Alors qu’elles accentuent leur répression sur le haut plateau, les autorités chinoises ménagent certaines régions limitrophes du Tibet, où règne un climat plus apaisé. Preuve qu’il existe d’autres méthodes que la manière forte
Des toits dorés scintillent au flanc d’un cirque montagneux, dominant la bourgade de Repgong à 2500 mètres d’altitude. Le monastère de Rongwo, un des plus grands du Qinghai, achève sa restauration. Une délégation visite avec une indifférence polie les immenses salles de prière. Ce sont des dirigeants provinciaux, venus en mission d’inspection, qui promènent un œil distrait sur les déités multicolores, sur les fresques saisissantes. Pourtant, ils devraient sursauter devant chaque autel, chaque vitrine, chaque rangée de statues. Car partout où le regard se pose, on découvre, flottant au-dessus des offrandes et des lampes à beurre, le sourire amusé de l’ennemi public numéro un, du « chacal en robe de moine » accusé de comploter du fond de son exil indien contre l’union nationale.
Oui, c’est bien le visage rigolard du dalaï-lama qui s’affiche partout à Rongwo : sur le trône vide du maître absent, au-dessus de l’effigie en couleurs de l’actuel abbé et des images sépia de son prédécesseur… Mais les hauts-cadres passent sans regarder la photo célèbre de la remise du prix Nobel de la Paix en 1989 ; ils ne cillent pas devant le portrait géant – impossible à éviter – coincé entre les mollets de la statue haute de 11 mètres représentant le vénérable Tzongkapa, fondateur de l’ordre dont est issue précisément la lignée des dalaï-lamas, ainsi que celle des abbés du lieu.
La possession de la moindre photo du pape exilé peut valoir l’emprisonnement au Tibet (région autonome, capitale Lhassa) et dans de nombreuses localités tibétaines rattachées aux provinces chinoises voisines (Sichuan, Gansu, Yunnan), étonnamment, la province du Qinghai, où se côtoient Tibétains, musulmans et Hans, échappe à ces rigueurs. A Repgong, on trouve des portraits en vente libre dans les boutiques. Les plus fervents le portent en sautoir sur leur cœur, ou sur une perle du chapelet enroulé autour du poignet, ou bien parmi les photos numériques du téléphone portable. « Nous autres Tibétains avons l’habitude de prier en pensant à notre maître spirituel, mieux, en contemplant son image. Au nom de quoi on nous interdirait de prier devant l’image de notre leader spirituel ? » s’exclame avec une fausse naïveté Tserang.
Le jeune professeur du lycée tibétain de Repgong raconte que lors des contrôles d’identité, si un policier (han) demande son permis à un chauffeur (tibétain), il n’est pas rare que ce dernier tire de son portefeuille une photo sous plastique du dalaï-lama et la lui colle sous le nez en criant : « Tu veux mon permis ? Voici mon permis ! » La réaction du policier ? « Il laisse courir, affirme Tserang. Les types sont assez “chauds”, ici. Ce sont souvent des nomades, descendus des plateaux sauvages, là-haut, où ils élèvent leurs troupeaux. Ils sont capables de sortir leur couteau en un clin d’œil, et là on ne sait pas comment ça se termine… Pareil pour les moines, beaucoup viennent de familles nomades. Ils ont un lien émotionnel très fort avec le dalaï-lama qui est la plus haute figure réincarnée de leur ordre. L’abbé du Rongwo, le lama Shartsang, le sait parfaitement et il les protège de tout son poids, qui est considérable. De toute façon, il n’a pas le choix : s’il déviait, malgré tout le respect qui lui est dû, ça chierait pour lui… »
Pas question, par exemple, de recevoir à Repgong celui que les Tibétains appellent avec dédain « le faux panchen », choisi par Pékin pour succéder au deuxième plus important personnage spirituel, le panchen-lama. Lors de sa tournée récente dans la région, le « pantin » a dû faire l’impasse sur ce bastion légitimiste resté fidèle au « vrai panchen » reconnu par le dalaï-lama, emprisonné à l’âge de 6 ans et « disparu » depuis plus de 20 ans. « Les supérieurs des autres monastères ont cédé, raconte avec mépris un novice. Ils ont réquisitionné de force un certain nombre de moines, sans quoi les salles de prière auraient été vides pendant les cérémonies. Ils ont toléré la présence de dizaines de milliers de forces armées déployées tous les 20 mètres pour protéger leur marionnette contre un attentat… Heureusement, notre grand lama a su nous protéger de cette honte ».
