Sur les scènes françaises comme sur les réseaux sociaux de son Hongkong natal, Sony Chan fait triompher son personnage d’androgyne en inventant la « glam résistance » Rencontre

Sony Chan

Cymbales, gong, cithare… Juste avant le lever de rideau résonne une musique exotique, quelques mesures empruntées à un opéra traditionnel de Hongkong : c’est l’hommage offert par Sony Chan à cette ville magnifique et hybride où elle est née et qu’elle a dû quitter à regret, comme tant de ses compatriotes, en 1997, lorsque l’ancienne colonie britannique a été rétrocédée à la Chine. Installée en France depuis une vingtaine d’années, Sony Chan est devenue humoriste et chroniqueuse. Le spectacle qu’elle joue sur la scène des Feux de la rampe, un « seul en scène » intitulé « Différente comme vous et moi », est une plongée désopilante dans l’univers mental d’une fashion victim, fortement inspirée de sa propre expérience. Tout le monde en prend pour son grade, autant les modeuses – elle y compris – obsédées par le glamour et l’apparence, que le troupeau révoltant des consommateurs de « vêtements en PVC », victimes consentantes de l’industrie du textile de masse.

Sony ressemble au fond à cette ville composite où elle a vu le jour, mélange improbable de vitalité chinoise et de quant-à-soi britannique. Elle en a hérité à la fois le bagou populaire et l’exigence de distinction. La capacité à énoncer des propos extrêmement crus sans tomber dans la vulgarité. Celle de camper un personnage outrageusement snob et vénal sans perdre un gramme d’élégance… À cela s’ajoute une ambiguïté supplémentaire de nature personnelle : « À 4 ans, j’avais un visage de fille. Les garçons me traitaient d’efféminé, mais comme j’étais le copain des plus jolies filles j’inspirais le respect. Adolescent, je me sentais ‘‘bi’’. En Asie, l’ambiguïté du genre n’est pas trop mal acceptée, surtout si vous êtes canon. Au Japon, en Corée, on injecte des hormones aux enfants ambigus dès l’âge de 13 ans pour modifier leur sexe. »

Ni femme ni homme

Sony ne veut pas changer de sexe. Elle veut des cheveux longs. En arrivant en France, elle les laisse pousser. À 20 ans, ils lui arrivent à la taille. Et c’est ici qu’elle se met à s’habiller selon son envie, c’est-à-dire en femme. « Mon visage et mon corps avaient déjà poussé en accord avec mon esprit. Peut-être parce que je me suis écoutée depuis mon enfance. » Aujourd’hui, elle est un être physiquement androgyne, impossible à classer dans les cases habituelles. Visage lisse de poupée asiatique, mais voix suave flirtant avec les graves, silhouette ultraféminine mais musculature virile. Tout en elle est identité mouvante. Elle adore s’habiller, se coiffer, se chausser et se maquiller en femme. Là s’arrête son désir de féminité. Elle ne veut pas d’enfants. Elle ne veut pas même porter de vernis à ongles. Ni femme ni homme ni transgenre, elle ne se reconnaît pas davantage en tant qu’homo ou hétéro… Voilà dix ans qu’elle vit avec le même compagnon, un Français « qui aime les femmes ». Il faut s’y faire : Sony est une créature improbable, délicieuse et drolatique, opposée à toutes les dictatures – sauf celle de la mode. La mode avec un grand M, qui accède chez elle au rang d’impératif catégorique.

Est-ce un effet de cette singularité foncière ? « J’ai toujours rêvé d’être une star, raconte Sony Chan, jouer la comédie, chanter. » Ses exemples, elle les puise dans le riche panthéon du cinéma hongkongais, qui fut jusqu’au tournant du siècle le Hollywood asiatique : Maggie Cheung, l’héroïne évanescente de « In the Mood for Love », la chanteuse de cantopop Anita Mui, et le troublant Leslie Cheung, héros ambigu d’« Adieu, ma concubine ». Un désir qui ne sera jamais pris au sérieux par ses parents. Jusqu’à ce qu’elle devienne chroniqueuse pour des émissions de grande écoute sur France-Inter et France 2. Sur scène aujourd’hui, Sony raconte cette passion avec beaucoup d’autodérision et un zeste de folie : « Depuis l’âge de 5 ans, j’exerce mon métier de star », explique-t-elle. Entraînement de tous les instants : dans le métro, où il faut apprendre à se conduire avec sex-appeal et panache ; dans une queue à la CAF, où il faut savoir comment affronter la mixité ethnique ; en cas de catastrophe naturelle, où il faut songer à protéger sa peau contre les fuites radioactives, etc.

Après mon assassinat, enterrez-moi en Lacroix.

Frivolité et engagement

Mais ces tribulations hautement frivoles ne lui font pas perdre de vue la question de Hongkong, sa lutte pour la démocratie et contre « la dictature » chinoise que Sony brocarde de façon irrésistible. « Je suis admiratif de la façon dont elle réussit à manier l’humour politique sur un sujet a priori éloigné des préoccupations du public », dit l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré. Pour Frédéric Yana, metteur en scène du spectacle, « la dimension subversive du message de Sony est un grand atout pour son travail ». Dans un de ses sketches les plus frappants, elle crie : « Vive le Tibet libre ! Vive Hongkong démocratique ! », puis elle ajoute avec un clin d’œil : « Après mon assassinat, que les autorités chinoises qualifieront d’’‘incident’’, enterrez-moi en Lacroix. Le couturier, pas l’eau de Javel. »

Antinomiques pour la plupart des gens, frivolité et engagement sont liés dans l’univers singulier de Sony Chan : « Un pays sans liberté ? C’est comme un vêtement sans cachemire. Habille-toi comme tu veux. Moi je ne porterai pas du Zara. » Sony Chan invente la « glam résistance ». En novembre dernier, lors d’un épisode de l’émission « Folie passagère » sur France 2, Sony chantait un karaoké à sa façon, avec des paroles en cantonais critiquant en termes amusants le Parti communiste chinois. Téléchargé plus de cent mille fois en une journée, le podcast s’est répandu comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux de l’excolonie britannique. Sony est aujourd’hui honorée à Hongkong parmi la poignée d’« artistes doués de conscience », et tous ses compatriotes rêvent de la voir sur les planches. Courez découvrir cette artiste hors norme à Paris, aux Feux de la rampe, ou à Avignon, au Théâtre des Corps-Saints, où elle se produira dans le cadre du Festival « off ».

« Différente comme vous et moi », par Sony Chan. À Paris, jusqu’au 15 juin 2016, au Théâtre des Feux de la rampe (01-42-46-26-19) ; à Avignon, en juillet 2016, au Théâtre des Corps-Saints (04-90-16-07-50).

BIO EXPRESS

Née à Hongkong en 1975, Sony Chan a émigré en France en 1997. Diplômée en architecture, elle a travaillé dans la haute couture, enregistré l’album « Be a Star » et été chroniqueuse sur Oüi-FM, France-Inter et France 2.

Parution dans L’OBS N° 2690 — 26 mai 2016 —Photo : Alexandre Eustache