Dans un pays où la parole des autorités est sacrée, la catastrophe de la centrale a provoqué une révolution culturelle. Devant le silence et les mensonges officiels, militants et simples citoyens ont décidé de prendre leur sort en main. Pour sauver les habitants de la région.

Et ouvrir enfin les yeux de leurs compatriotes

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Les-révoltés-de-Fukushima-2Seiichi Nakate s’en félicite encore. En mars dernier, apprenant que le tsunami qui venait de ravager les côtes du Japon avait également endommagé la centrale de Daichi – distante de 60 kilomètres seulement de sa ville de Fukushima City –, il décide sur-le-champ de mettre à l’abri sa femme et ses deux enfants en les envoyant le plus loin possible, à 700 kilomètres de là, chez sa belle-sœur. « Contrairement à tant de gens, je connaissais les risques, explique-t-il d’un ton calme. Il y a vingt-trois ans, Daini, l’autre centrale de Fukushima, avait déjà essuyé un accident grave. J’avais milité à l’époque pour sa fermeture. » Dans les jours qui suivent, un chapelet d’explosions viennent confirmer ses doutes. Pendant de longues semaines, les gaz toxiques crachés par la centrale en perdition seront ballottés par les vents, dispersant leurs graines de mort sur un vaste périmètre peuplé de 2 millions de personnes.

Je suis resté avec une poignée de personnes lucides au milieu d’un océan d’aveuglement…

Les autorités, qui multiplient les déclarations lénifiantes, ordonnent des évacuations limitées dans un rayon de 20 kilomètres. Malgré les simulations météo qui montrent le panache radioactif s’enroulant sur lui-même à l’aplomb de la capitale provinciale, Fukushima City est considérée comme suffisamment éloignée du danger. Persuadés que les pouvoirs publics feront l’impasse sur l’accident malgré sa gravité inouïe, les rares écolos de la ville prennent le chemin de l’exode. « C’était la chose la plus raisonnable à faire, reconnaît Nakate. Je l’aurais fait aussi, mais je me sentais responsable des collègues qui travaillent pour mon association d’aide aux handicapés. Résultat : je suis resté avec une poignée de personnes lucides au milieu d’un océan d’aveuglement… »

Et dire que, au moment de Tchernobyl, la Biélorussie a procédé à l’évacuation de toutes les localités qui présentaient un taux de radiation quatre fois moindre qu’ici !

Les 300 000 habitants continuent en effet à vaquer sagement sous les pluies de particules empoisonnées, s’en remettant aux bulletins rassurants diffusés par les médias. « Les autorités de la province ne veulent qu’une chose : que la population reste, à n’importe quel prix, accuse Nakate avec une pointe d’exaspération. On les endort, on leur cache la vérité. Personne ne se soucie de leur santé, de leur bien-être. Et dire que, au moment de Tchernobyl, la Biélorussie a procédé à l’évacuation de toutes les localités qui présentaient un taux de radiation quatre fois moindre qu’ici ! »

Avec une poignée de copains, comme lui ex-militants écolos, Nakate décide de « sauver tous les habitants de la ville ». Le gouvernement prétend, sans fournir de preuves, qu’« il n’y a aucun problème pour la santé » ? Les mousquetaires produiront des mesures exactes prises dans les maisons, les rues, les écoles et les jardins. Problème : impossible de se procurer sur place le moindre compteur Geiger. À Tokyo, l’article est si rare qu’il s’échange sur le web à des prix astronomiques – des militants soupçonnent aujourd’hui que le marché a été volontairement « asséché » par le puissant lobby du nucléaire, peu désireux de voir M. N’importe-Qui contrôler la toxicité des rejets.

Les résultats ont dépassé nos pires craintes

gouverneurNakate se tourne vers ses anciens amis de Fukuro Nokai (« Contre les centrales vieillissantes de Fukushima »), une petite ONG fondée à Tokyo en réaction au fameux accident de 1988 et qui n’a cessé depuis de réclamer la fermeture des centrales. Avec sa dizaine de membres dévoués et ses relais dans la capitale, Fukuro Nokai va se mettre entièrement au service de cette mission de salut public. « C’est grâce à leur matériel que nous avons pu faire les premières mesures, en commençant par les cours d’écoles et les aires de jeu des jardins d’enfants, raconte Nakate. Les résultats ont dépassé nos pires craintes. » Les trois quarts des établissements scolaires de la ville présentent en effet des taux correspondant à ce qu’on appelle dans les métiers du nucléaire une « zone contrôlée » : en clair, une zone où le niveau de radiation exige des règles strictes de signalisation, de circulation et de contrôle des durées d’exposition. Dans le cas du collège de Watari, situé en centre-ville, les compteurs indiquaient même des valeurs égales à celles enregistrées à 3 kilomètres de Tchernobyl – carrément du niveau « zone interdite » !