Le lama Shartsang, huitème du nom, 32 ans, est tenu pour une vraie « tête politique », un as de la négociation capable de tenir bon sur l’essentiel. Ce prélat rondouillard au visage intelligent n’est pas né sous une tente d’éleveurs de yacks, mais dans une maison de notables. Neveu de l’incarnation précédente (le 7ème Shartsang), il descend par sa mère des seigneurs qui régnèrent sur la région au Moyen-Age. Parallèlement à sa formation théologique, il fait des études brillantes dans la meilleure université tibétaine, parle couramment le chinois et l’anglais, se familiarise aux arcanes du système. Système qui reconnaît son rôle en le nommant vice-président de l’assemblée locale.
Est-ce cette expertise qui lui a permis d’arracher aux pouvoirs publics (et aux grosses entreprises d’État les sommes considérables nécessaires pour redorer le lustre du monastère ? Un immense parvis a été aménagé devant l’entrée, au prix d’expropriations coûteuses. Une monumentale statue triple de Bouddha recouverte d’or a été érigée en son centre. Les habitants de Repgong sont persuadés que rien ne se décide sans l’accord du lama. En 2010, l’annonce d’une réforme des écoles tibétaines visant à basculer l’ensemble de l’enseignement général vers le chinois, ne laissant à la langue tibétaine que le statut de langue d’appoint, jette des milliers d’élèves dans la rue. A Repgong, les autorités promettent de ne pas appliquer la réforme. De fait, les écoles tibétaines jouissent aujourd’hui d’un statut inchangé. Dans les provinces voisines, en revanche, la réforme a été imposée malgré de fortes protestations. Les ouailles du lama Shartsang croient y déceler l’effet de sa discrète influence.
Mais malgré tout son talent, l’abbé ne ferait pas le poids s’il était face à un apparatchik borné, bloqué sur des réflexes de la révolution culturelle. C’est précisément le cas dans les provinces voisines, Sichuan et Gansu, qui comptent de vastes régions tibétaines : l’hostilité peut devenir aiguë entre des dirigeants caricaturalement autoritaires et des communautés religieuses radicalisées à force de harcèlements. Lhassa offrant l’exemple extrême, où la religion est traitée purement et simplement comme une 5ème colonne.
Le grand lama Shartsang a plus de chance. Le secrétaire du parti pour Repgong, Li Xuansheng, est de la même génération que lui. Intelligent, éduqué, c’est un Han bien sûr, mais né dans la région, passionné de bouddhisme, et parlant couramment le tibétain qu’il a étudié à l’université. Bref un oiseau rare, qui plus est sensible au discours écolo. Quand il arrive à la tête de la préfecture, en accord avec le grand lama, il refuse la voie du PNB à tout prix – investissements déséquilibrés, exploitation excessive des ressources naturelles, éventrage des montagnes sacrées, pollution des rivières, etc. Très au fait des atouts de sa circonscription – les « arts Repgong », peinture de thangkas, sculptures, etc. qui viennent d’être classés au patrimoine intangible de l’humanité – il opte pour un développement soft mettant en valeur l’héritage culturel et religieux. Cette approche non orthodoxe suscite d’abord le scepticisme de sa hiérarchie. En mars 2008, le soulèvement de Lhassa rebat les cartes. Un vent de révolte souffle à Repgong comme ailleurs. Le délicat équilibre chavire. La répression s’abat. Mais le grand lama a réussi à éviter les violences graves. Ce qui permet au secrétaire Li Xuansheng de plaider en faveur d’un modèle de gestion plus consensuel sur le plan politique, moins destructeur sur le plan environnemental et plus équilibré sur le plan économique. Bref, il faut tabler sur le tourisme, un secteur au potentiel fulgurant.
