Il existe en Turquie deux sujets dont la seule évocation peut vous attirer de graves ennuis : le génocide arménien et les droits des Kurdes.

L’usage du mot de « génocide » accolé au mot « arménien » est toujours passible de poursuites pénales au titre de l’infamant article 301 qui punit toute « atteinte à la turcité ». Quant à la cause kurde, elle est systématiquement assimilée au terrorisme et à ce titre susceptible d’entraîner de lourdes condamnations.

Ragip Zarakolu

Ragip Zarakolu est éditeur. Ces sujets tabous, il en a fait littéralement son « fond de commerce ». Le catalogue de sa maison d’édition – « Belge », fondée en 1977 à Istanbul avec sa femme – n’est qu’une longue liste d’ouvrages consacrés aux thèmes les plus sulfureux. Pas étonnant qu’en trente ans d’activité, il ait été traîné plus de quarante fois en justice. Sa femme, décédée prématurément en 2002, a subi la prison et la torture.

Ragip a lui aussi connu la prison, tant pour son travail d’éditeur que pour son rôle dans la défense des droits de l’homme. Membre fondateur de l’Association des droits de l’homme, il a écopé d’un premier séjour à l’ombre en 1971 à cause de ses relations avec une organisation subversive – Amnesty International… Ses ouvrages ont souvent été saisis, il a été souvent condamné à verser de lourdes amendes. Ses modestes locaux, installés dans un sous-sol du quartier central de Sultanhamet, ont même essuyé un attentat à la bombe en 1995…

Depuis le 1er novembre 2011, Ragip Zarakolu, 62 ans et souffrant de maladie cardiaque, est de nouveau sous les verrous, dans une prison de haute sécurité où son fils Deniz est également incarcéré. Tous deux sont accusés de terrorisme pour leur implication dans la question kurde. Comme preuves de ces « crimes », les enquêteurs ont saisi des manuscrits que Zarakolu s’apprêtait à publier, touchant – comme à son accoutumée – au génocide arménien et aux droits des Kurdes.

L’apologie des crimes contre l’humanité ne relève pas de la liberté d’expression

Le journal turc Radikal vient de publier un long article écrit par Zarakolu en prison, consacré à la polémique autour de la loi française sur la pénalisation du génocide. Cette loi, explique-t-il courageusement, est la conséquence de la montée en Europe des actes criminels inspirés par des théories racistes. Le négationnisme n’est pas une simple question d’« opinion », il possède une dimension d’« action » qui rend nécessaire une réglementation juridique. Zarakolu rappelle qu’en 2006, il s’était laissé persuader par son ami Hrant Dink, journaliste turc d’origine arménienne, de signer une déclaration d’opposition à cette loi. Et que s’est-il passé ? Hrant a été assassiné en 2007 par des extrémistes. « Hrant n’est plus avec nous. Et après que nous l’ayons perdu, notre glorieuse justice l’a condamné pour avoir qualifié 1915 de génocide… », écrit Zarakolu. Depuis, il dit avoir pris conscience de la « menace matérielle » que fait peser le négationnisme. « L’apologie des crimes contre l’humanité ne relève pas de la liberté d’expression, conclut-il. La négation des génocides peut avoir d’horribles conséquences, spécialement quand elle mène au discours de haine comme ce fut le cas en Turquie dans les mois qui ont précédé l’assassinat de Hrant Dink ».

Ma première rencontre avec Ragip Zarakolu remonte à plus de dix ans, à Istanbul. Avec ses boucles blanches, son sourire malicieux et sa voix douce, il m’évoquait plus le jeune homme qu’il fut dans les années 60, quand il rêvait de révolution hippie en écoutant Bob Dylan et Joan Baez, que l’implacable militant de choc combattant sans relâche un système liberticide. Mais sans jamais élever la voix, il énonçait avec un courage et une détermination remarquables des idées qui pouvaient à chaque phrase l’envoyer en prison. J’ai revu Zarakolu à plusieurs reprises, en Turquie ou en France où il participait au dialogue avec des organisations arméniennes. Voici la dernière interview qu’il m’a accordée en 2009.

Vous dites souvent que la Turquie doit reconnaître le génocide arménien, non seulement parce qu’elle doit demander pardon aux victimes et à leurs descendants, mais aussi pour se guérir elle-même de « tendances génocidaires » qui continuent selon vous de l’empoisonner jusqu’à présent. Pourriez-vous préciser cette idée ?