Postés sur le site de Fukuro Nokai, ces premiers chiffres publics vont déclencher un déluge de commentaires de la part de jeunes parents qui écumaient désespérément le web à la recherche d’informations leur permettant de limiter les risques imposés à leurs enfants. En quelques jours, une communauté se crée, partageant ses sources, bâtissant au fil des échanges une expertise de plus en plus pointue – sur la nature des particules radioactives, leur mode de propagation, leur dangerosité…

De timides employés deviennent des quasi-spécialistes des microsieverts, de la demi-vie des isotopes, la façon dont les particules rejetées dans l’atmosphère colonisent l’environnement avant de semer le chaos dans tel ou tel tissu du corps humain… Ohi Tomotsugu, infirmier de son état, est ainsi devenu un champion du compteur Geiger, passant au crible tous les coins de la ville, renouvelant ses mesures après chaque averse, chaque orage, débusquant les « hot spots » où la radioactivité s’est accumulée au gré des ruissellements. Son ami Kawarada Akihiro, animateur social, est imbattable sur les mille et une façons connues de gérer et de décontaminer les zones radioactives.

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Cette effervescence aboutit début mai à la naissance du « Réseau de Fukushima pour protéger les Enfants contre les Radiations », fort aujourd’hui de plusieurs centaines d’adhérents. Avec Nakate comme président, ses membres bombardent les directeurs d’école de fax, de mails, leur enjoignant de proscrire les activités en plein air, de garder les fenêtres closes, de repérer les « hot spots » et d’en interdire l’accès… Les plus véhéments exigent du ministère de l’Éducation que les bâtiments scolaires soient « décontaminés » comme n’importe quel local professionnel soumis à un excès de radiation. Des mères de famille placides font le siège des bureaux du gouverneur, réclamant que les terrains de foot qui servent de cours aux écoles soient grattés, débarrassés de la couche superficielle où se sont incrustées les particules dangereuses entraînées par les pluies. Les autorités s’exécutent de mauvais gré. Et quand elles traînent des pieds, on voit des bandes de grands-mères, masque sur le visage et pelle à la main, procéder elles-mêmes à cette éreintante tâche…

Savez-vous que les membres de votre Réseau sont en fait de dangereux gauchistes ?

Dans un pays allergique au conflit, où le culte de la cohésion sociale confine au conformisme, une telle « révolte », si modérée soit-elle, suscite d’abord la réprobation. Mme Watanabe, qui distribuait à la sortie de l’école de sa fille des prospectus pédagogiques sur les règles d’hygiène à observer dans un environnement radioactif, s’est vu discrètement mettre en garde : « Savez-vous que les membres de votre Réseau sont en fait de dangereux gauchistes ? Mon mari est policier, il est bien renseigné. Ne vous laissez pas manipuler par des gens qui ont des arrière-pensées politiques… »

Faire connaître toutes les infos bloquées ou falsifiées par les autorités

L’énergique Mme Watanabe, employée d’une compagnie d’assurances, connaît mieux que quiconque le courage qu’il faut pour secouer le poids du qu’en-dira-t-on. « J’ai dû me battre très fort pour obtenir, malgré le désaccord de mes beaux-parents, de venir vivre avec mon fils à Yonezawa », une ville « propre » à une centaine de kilomètres de Fukushima City. Son mari vient les rejoindre le week-end. Elle s’active avec son amie Mme Nishida, mère au foyer, qu’elle a réussi à « arracher aux mensonges des JT qui prétendent que tout va très bien » et à convaincre d’abandonner sa maison « terriblement contaminée ». Insensibles aux regards de travers, elles se dépensent sans compter pour le « Réseau des parents », effectuent des prélèvements dans les écoles et les parcs, nourrissent sans relâche le fil Twitter pour « faire connaître toutes les infos bloquées ou falsifiées par les autorités »…

Tous les parents ont compris maintenant qu’on nous a menti, qu’on nous ment, que la situation est terriblement dangereuse

