Les dirigeants chinois croyaient résoudre la question du Tibet en multipliant les centres commerciaux dans les villes occupées et en développant le tourisme. Ils avaient mal évalué la colère rentrée des Tibétains, révoltés par la marginalisation de leur culture et décidés à faire entendre leur voix avant l’ouverture des jeux Olympiques

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Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte des troubles qui agitent le plateau himalayen depuis une semaine : c’est tout le Tibet historique qui s’est levé pour exprimer son ras-le-bol à la Chine. Lhassa désormais réduite au silence par les chars, interdite à tous les journalistes, vidée de ses ONG internationales, consignée à domicile, terrée dans l’attente des perquisitions de porte à porte, le flambeau a été repris par des bourgades éloignées de milliers de kilomètres de la ville sainte. Éclatées entre quatre provinces chinoises au Nord et à l’Est de la région autonome du Tibet proprement dite, les anciennes provinces du Kham et de l’Amdo qui résistèrent jadis héroïquement à l’invasion chinoise protestent à l’unisson.

Comme dans la capitale des neiges, tout commence dans ces petites villes adossées à d’importants monastères par un défilé pacifique de robes bordeaux et de toges fuschia. « Les moines n’en peuvent plus, explique Claude Levenson (1) : l’éducation dite patriotique s’est intensifiée dans les monastères, on leur demande de renier leur chef spirituel le Dalaï-Lama. En réaction, il y a eu des protestations incessantes et même des suicides. Aujourd’hui, la coupe est pleine, ils descendent dans les rues ».

Les lamas ont choisi ce moment parce qu’ils savent que la Chine est sous les projecteurs à la veille des JO

Pourquoi aujourd’hui ? Les autorités chinoises accusent la « clique hideuse du dalaï » d’avoir fomenté la révolte. « C’est faux, affirme Jean-Paul Ribes, le Dalaï-Lama n’a pas prononcé de paroles inhabituelles, comme on le prétend. Il tient toujours le même discours à la fois de modération et de dénonciation des abus. » Pour un militant tibétain joint par téléphone, « les lamas ont choisi ce moment parce qu’ils savent que la Chine est sous les projecteurs à la veille des JO. Ils veulent aussi ajouter leur voix à la “grande marche de retour” que les Tibétains exilés ont entamée le 10 mars à Dharamsala, et qui s’est tout de suite heurtée à la police indienne ». Tous les observateurs sont frappés par la capacité des Tibétains à rester informés sur tout ce qui se passe sur un espace grand comme l’Europe occidentale. « Les téléphones mobiles et le web jouent un rôle crucial dans ces événements, analyse l’historien Matthew Akester. Malgré tous les efforts des Chinois pour contrôler l’information (ils ont coupé les lignes fixes, interdit l’accès à tous les blogs et les sites sensibles comme YouTube, etc.) les nouvelles et les images circulent à toute vitesse ».

Vive le Tibet libre

Est-ce ce qui explique l’extension rapide des manifestations ? Les moines sont partout rejoints et débordés par des milliers de personnes de tous âges, y compris des femmes portant leur bébé, accourues de toutes les localités environnantes. La foule brandit des drapeaux tibétains – dont la possession est formellement interdite – et scande des slogans eux aussi prohibés : « Vive le Tibet libre », « Nous voulons le retour de Sa Sainteté le dalaï-lama », « Liberté de parole », « À bas la stérilisation de nos femmes », « Ne touchez pas aux montagnes sacrées et aux mines du Tibet ». À Labrang (province du Gansu), Repgong (Province du Qinghai), Shershul (province du Sichuan) et dans d’innombrables petites localités, des jeunes gens déchaînés s’en prennent aux commissariats de police sous les vivats de la foule, mettent le feu aux bâtiments de l’administration, et cassent les vitrines des boutiques (téléphonie, électroménager, etc.) « où pas un Tibétain n’est employé ». Le Tibet crie sa révolte de pays colonisé.

Ce sont des années de colère rentrée qui explosent. L’absence du guide spirituel dont chaque Tibétain rêve d’obtenir la bénédiction une fois dans sa vie génère une profonde frustration. S’y ajoute la marginalisation de la langue tibétaine dans l’éducation, dans les administrations prétendument « autonomes », en réalité à la main de cadres chinois. « Devant l’afflux incontrôlé de migrants Chinois (Hans) et musulmans (Huis), les Tibétains craignent de devenir minoritaires dans leur propre pays », explique Jean-Paul Ribes, et supportent de plus en plus mal la limitation obligatoire des naissances. Phénomène plus récent, fruit de la course au développement, les ressources naturelles fabuleuses du Tibet sont désormais mises en coupe réglée, sans retombée positive pour les populations locales et au prix de la destruction des sites sacrés. Akester : « C’est le sursaut de la dernière chance. Pour les Tibétains, si les JO se déroulent sans incident, leur cause sera définitivement enterrée ».

Ils veulent transformer cet événement politique en une vulgaire affaire criminelle

Si l’on en croit les chiffres avancés par les ONG tibétaines – impossibles à vérifier tant que les observateurs extérieurs sont bannis – une vague de répression d’une grande ampleur s’est abattue sur le Tibet. La télévision chinoise diffuse des images soigneusement tronquées des émeutes de Lhassa, mettant l’accent sur les vandalismes et passant totalement sous silence la présence massive des troupes. La presse distille des histoires horrifiques de tentatives de lynchage de Chinois pris à partie par la foule, et sauvés in extremis par des Tibétains bienveillants. Ce qui promet des arrestations très publiques de « saboteurs », de « pilleurs » et de « voyous ». « Ils veulent transformer cet événement politique en une vulgaire affaire criminelle », constate Matthew Akester.

