be supervised by a « team leader » who manages the group activities. One of the GOs confirms, laughing, « Despite all our efforts to help our Chinese friends feel comfortable, they tend to see us as authority figures and thus behave with discipline. If we tell them that it’s time for archery, they will go to the archery class. If we say it’s time to dance, they will dance. »
The preference for group activities is so strong that Club Med, which had originally planned a singe karaoke room and mahjong table — a Chinese favorite hobby — had to create six times the karaoke rooms and 20 times the mahjong tables it had first envisioned. But though 400 deck chairs were ordered, only 100 have been set around the swimming pool.
The guests in all their splendor
For Raphaël Erez, who has been director of the Giulin village for four months, China is a breath of fresh air compared to the « blasé » atmosphere of the European villages. « Here, everything is new for the vacationers, » he says. « Chinese people are delighted, full of enthusiasm. They want to try everything and have new experiences. It’s just like in the original Club Med, in 1950, when France welcomed, amazed, this new concept of holidays. »
Still, there are a few significant differences, especially concerning the way the Chinese approach the day. No matter whether they are overtired or on holiday, Chinese people invariably wake up early and go to bed early. Having a lie-in is not their cup of tea. The Club then has to adapt to this rhythm, offering a very early breakfast, lunch at noon sharp and dinner at 6.30 p.m. And if the GOs want to have people attending their dance nights, they better start them at 8 p.m. because at 10 p.m., it’s lights out for Chinese guests.
Providing that this special timetable is followed, the after-dinner shows animated by the GOs are a great success.
Family holidays
Another big difference between European and Chinese guests is that Chinese vacationers don’t dream of solitary holidays. Instead, they are meant to be spent with the family and, preferably, the whole family. Mrs. Xiao, a stylish forty-something, explains in perfect English: « This place is exactly what we needed. My husband and I are diplomats, working in North Korea, and we take this opportunity to spend time with our son and with my in-laws. »
The Xiaos move as a family here, the old ones watching the achievements of the young ones. Even when the precious child participates in activities reserved for young people, the whole family follows him to immortalize every moment, snapping dozens of pictures. They eat together, dance together at night and sing karaoke together.
Fosun, Club Med’s new owner, has already made some major investments. Three villages are set to be opened before 2016. In the meantime, the group is launching a new formula, Joyview, which offers short stays in very chic and comfortable places, near big cities, made for the new young « bourgeois. »
For the moment, Fosun doesn’t seem to want to change the company’s French style, which has attracted waves of Chinese guests. The challenge must seem exciting for Club Med’s directors, but what it has in store for China is ultimately very different than the course it charted during the company’s more than half-century history.