Larong gar, le monastère aux 25 000 nonnes
par ursula-gauthier le 16 janvier 2016 • 8 h 58 min Aucun commentaireSévèrement réprimé au Tibet, le bouddhisme connaît un renouveau extraordinaire dans la province du Sichuan. Larong Gar, perché à 4 000 mètres d’altitude, attire des dizaines de milliers de moines tibétains, mais aussi des convertis chinois han. Les femmes y sont les plus nombreuses.
Il faut souffrir pour arriver à Larong Gar, la plus grande « université bouddhique » du monde, perchée à 4 000 mètres d’altitude sur les hauteurs arides du plateau tibétain. La ville la plus proche, Chengdu, est à une vingtaine d’heures de voiture. Le trajet est périlleux, les routes infernales, et les pannes fréquentes. En prime, il faut supporter le mal des montagnes qui met la tête dans un étau, oppresse la poitrine et provoque palpitations, étourdissements et autres nausées…
Mais au bout de ce voyage harassant, la petite route qui serpente au fond d’un vallon débouche soudain sur une vision à couper le souffle : le monastère apparaît telle une gigantesque ruche rougeoyante étalée sur les pentes nues d’un cirque montagneux. Agglutinées autour des collèges et des temples, une myriade de minuscules cahutes en rondins servent de cellule pouvant accueillir une ou deux personnes. Les lieux publics, exigus, sont à toute heure remplis d’une activité vibrante. Dans les venelles étroites, une foule de silhouettes, drapées de la toge bordeaux des religieux de l’école Nyingma, se hâtent vers les shedras, les imposants collèges aux toits dorés où sont prodiguées les « cinq sciences bouddhiques ».
Larong Gar n’est pas un monastère classique. Il ne possède pas sa propre communauté de religieux, ni les imposants bâtiments cernés de murs de pierre. Ainsi que l’indique le terme gar (« campement » en tibétain), ce n’était à l’origine qu’une poignée de tentes en poil de yak, plantées au fond d’une vallée reculée dans la région de Serthar. On trouve dans toutes les échoppes du coin des fascicules imprimés sur mauvais papier qui exaltent la légende dorée des origines.
C’est en 1980 que Jigme Phuntsok, un moine charismatique, qui avait réussi miraculeusement à échapper aux persécutions maoïstes, a installé son modeste ermitage dans une combe déserte. La décennie sanglante de la Révolution culturelle venait de s’achever. Le formidable appareil du bouddhisme tibétain était à terre : les grands monastères avaient été détruits, les moines emprisonnés ou défroqués de force. Quant aux maîtres spirituels, ils avaient été tués ou contraints à l’exil. L’hystérie révolutionnaire dissipée, Jigme Phuntsok s’est attelé à sa grande mission : la refondation du bouddhisme, en commençant par le commencement, c’est à dire l’étude et la contemplation. Ni lui ni la poignée de disciples qui vivaient alors dans des cabanes de boue séchée n’imaginaient que leur campement rustique deviendrait en quelques années le symbole flamboyant du renouveau du bouddhisme tibétain.
Aujourd’hui, 35 ans plus tard, l’Institut bouddhique, le plus réputé de Chine, célébré jusque dans les médias officiels, est fréquenté par des moines et moniales venus des quatre coins du pays pour y suivre un cursus complet d’études sur neuf ans. « Il y a même des gens de Taïwan et de Malaisie », explique avec fierté un aspirant qui baragouine l’anglais. Les diplômés se comptent par milliers, dont de nombreux khenpos (docteurs en théologie). La plupart retournent dans leur monastère afin de propager les enseignements du grand fondateur Jigme Phuntsok. Les meilleurs restent sur place, prenant le relais de leurs maîtres. Ils sont aujourd’hui environ 200 khenpos à prodiguer les cours à 6 000 étudiants.