Manifestation de parents d’élèves venus de Fukushima contre le gouvernement, à Tokyo

Manifestation de parents d’élèves venus de Fukushima contre le gouvernement, à Tokyo

« En deux mois, l’état d’esprit général a énormément bougé, affirment-elles avec fierté et espoir. Tous les parents ont compris maintenant qu’on nous a menti, qu’on nous ment, que la situation est terriblement dangereuse. Mais ils ne savent pas encore quoi faire, comment réagir. » En évoquant tous ces enfants qui continuent de baigner dans la soupe délétère de Fukushima City, dans l’attente d’un ordre d’évacuation qui ne viendra pas, Mme Watanabe va jusqu’à exprimer un sentiment tabou : la colère. Colère contre les directeurs d’école béni-oui-oui, contre les fonctionnaires préfectoraux qui se cachent derrière la hiérarchie, contre le bureau de l’Éducation qui tergiverse, contre Tepco qui n’a que faire des populations, et contre tous les politiques qui prétendent encore cacher l’horreur nue de la catastrophe…

Le plus simple, le plus sain, le plus juste serait bien sûr d’évacuer toutes les familles ayant des enfants en bas âge

« Le plus simple, le plus sain, le plus juste serait bien sûr d’évacuer toutes les familles ayant des enfants en bas âge, soupire Kazumasa Aoki, le responsable de Fukuro Nokai. Il faut savoir que ces enfants ont déjà subi des pics énormes de rayonnement au moment des trois explosions de mars, sans compter toutes les particules qu’ils ont inhalées depuis quatre mois ou ingérées dans l’eau et  la nourriture. » À combien s’élève la radiation cumulée absorbée par leur organisme ? Pour y répondre, il faudrait que Tepco rende public le détail de ses rejets, précisant la nature et la quantité des différents types de radionucléides émis dans l’atmosphère. Des informations à ce jour non divulguées, malgré les multiples demandes des associations vertes. En tout état de cause, il faudrait abaisser le seuil acceptable de radiation pour ces enfants, de façon à tenir compte des doses déjà absorbées. « Et que voit-on ? Que ce seuil a été au contraire relevé pour la province de Fukushima, adultes et enfants confondus, passant de 1 millisievert par an (comme partout) à 20 millisieverts par an ! Or ce chiffre correspond à la limite supérieure admise pour les travailleurs du nucléaire, et à ce titre exige un grand luxe de précautions et de suivi médical. Les enfants de Fukushima, eux, n’ont droit à aucune mesure, aucun suivi, aucune prévention : juste à la multiplication  par 20 de leur risque d’avoir un cancer ! »

Afin d’exposer au grand jour ce scandale, Kazumasa Aoki a commandé il y a quelques semaines à l’Acro, un laboratoire français indépendant ayant des liens avec le Japon, l’analyse des urines de dix enfants de Fukushima. Les dix échantillons se révèlent tous contaminés au césium 134 et au césium 137…

Quand j’ai répondu : “des siècles”, ils sont tous tombés des nues

folamour-Fukushima-3Pour les parents de Kano, 14 ans, sévèrement contaminé, c’est la douche froide. Ils viennent de prendre la douloureuse décision d’envoyer Kano et son petit frère de 6 ans poursuivre leur scolarité chez leur oncle, à Okinawa, à l’autre bout du pays. Désormais, ils ne pourront voir leurs enfants que deux ou trois jours tous les deux mois. Le visage marqué de souffrance, la mère de Kano demande l’anonymat, craignant pour ses enfants une stigmatisation semblable à celle qui frappe aujourd’hui encore les victimes d’Hiroshima. Fonctionnaire municipale, elle ne pourra pas quitter son travail. « Nous avons encore quinze ans de prêt à rembourser pour la maison », explique-t-elle d’une voix brisée. Une maison désormais sans valeur, le marché immobilier local s’étant effondré. Elle sait qu’aucune indemnisation n’est à espérer de la part des autorités, ni aucune prise en charge par les assurances, la ville n’ayant pas été déclarée zone sinistrée. Personne à qui demander des comptes pour la détresse de cette famille ruinée, fracassée.

Pour une fois, l’expertise de l’Acro va pourtant faire sensation dans la presse japonaise, habituellement si respectueuse de la parole officielle. Lors de la conférence de presse, on demande au patron de l’Acro, le physicien David Boilley, pendant combien de temps il faudra surveiller les zones contaminées. « Quand j’ai répondu : “des siècles”, ils sont tous tombés des nues », raconte Boilley.