Déjà, plusieurs projets sont en cours d’achèvement. Un grand pont, qui a coûté 100 millions de yuans [10 millions d’euros environ] enjambe désormais la rivière qui traverse la bourgade, favorisant son expansion. A une centaine de kilomètres, sur les rives du haut Fleuve Jaune, le secrétaire est en train d’ériger une statue gigantesque du fameux Tsong Khapa, l’enfant du pays qui réforma le bouddhisme tibétain à la charnière des XIVème et XVème siècles. On chuchote à Repgong que Li Xuansheng, né dans la même région que le grand maître, se sent des affinités de type quasi « karmique » avec lui…
Certes la plupart des grands projets consistent en des « parcs naturels » plutôt factices, où points-de-vue, monastères et vestiges culturels servent de prétexte pour promener en minibus des groupes serrés comme des sardines. Certes, Repgong n’est pas à l’abri d’un afflux massif de Hans qui mettrait son subtil équilibre à rude épreuve et signerait la fin d’une parenthèse miraculeuse. Reste que le curieux « tandem » qui gère de facto la région sans le crier sur les toits a réussi à maintenir un climat social apaisé. Récompense, le petit secrétaire de Repgong vient de décrocher le titre de vice-président de l’assemblée consultative provinciale. Un avancement modeste, mais pour une fois, ce n’est pas « la manière forte » qui reçoit des lauriers.
Les immolés du Sichuan
Ils sont très jeunes, parfois encore ados et déjà au bout du rouleau. En quelques semaines, dans deux préfectures tibétaines du Sichuan, Gardze et Aba, une dizaine de moines et désormais – c’est une première désolante – de nonnes viennent de s’immoler publiquement par le feu pour protester contre la répression religieuse et réclamer « le retour du dalaï-lama ». Une tendance aussi soudaine qu’inquiétante, très inhabituelle au sein du bouddhisme tibétain qui proscrit par principe tout acte violent, y compris dirigé contre soi-même. Dans ces bourgades tibétaines, la police omniprésente intervient immédiatement pour éteindre le feu, non sans rouer de coups le candidat au martyre, le faisant parfois disparaître, arrêtant ses proches pour « actes terroristes ».
« Le monastère de Kirti qui a fourni la plupart des immolés est un grand monastère en flèche sur les revendications, et Aba une ville extrêmement dynamique, plaque tournante commerciale entre les régions chinoises et les franges de l’espace tibétain, comme le Népal ou l’Inde. Les habitants de ces régions sont donc aisés, informés et très bien connectés, ce qui fait peur aux autorités, explique un observateur tibétain. Les monastères du Sichuan sont occupés depuis des mois par des dizaines de policiers qui harcèlent les moines, les chassent ou les soumettent à la “rééducation patriotique”, exigeant qu’ils renient leur maître spirituel, le dalaï-lama… » Pas étonnant alors que certains craquent, avec l’espoir tout de même que leur sacrifice marque un tournant.
« En réalité, il n’y a aucune chance que les autorités provinciales entendent leur message, estime un blogueur : le Sichuan est sous la coupe de Zhou Yongkang, qui fut le boss du Parti pour la province jusqu’en 2002, avant d’être promu au Bureau Politique, instance suprême où il supervise le formidable appareil de contrôle et de répression. » C’est donc à la fraction la plus dure, la plus autoritaire, la plus intraitable du pouvoir que les jeunes moines ont à faire. Face au refus total de dialogue, leur désespoir semble hélas promis à une terrifiante escalade.
Parution Le Nouvel Observateur 10 novembre 2011 — N° 2453