Le vice-président Xi Jinping, en visite à Bangkok

Le vice-président Xi Jinping, en visite à Bangkok

Officiellement l’intronisation cet automne du prochain numéro un, Xi Jinping, sera une formalité. Mais, en coulisses, une compétition féroce entre factions rivales fait toujours rage…

« PARTI DES PRINCES » CONTRE LIGUE DE LA JEUNESSE COMMUNISTE

L’année du Dragon, disent les Chinois, est promesse de bouleversements. Un autre dicton affirme que les troubles naissent toujours au Sichuan. L’actualité politique semble donner raison à la sagesse populaire, à quelques mois de l’importante transition prévue cet automne au sommet du Parti communiste. Un incident inattendu qui a eu pour théâtre la ville de Chongqing au début de février vient en effet de déclencher une crise d’une magnitude exceptionnelle, dont l’onde de choc risque de faire tanguer le savant équilibre interne du PC.

mandarins-rouges-1Le contexte, d’abord, est propice aux soubresauts. Au cours de ce transfert de pouvoir, qui se produit une fois tous les dix ans, le tandem suprême composé du président et du Premier ministre doit changer, ainsi que sept sur neuf des « immortels » du comité permanent du Politbureau et 60 % des 370 membres du comité central. Ce qui devrait entraîner un vaste mouvement de personnel en cascade dans la machinerie qui dirige le pays. La Chine veut faire croire qu’il s’agit d’un processus qui obéit à des règles bien établies. Le prochain numéro un, Xi Jinping, choisi par le Parti en 2007, ne vient-il pas de compléter son voyage inaugural aux États-Unis, tout comme Hu Jintao l’avait fait avant lui ? De même, le prochain Premier ministre, Li Keqiang, n’est-il pas en train d’achever son « rodage » sous la tutelle de Wen Jiabao ? Tout est donc en ordre dans la maison des mandarins rouges et, cet automne, le Parti adoubera les nouveaux leaders de la « cinquième génération ».

En coulisses, cependant, une féroce compétition opposant des factions rivales vient d’éclater au grand jour, jetant le trouble jusque sur l’intronisation de Xi Jinping. Tout a commencé par la stupéfiante tentative de défection de Wang Lijun, vice-maire de Chongqing et célèbre flic antimafia, qui a demandé l’asile au consulat américain le plus proche, à Chengdu. Il se confirme que Wang Lijun cherchait à se protéger contre son propre patron, Bo Xilai, le célèbre numéro un du PC de Chongqing, pour qui il menait pourtant depuis trois ans une spectaculaire opération mains propres contre des triades. Cette opération a propulsé le couple Wang-Bo au sommet de la popularité et mis Bo en bonne place pour décrocher une place au comité permanent cet automne.

Pourquoi la légendaire équipe des deux « MM. Propre » a-t-elle explosé ? Pourquoi Wang Lijun s’est-il tourné vers les Américains ? Que leur a-t-il révélé pendant les vingt-quatre heures passées sur place avant que des émissaires venus de Pékin ne le soustraient aux sbires de Bo Xilai assiégeant le consulat ? Ces questions sont encore sans réponse. Le mystère et la gravité de l’incident se sont encore alourdis en fin de semaine dernière quand ont couru des bruits sur les informations transmises par Wang aux Américains. Bo Xilai aurait été sur le point de tenter un coup d’État avec l’aide de l’un des neuf membres du comité permanent, visant à écarter rien de moins que le prochain numéro un. Cela à la veille du voyage de Xi Jinping aux États-Unis. Difficile pour l’heure de vérifier… Il reste que c’est la première fois depuis l’affaire Lin Biao, il y a plus de quarante ans, que des bruits de défection et de coup d’État secouent la Chine.

Complot ou pas, l’avenir de Bo Xilai semble en tout cas compromis, ce qui sape le délicat équilibre entre les factions concurrentes qui se partagent le pouvoir. Car Bo était le favori du « parti des princes », une coalition assez disparate regroupant les enfants des fondateurs du régime. Cette deuxième génération, telle que la décrit l’un des siens qui préfère garder l’anonymat, « se veut la gardienne de l’héritage communiste et estime qu’elle a naturellement le droit de diriger le pays ». Bo Xilai s’est attiré l’affection de ses congénères en menant dans sa mégacité de 30 millions d’habitants une politique autoritaire en faveur du peuple – logements sociaux, éducation, santé, etc. – tout en ne cédant rien à la société civile naissante. Ce qui a le plus touché les vétérans, c’est la mode qu’il a lancée des « chants rouges » entonnés en chœur. Une grande vague rétro a envahi le pays, donnant au groupe des néomaos, une des franges les plus rétrogrades du « parti des princes », l’impression que le pays aspirait à un retour au bon vieux temps.