Personne ne nous a jamais donné cette information, ni les responsables ni les journaux. Merci de nous l’avoir transmise

De fait, hormis de rares reporters indépendants, la presse japonaise n’aborde presque jamais la question des suites à long terme de la catastrophe. « Vu la quantité de radiation qui a été émise, il ne fait aucun doute qu’une zone interdite sera décrétée autour de la centrale, une zone où les gens ne retourneront jamais, estime le physicien français. Mais le gouvernement ne l’a toujours pas dit. » Résultat : des dizaines de milliers de réfugiés s’accrochent au vain espoir de retourner dans leurs maisons. Comme M. Hando, chef des pompiers de Tomioka, une bourgade située à 8 kilomètres de la centrale, « temporairement relogé à Miharu », à l’intérieur des terres. « On attend d’avoir les mesures d’irradiation, insiste-t-il, pour savoir quand on pourra rentrer chez nous. Mais on n’obtient aucune réponse. » Quand nous lui rapportons les commentaires du physicien français, M. Hando se fige. Puis il déclare d’une voix blanche : « Personne ne nous a jamais donné cette information, ni les responsables ni les journaux. Merci de nous l’avoir transmise. »

Amère victoire pour les écologistes qui ont si longtemps prêché dans le désert

Les-heros-impurs-de-FukushimaComme M. Hando, le pays tout entier est sous le choc de la vérité. Pour le plus grand nombre, c’est l’arrivée, pourtant prévisible, d’aliments radioactifs dans leurs assiettes qui sonne le réveil. Les Japonais découvrent, sonnés, que la caste des technocrates auxquels ils se fiaient aveuglément les a menés au bord du précipice. « Amère victoire pour les écologistes qui ont si longtemps prêché dans le désert », dit Aileen Mioko Smith, responsable de l’ONG Green Action et célèbre pasionaria antinucléaire. Avec tout ce que le Japon compte d’associations vertes, elle prête main-forte au Réseau Fukushima, guidant ses démarches dans les méandres de la citadelle technocratique tokyoïte. Quelle satisfaction de voir ces simples citoyens convoquer de tout-puissants « dirigeants » à leurs meetings, contester leurs choix et dénoncer l’omerta dont ils s’entourent. « Une véritable révolution culturelle ! »

Ne plus laisser notre destin entre les mains des technocrates

Lors d’une séance de « négociation publique » entre le Réseau et les fonctionnaires locaux du « QG du désastre nucléaire », le 19 juillet, on a ainsi vu des parents en colère mettre sur le gril de pâles bureaucrates contraints d’avouer qu’ils n’avaient de réponse à aucune de leurs questions… Les mandarins sont nus. « Cet accident affreux fait peser un danger mortel sur nos enfants, nos vies, et nous irons jusqu’au bout pour nous débarrasser du nucléaire, résume Nakate. Mais il nous donne aussi une chance de changer les choses dans ce pays. Pour ne plus laisser notre destin entre les mains des technocrates. »

La carte du désastre

carte désastre FukushimaQuel est l’impact exact de la catastrophe nucléaire ? Quelles sont les zones les plus touchées, celles qu’il faudra sceller, celles que l’on pourra tenter de décontaminer ? Aussi étonnant qu’il paraisse, les autorités japonaises n’ont à ce jour fourni aucune réponse. Ce sont des physiciens, indépendants de la puissante industrie nucléaire, qui ont décidé de s’atteler à la tâche, arrachant non sans mal l’autorisation d’effectuer cette cartographie. À l’origine de cette initiative, Mamoru Fujiwara, de l’université d’Osaka, est tout sauf un militant antinucléaire. C’est lors d’un voyage à Fukushima que l’évidence s’impose  à lui : « Cette radiation va durer très longtemps, elle va s’enfoncer dans le sol, elle va circuler.  Nous avons le devoir d’étudier tout ça. » Avec 600 collègues, le professeur a divisé le cercle de 80 kilomètres autour de la centrale en 2 000 cases. En juin, cinq prélèvements de sol sont effectués dans chaque case. Les résultats, attendus fin août, ne passeront pas inaperçus : une carte provisoire indique déjà qu’une coulée de contamination « grave » affecte des régions réputées « sûres », comme les villes de Fukushima City et Koriyama, touchant même une banlieue de Tokyo.

Parution Le Nouvel Observateur 25 août 2011 — N° 2442