Six milles, c’est le chiffre officiel. Mais il suffit de se poster à la sortie d’un shedra pour se retrouver noyé dans une épaisse foule d’étudiants. « Regardez autour de vous, dit avec un grand geste circulaire un novice coiffé d’une visière jaune, rencontré dans un bazar vendant bondieuseries et articles courants. Avec deux occupants par case, Larong Gar compte en fait 40 000 religieux, c’est-à-dire plus que le chef lieu de Serthar ! Sans parler des visiteurs venus pour des séjours courts. »
La plupart de ces religieux sont en fait… des religieuses. Moines et nonnes se croisent dans les lieux publics, mais ils habitent dans des quartiers strictement séparés et étudient dans des shedras distincts. À rebours du machisme de la société tibétaine, le fondateur Jigme Phuntsok avait décidé qu’il était temps de donner aux nonnes, dont l’éducation était assez élémentaire, la même formation qu’aux moines. Il fut le premier à former des femmes khempos (on les appelle des khenmos) dont sa propre nièce, Mentso rimpoche, aujourd’hui abbesse du monastère. Afin de contourner la mauvaise volonté des familles tibétaines en général hostiles à la vocation des filles, l’institut bouddhique fournit à toutes les postulantes une subvention et des aides en nature sans lesquelles elles ne pourraient pas se consacrer aux études.
Il n’en fallait pas plus pour qu’une foule de jeunes filles, souvent mineures, accourent à Larong Gar. C’est le cas de Nyima, qui a pris l’habit de nonne il y a trois ans, à l’âge de 17 ans. Avec ses cheveux ras et son petit air crâne, elle fait penser à un garçon manqué. Sur les photos d’elle adolescente, on la voit avec le même sourire en coin, mais en tenue smart, jean, baskets et lunettes noires, enfourchant une moto qu’elle ne sait pas conduire. Depuis qu’elle a fait ses vœux, finis les faux semblants : elle se consacre à l’étude ardue des textes fondateurs du tantrisme tibétain.
Nyima se réveille chaque jour à 5 heures dans sa minuscule case de quatre mètres carrés, qui lui sert à la fois de chambre à coucher, de cuisine, de séjour et de chapelle. Sa première action : se prosterner une dizaine de fois en murmurant la prière du matin. Ensuite elle jette une bouse de yak séchée dans le petit poêle qui occupe un quart de l’espace. L’eau chaude servira pour la tsampa (farine d’orge grillée) arrosée de thé au beurre, et pour la toilette de chat qui suit le petit-déjeuner. Sa journée est une succession de cours – sept heures – et de prières dans le temple des femmes – trois heures. « La vie ici semble dure, dit-elle en riant, il fait froid, il n’y a pas d’eau courante, les latrines sont à 100 mètres, et pour l’électricité, il faut un générateur. » Mais pour rien au monde elle ne retournerait chez ses parents, éleveurs nomades. « Les filles chez nous, c’est comme le bétail : service des parents, service du mari, service des enfants. Pas besoin d’études. Mais moi je veux m’instruire, je veux apprendre à méditer, à élever mon âme… » s’écrie-t-elle avec la fougue d’une adolescente en révolte. Avant de revenir à des sentiments plus dharmiques : « Je veux pouvoir aider tous les êtres sensibles à avancer sur la voie de la libération ».
J’ai découvert que tout ce après quoi je courais était totalement dénué de sens
À l’autre bout du gigantesque campus, Chen partage une case plus confortable avec un condisciple, chinois comme lui. À 34 ans, Chen – qui préfère se faire appeler Dorje, nom donné par son maître au moment de sa conversion – a eu une vie antérieure : ingénieur à Shenzhen, il gagnait très bien sa vie, et n’avait que mépris pour les croyants de tous bords. Mais soudain, il traverse une « crise morale grave : j’ai découvert que tout ce après quoi je courais était totalement dénué de sens. Le travail, l’argent, le respect social, etc. ». Il s’aperçoit qu’il n’en peut plus de vivre une vie jalouse, mesquine, agressive. Il démissionne de son emploi, quitte son confort et part en sac à dos « à la recherche d’un maître ». C’est par hasard qu’il tombe dans un salon de thé sur une conférence donnée par un lama tibétain qui le bouleverse. L’inconnu était le « grand kenpo » Sodargye, une des « stars » de Larong Gar, qui à la différence de la plupart des érudits tibétains, maîtrise le chinois. Chen décide alors d’aller visiter l’Institut bouddhique. C’était il y a quatre ans, il n’est jamais reparti. « J’ai encore deux ans d’études théoriques à faire, explique-t-il, après quoi je pourrai commencer à me former à la méditation tantrique sous la direction de mon maître ». Dans quel but ? Devenir missionnaire, répond-t-il, propager le bouddhisme sur un continent chinois dénué de toute spiritualité, « où les gens ont perdu le Nord ». « Mais bien sûr, s’empresse-t-il d’ajouter, un bouddhiste sait que tout est impermanent et il n’a pas de but personnel ».