Les « princes » ne sont pas tous des nostalgiques. Beaucoup d’entre eux, qui ont fait leurs études dans les meilleures universités américaines, sont aux commandes des plus grandes entreprises d’État et profitent du capitalisme aux couleurs chinoises pour accumuler pouvoir et fortune. Ceux-là se reconnaissent dans une autre faction, le clan des Shanghaïens, la coterie qui a détenu le pouvoir pendant dix ans sous Jiang Zemin. Toujours dirigés par l’ex-homme fort, les Shanghaïens, « princes » ou apparentés, sont pour une politique franchement élitiste, favorisant les régions les plus riches, et les classes les plus privilégiées.

Ces deux groupes alliés ont une bête noire : la faction dite de la Ligue de la Jeunesse communiste, menée par le président Hu Jintao. Actuellement la plus puissante, cette coalition regroupe des cadres issus de familles modestes, recrutés précisément au sein de la Ligue par des « parrains » qui veillent sur leur carrière. On les qualifie aussi de populistes car ils sont plus sensibles aux problèmes des régions rurales ou sous-développées. Mais, contrairement aux néo maos, ils ne se réclament pas du passé et se méfient des princes et de leur arrogance.

Chacune de ces factions a ses parrains et ses étoiles montantes. Les instances dirigeantes sont partagées presque à égalité entre les princes et la Ligue. Les prochains leaders ont été choisis de façon à maintenir cet équilibre. Le changement le plus notoire concerne le numéro un : Hu, patron de la Ligue, sera remplacé par Xi Jinping, un prince. Comment la Ligue a-t-elle accepté un tel transfert ? La réponse, inattendue, est révélée dans les câbles publiés par WikiLeaks. Les informateurs des diplomates américains, eux-mêmes très bien placés dans les cercles de pouvoir, expliquent que Xi Jinping n’était pas le candidat de Hu Jintao, qui aurait préféré un de ses protégés. Mais en 2007, au cours d’une réunion de vétérans, c’est-à-dire de retraités et de hauts cadres, un sondage sur les différentes options possibles est remporté haut la main par Xi Jinping, contraignant Hu Jintao à s’incliner. Et les experts de détailler toutes les qualités du prochain numéro un : c’est un prince, fils d’un célèbre guérillero de Yenan mais qui, par suite de la disgrâce de son père, a passé son adolescence dans un village où il s’est fait apprécier des paysans. Alors que son père était encore en prison, il a fait dix demandes avant d’être enfin admis au Parti, où il a grimpé modestement les échelons. Partout où il a officié, il s’est fait une réputation de bosseur, humble, sachant écouter. Bref, Xi est la perle rare qui n’offense personne et met d’accord des groupes aux intérêts divergents, des paysans du Shanxi aux patrons des PME du Zhejiang, des ONG aux banques d’État, des anciens du Parti aux jeunes financiers sortis de Harvard.

Xi était donc bien placé pour aplanir la sourde hostilité régnant entre les deux bords. C’était sans compter la brutale ambition d’un Bo Xilai. Même si la rumeur de projet de coup d’État se révélait fausse, le fait que son bras droit ait dû trouver refuge auprès des Américains suffit à démontrer que l’apparatchik reste un loup pour l’apparatchik. La malédiction des factions pèse toujours sur les maîtres de la Chine.

Le calvaire des pères…

peres-bo-xilai-xi-jinpingLe père de Xi Jinping, Xi Zhongxun, est vice-Premier ministre avant d’être victime d’une purge qui lui vaudra seize ans de prison, la plupart du temps en détention solitaire. A 14 ans, Xi Jinping est envoyé dans un village du Shanxi où il partage pendant sept ans la vie fruste des paysans. Bo Xilai souffre lui aussi de la chute de son père, Bo Yibo, autre vice-Premier ministre. Mais, pour les Bo, la vie est plus dure : les enfants subissent cinq ans de prison puis cinq ans de camp de travail. La mère est battue à mort. Le père passe dix ans en prison, où il est sauvagement torturé par les gardes rouges. Une fois réhabilités, les deux vétérans, Xi et Bo, poussent tous deux la carrière de leur fils. Mais alors que Xi Jinping a le chic pour plaire à tout le monde, Bo Xilai suscite méfiance, voire rejet. Trop d’arrogance ou trop d’ambition ? Les câbles publiés par WikiLeaks révèlent que les cadres à la retraite n’ont pas oublié le texte que Bo Xilai avait publié pendant la Révolution culturelle, dénonçant son père et reniant tout lien de parenté avec lui. Le vieux Bo, lui, avait passé l’éponge, au vu des efforts qu’il déploiera après sa réhabilitation pour faire avancer la carrière de son fils. Les anciens, eux, persistent à mépriser ce mauvais fils aux dents trop longues. L’affaire Wang Lijun ne devrait pas améliorer son image.

Parution Le Nouvel Observateur N° 2468 — 23 février 2012