Entre 1915 et 1917, les deux tiers de la population arménienne de Turquie furent exterminés sans que les pays occidentaux interviennent. Le premier génocide de l’Histoire fera entre un million et un million et demi de morts 

Massacre du 28 février 1919 à Alep, en Syrie

Massacre du 28 février 1919 à Alep, en Syrie

C’est un très vieil homme qui se souvient de l’épouvante vécue dans son enfance : la déportation, en 1915, de tout son village vers les vastitudes désolées de Syrie, les hommes séparés des convois et égorgés, les femmes, vieillards et enfants poussés à coups de bâtons dans une marche forcée, promis à un destin atroce… Ceux qui réussissent à survivre aux coups, viols, razzias, tueries, et à atteindre les camps de concentration en plein désert, finiront par succomber à la faim, la soif, la maladie, l’épuisement… « Les gendarmes turcs nous menaient à la mort en nous insultant, en nous accusant d’être des traîtres », se souvient le vieil Arménien. « Mais quelle était notre faute ? » Quatre-vingt-dix ans après, la question le hante toujours.

C’est à cette interrogation éperdue que l’excellent documentaire de Laurence Jourdan tente de répondre. Pourquoi l’Empire ottoman finissant a-t-il décidé d’annihiler un peuple présent depuis trois mille ans sur ces terres ancestrales ? Comment s’est effectué l’assassinat d’un million à un million et demi de personnes ?

Le film ne se contente pas de montrer les photos déchirantes des victimes, enfants squelettiques, femmes hagardes, troupeaux en guenilles – et ces trains de la mort qui réveillent d’irrépressiblement souvenirs de la Shoah… La réalisatrice dresse surtout la chronique implacable d’une tragédie annoncée. Car le génocide de 1915 est précédé par des décennies troublées qui voient la situation des populations minoritaires se détériorer gravement. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’orgueilleux Empire ottoman assiste impuissant à la perte de ses possessions européennes. Grecs, Serbes, Bulgares obtiennent peu à peu leur indépendance. En butte à la colère de la majorité musulmane, soupçonnés de trahison, les chrétiens de l’intérieur, Grecs, Arméniens, Assyriens, paient le prix du délitement de l’empire. Rien ne semble à même d’arrêter cet engrenage, et encore moins les réformes politiques adoptées sous la pression des puissances occidentales. La masse misérable ne tolère pas les mesures qui visent à instaurer l’égalité entre toutes les composantes de l’empire. Chaque « avancée » politique sur le papier se solde par des massacres d’« infidèles ». La plus sanglante, celle de 1895, coûtera la vie à 250 000 Arméniens…

L’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs semble un instant changer la donne. Mais ces « libéraux » se laissent dériver vers un nationalisme fanatique qui rêve de créer une entité mythique englobant tous les peuples turcophones d’Asie centrale jusqu’aux confins de la Chine. Pour leur malheur, les Arméniens se dressent en travers de ce grandiose projet : géographiquement d’abord, l’Arménie historique se situant à la charnière entre les empires russe et ottoman ; racialement ensuite, cette minorité refusant obstinément de se fondre dans la glorieuse « nation touranienne » ; et surtout politiquement, car les élites arméniennes de Constantinople agitent des revendications d’autonomie inconciliables avec le rêve pantouraniste.

Le déclenchement de la Grande Guerre sera l’occasion pour le mal nommé « Comité Union et Progrès », parti unique au pouvoir, de régler discrètement et une fois pour toutes cette lancinante Question arménienne. Le documentaire fait état d’archives allemandes et américaines (les États-Unis sont très actifs jusqu’à leur entrée en guerre en 1917) dans lesquelles les consuls, présents dans les provinces les plus reculées, relatent l’implacable mise en œuvre d’une entreprise systématique d’extermination. Malgré la censure qui frappe le courrier diplomatique, les télégrammes angoissés du consul allemand d’Alep, Walter Rossler, du consul américain de Kharpout, Leslie Davis, parlent de « provinces-abattoirs », de milliers d’enfants et de jeunes femmes vendus en esclavage, de cadavres mutilés charriés par l’Euphrate, de troupeaux déshumanisés mourant dans les déserts… Dans un télégramme de juillet 1916, l’ambassadeur allemand Wolf-Metternich reconnaît son impuissance face à la volonté du gouvernement turc d’achever « la liquidation de la question arménienne par l’extinction de la race arménienne »

En dotant son pays d’une constitution moderne, Mustapha Kemal réussit, dans la foulée de la guerre, à recueillir le fruit du forfait sans en payer le prix moral. Quatre-vingt-dix ans plus tard, les ambitions européennes de la Turquie lui permettront-elles encore d’échapper au nécessaire devoir de repentance ?

Que sont-ils devenus ?

Avec l’aide des diplomates, missionnaires, médecins étrangers, celle de nombreux citoyens turcs et kurdes, voire de hauts fonctionnaires ottomans, un tiers des Arméniens de Turquie réussit à se réfugier en URSS, en Iran, au Liban, dans les pays balkaniques, en France et aux États-Unis. En 1924, la Turquie n’en recense plus que 60 000, sur les deux millions que comptait la communauté avant 1915.

Jugés en 1919 par un tribunal national, les leaders du Comité Union et Progrès responsables de l’extermination des Arméniens sont condamnés à mort. Mais ce sont des Arméniens qui les retrouveront et les exécuteront dans leur exil.

Parution dans TéléObs samedi 16 juin 2007 – N°2223

À propos du documentaire « Le génocide arménien » réalisé par Laurence Jourdan diffusé par Arte