Intarissable dès qu’il s’agit du bouddhisme tibétain, Chen décrit le cursus rigoureux des aspirants han : enseignements du grand khenpo Sodargye, et cours donnés par des khenpos chinois, « des mecs très forts, dont certains vivent à Larong Gar depuis vingt ou trente ans et sont imbibés de l’esprit de sa sainteté Jigme Phuntsok »
Chaque année, l’Institut oblige les élèves chinois à rentrer chez eux pendant les vacances du Nouvel An chinois, histoire de « se retaper ». « Vivre ici, c’est physiquement très dur pour nous les Han. C’est vrai qu’à cette altitude, le cœur souffre, ainsi que les poumons, la peau, les muqueuses… Mais quand on a vécu ici, on n’a plus aucune envie de vivre ailleurs ! »
Un système sérieux, logique, loin de la superstition
Une conviction partagée par les condisciples de Chen, tous issus de l’élite urbaine, « des gens sortis des meilleures universités : financiers, cadres sup, et même un ancien pilote de chasse. » Après avoir constaté que, dans la Chine actuelle, « on ne trouve plus aucune réponse nulle part », ils ont fini par atterrir à Larong Gar où l’on enseigne « un système sérieux, logique, loin de la superstition ». Le but, explique Chen, ce n’est pas de trouver le bonheur, mais de se défaire des illusions, d’arrêter d’être ce rêveur qui prend son rêve pour la réalité.
Les Tibétains ont réussi le miracle de préserver leur tradition malgré les désastres du maoïsme et ceux du matérialisme actuel
Il suffit de se promener dans le labyrinthe des ruelles, de prendre un thé au beurre de yak, pour tomber sur un de ces Chinois revenus du « grand rêve » seriné par le pouvoir depuis plus de trente ans. Artistes, étudiants, publicitaires, PDG au bord du burn-out, ce sont les grands noyés de l’enrichissement à tout prix qui découvrent, sonnés, une tradition spirituelle authentique. Un financier croisé dans un boui-boui explique avec émotion : « Les Tibétains ont réussi le miracle de préserver leur tradition malgré les désastres du maoïsme et ceux du matérialisme actuel. La plupart des Chinois, eux, voient cette religion comme une chose démodée, voire réactionnaire, ou politiquement dangereuse. Moi j’y vois un trésor de l’humanité. »
Jamais je n’ai connu une telle émotion
Il n’est pas rare d’assister en direct au « moment crucial » où, pour un pèlerin chinois, le « voile se déchire d’un coup, révélant l’évidence aveuglante ». C’est en ces termes que s’exprime une élégante Shanghaienne, venue passer un week-end exotique en compagnie de son mari, célèbre artiste animalier, converti de longue date au bouddhisme. « Ce matin, nous sommes allés écouter le khenpo Tenzin qui reçoit les pèlerins chinois en groupe à heure fixe, raconte-t-elle encore toute secouée. Au milieu de la cohue, il m’a regardée, juste regardée. Je me suis sentie toute petite et toute sale sous ses yeux. Mes larmes ont coulé comme un robinet qu’on a oublié de fermer. Jamais je n’ai connu une telle émotion. » Lors du déjeuner, elle se trouve assise à côté d’un assistant du khenpo, qui l’encourage à contacter le maître. « Le khenpo m’a reçue dans l’après-midi, il m’a fait “prendre refuge” et m’a donné un nouveau nom tibétain. Je suis une autre personne, je viens de naître et… j’ai besoin d’aller me coucher » conclut-elle chancelante.