Depuis 1915, date du génocide des Arméniens et d’autres minorités chrétiennes d’Anatolie comme les Assyro-Chaldéens, plus de 90 ans se sont écoulés, mais la Turquie reste encore engluée dans l’état d’esprit qui a rendu possible ces crimes, bien qu’elle se proclame « démocratique » et « laïque ». Au cours de l’histoire récente, cette mentalité a entraîné plusieurs épisodes véritablement génocidaires contre tel ou tel segment de la société. À commencer par la répression interminable des Kurdes, qui sont dans le collimateur depuis l’origine de la république. Rien que depuis le milieu des années 80, 30.000 Kurdes ont été tués ! Au total, des milliers de villages ont été rasés, des populations entières ont été déportées de force, et en 1937, le Dersim, une région kurde, a subi un véritable mini-génocide… Est-ce là le comportement d’un État démocratique ? Il y a eu parallèlement de nombreux nettoyages ethniques : l’expulsion des Grecs du Pont et de Smyrne, les pogroms anti-Juifs de 1955, les massacres des Alévis qui sont considérés comme de « mauvais » musulmans, etc. J’ajoute aussi à cette liste un fait historique qu’on n’a pas l’habitude de mettre dans la même catégorie que les nettoyages ethniques ou religieux : je parle de l’entreprise menée par la junte d’anéantissement – concret, physique – de la gauche turque, via d’innombrables attentats, assassinats, « disparitions », morts en prison, etc., anéantissement parachevé dans les années 80. Le génocide, c’est comme une gangrène. Les dirigeants se sont succédés, les régimes ont changé, mais ils ont tous eu recours aux mêmes « mécanismes de liquidation » mis au point par les Jeunes Turcs contre les Arméniens. L’Empire ottoman avait connu auparavant des épisodes violents, des massacres. Mais c’est le génocide réussi de 1915 qui é été le point de départ d’une ère, celle de la terreur d’État, au cours de laquelle le pouvoir n’a cessé de « modeler » la société en recourant aux techniques les plus violentes d’« ingénierie sociale ».

C’est comme si l’Allemagne d’après-guerre avait élevé un mausolée dans le centre de Berlin pour abriter les cendres de Hitler et de Goebbels !

La persistance de cette mentalité génocidaire se nourrit bien sûr du négationnisme d’État. Un système arquebouté sur le négationnisme génère des comportements génocidaires. Mustafa Kemal, le fondateur de la Turquie moderne, n’avait pas trempé dans le génocide. Il avait d’ailleurs exprimé du mépris pour ces « criminels ». Mais, dans les années 40, la Turquie kémaliste a rapatrié les restes des auteurs du génocide, Talaat et Enver. Un monument a été érigé à leur gloire, dans le centre d’Istanbul. Ce monument existe toujours. C’est comme si l’Allemagne d’après-guerre avait élevé un mausolée dans le centre de Berlin pour abriter les cendres de Hitler et de Goebbels ! L’État turc n’a en fait cessé d’honorer les criminels et d’incriminer les victimes. Un renversement des rôles que seul le négationnisme rend possible, et qui a des conséquences gravissimes jusqu’à aujourd’hui. Voyez ce qui est arrivé en janvier 2007 à mon ami Hrant Dink. Son assassinat en plein centre d’Istanbul a été vécu par nous comme le dernier épisode du génocide de 1915. Car Hrant, qui se voulait un pont entre les Arméniens et les Turcs, avait été traîné en justice et ainsi désigné à la vindicte des éléments les plus extrémistes, parce qu’il avait utilisé le mot de « génocide » pour parler de 1915.

Depuis l’arrivée de l’AKP (parti islamiste) au pouvoir, on assiste à l’affaiblissement du système militaire qui a perpétré les violences que vous évoquez. Pensez-vous que cette évolution débouchera sur une reconnaissance du génocide et un règlement pacifique de la question kurde ?

Il est vrai que nous assistons depuis une dizaine d’années à une mutation des pensées qui touche désormais, au-delà des militants des droits de l’homme, de plus en plus de gens dans les cercles académiques, culturels, voire économiques. Les gens sont en général plus conscients de la nature réelle de l’État, c’est à dire un système totalitaire sous couvert de démocratie. Ce qu’on appelle en Turquie « l’État profond », qui est un héritage à la fois des mécanismes créés par les Jeunes Turcs à la fin de l’Empire ottoman, et des structures créées par l’OTAN pour faire face à une éventuelle menace communiste… Ce système est extraordinairement prégnant, et ma crainte est qu’il contamine tous ceux, de quelque bord qu’ils soient, qui dirigent le pays. Le concept sacro-saint de « sécurité nationale » permet à ce système de se perpétuer. Un tel système a toujours besoin de se trouver des ennemis, et quand il n’y en a pas à l’extérieur, il en trouve à l’intérieur.

La Turquie ne pourra pas faire de progrès réel sans mettre fin à la mentalité et aux méthodes de gouvernement héritées des auteurs du génocide de 1915

Il faut en finir avec cette conception nationale qu’on peut résumer par : « une nation (turque), une religion (musulmane), un groupe religieux (sunnite) » et au nom de laquelle toutes les exactions sont autorisées. Si nous ne le faisons pas, les démons de l’ultranationalisme continueront à faire des ravages, comme il y a un siècle à l’époque de l’extermination des Arméniens.