Larong Gar est l’exemple même de la résilience tibétaine
À toute heure de la journée, les pèlerins tournent autour du temple Jutrul, structuré comme un mandala, qui domine le campement. On voit côte à côte des Tibétains dépenaillés, à la peau recuite, faisant tourner sans cesse leur moulin à prières, et des Chinois fortunés, vêtus comme pour une expédition en Amazonie. Ce sont les donations de ces croyants si différents qui permettent à Larong Gar de se développer, d’attirer des étudiants et de rayonner sur le territoire tibétain. Pour le chercheur américain David Germano, « Larong Gar est l’exemple même de la résilience tibétaine. Au lieu de résister à la violence politique infligée par l’Etat en politisant le bouddhisme, Jigme Phuntsok a trouvé une autre façon de résister, tirée de la culture tibétaine de la sagesse ».
Larong Gar a fait des petits. Yarchen Gar, un « campement » encore plus difficile d’accès, est posé dans un paysage exceptionnel, aux portes de la région autonome du Tibet. Ce second gar est tourné moins vers l’étude que vers des pratiques contemplatives tirées des écoles tantriques. Là comme ailleurs, les femmes représentent la majorité des pensionnaires. Là comme ailleurs, les chiffres – 15 000 moniales – sont impressionnants.
Les convertis chinois sont persuadés que leur présence en nombre fait fonction de bouclier contre la répression dont la menace ne s’est jamais dissipée. Tout le monde se souvient de la destruction violente, en 2001 à Larong Gar, de deux mille cabanes par des excavatrices sous les ordres de la police. Grâce au rayonnement de son enseignement, le campement a su effacer les cicatrices et continuer à se développer à une vitesse étonnante. « Les responsables entretiennent, par prudence, la fiction des 6 000 religieux, et personne ne veut révéler le nombre de Chinois habitant à Larong Gar, glisse à voix basse un fidèle tibétain. Qui sait, quelqu’un “là-haut” pourrait en prendre ombrage et décider encore une fois de démolir le monastère… »
Cet article est le dernier rédigé en Chine. Il a paru dans L’Obs du 7 janvier 2016, accompagné de l’annonce suivante :
« L’Obs » expulsé de Chine
Ursula Gauthier, sinologue parlant parfaitement le mandarin, était depuis 2009 la correspondante permanente de « L’Obs » à Pékin. Le 31 décembre 2015, elle s’est vue contrainte de rentrer en France. Expulsée de facto de Chine après que les autorités ont décidé de ne pas renouveler son visa. Elle est accusée d’avoir « défendu de manière flagrante » des actes terroristes dans un article du 18 novembre 2015 intitulé « Après les attentats, la solidarité de la Chine n’est pas sans arrière-pensées », publié sur le site internet de « L’Obs ». Dans cette analyse, elle suspecte le gouvernement chinois de brandir la menace djihadiste pour réprimer la minorité ouïgoure dans la région autonome du Xinjiang, dans l’Ouest du pays.
Notre correspondante est la première des journalistes étrangers en Chine à faire l’objet d’une expulsion depuis celle, en 2012, visant Melissa Chan, de la chaîne de télévision Al-Jazeera. Rappelons que le travail des correspondants étrangers en Chine est essentiel à la compréhension de ce pays, seconde puissance économique mondiale, dont le caractère autoritaire se renforce de manière préoccupante. Malgré ces pressions inacceptables qui n’ont fait l’objet que d’une bien faible protestation de la part des autorités françaises, « L’Obs » avec le concours de notre journaliste continuera à couvrir ce pays qui figure à la 176e place sur 189 sur l’échelle de la liberté de la presse établie par Reporters sans Frontières.
Sara Daniel, chef du service étranger de « L’Obs »
Parution L’Obs 7 janvier 2016 — N° 2670 – photos : Ursula Gauthier