Mais quand le soleil se lèvera/ Peut-être que mon cœur mourra

Tous les correspondants que l’on réussit à joindre sont terrorisés, conscients que les conversations sont écoutées et serviront plus tard à incriminer des coupables. Pour de rares personnes qui acceptent de répondre, la plupart usent de métaphores autour du « mauvais temps qu’il fait » et des rues « pleines de chiens (policiers) et de loups (soldats) ». Interdits de paroles, les jeunes tibétains inondent leurs blogs de poèmes allusifs : « Ce jour s’est couché/ Mon cœur s’est glacé/ On n’entend que les pas du loup dans les vallées/ Je cherche le chemin de lumière/ Mais quand le soleil se lèvera/ Peut-être que mon cœur mourra ».

Dans la blogosphère chinoise, en revanche, s’exprime surtout un sincère étonnement face au refus des attributs de la société de la consommation manifesté par les émeutiers de Lhassa. La hargne vis-à-vis des migrants Hans suscite une incompréhension évidente. L’ignorance des enjeux réels est patente, y compris au sein du public chinois le plus curieux. Redoutant toujours la contagion des mécontentements, censurant férocement tout sujet « sensible », le pouvoir a réussi pour l’instant d’empêcher la jonction entre les internautes chinois et tibétains.

Mais face à l’opinion internationale, le dommage est patent. Si la Chine voulait donner d’elle-même l’image d’un pays moderne, d’une puissance bienveillante qui a su s’ouvrir en profondeur à la faveur de son fulgurant développement économique, c’est raté. En se soulevant en masse, les Tibétains ont révélé sa face noire – son colonialisme, sa brutalité, son mépris pour les droits des peuples et des individus, son entêtement à appliquer la loi du plus fort. Quel que soit le destin du mouvement qui a soudainement embrasé le haut plateau, la Chine a d’ores et déjà perdu sur un plan crucial : la face. Malgré tous ses atouts, elle n’est qu’une puissance occupante haïe. C’est la malédiction des régimes dictatoriaux ou coloniaux. Ils répriment : la population s’insurge. Ils desserrent l’étau : elle s’insurge de plus belle. Manière forte ou manière douce, tout finit pareillement dans le sang. Impossible de faire bonne figure.

Cette mésaventure était la hantise de Pékin. Comment a-t-elle pu se produire ? Le pouvoir se méfie pourtant des dates symboliques. En Chine, les révoltes éclatent souvent à la date anniversaire des révoltes passées. Hu Jintao l’actuel président chinois ne l’a sûrement pas oublié. En mars 1989 – il était alors le n° 1 du parti communiste du Tibet – des moines sont descendus dans la rue, commémorant l’anniversaire du grand soulèvement du 10 mars 1959 qui s’est soldé, trente ans plus tôt, par la fuite du Dalaï-Lama, une répression sauvage et l’annexion du Tibet par les troupes chinoises. Les protestations s’étant propagées aux civils, Hu Jintao n’a pas hésité à écraser dans le sang le mouvement, gagnant ainsi ses premiers galons sur une voie qui allait le propulser au sommet de l’État.

Mais le Tibet du XXIe siècle n’est plus cette province arriérée, coupée du monde. Des milliards sont investis dans des travaux pharaoniques, une superbe ligne de chemin de fer – un tour de force technologique – atteint désormais la capitale des neiges, quatre millions de visiteurs chinois rapportent 130 millions de dollars, et le taux de croissance, supérieur à la moyenne nationale, a bondi à 15 % en 2007… La question tibétaine ? Donnez-leur des centres commerciaux, ils se calmeront. Faites miroiter la possibilité de s’enrichir, ils viendront vous manger dans la main. C’est le credo des hiérarques de Pékin, qui leur a plutôt réussi dans les provinces chinoises peuplées de Hans. À Shanghai, à Pékin, dans les régions côtières, dans les campagnes, l’insatisfaction latente des populations est tempérée par l’espoir d’une vie meilleure. Pourquoi en irait-il autrement sur le plateau himalayen ? Ayant réussi à réduire au silence plusieurs minorités jadis remuantes (les Mandchous, les Mongols), le pouvoir chinois a du mal à comprendre la persistance de l’identité tibétaine. Il n’avait pas prévu l’ampleur du mouvement qui s’est déclenché le 10 mars. Ni la bravoure exceptionnelle dont fait preuve une population qui n’ignore rien de la sauvagerie de la répression qui l’attend.

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La rhétorique officielle attribue l’irrédentisme tibétain à un coupable : le Dalaï-Lama, ce « chacal en robe de moine », ce « séparatiste déguisé en pacifiste », ce « chef de clique terroriste ». Mais dans la cité interdite des mandarins rouges, tout le monde n’est pas d’accord. Une fraction du pouvoir ne veut absolument pas d’un retour du Dalaï-Lama et espère voir le problème s’éteindre avec sa mort. Une autre fraction, convaincue au contraire que le Dalaï-Lama est la solution et non le problème, a engagé en 2002 des pourparlers. Six rencontres se sont tenues. Soudain, en 2006, la partie chinoise met fin aux pourparlers. Pourquoi ? « Les deux écoles semblent avoir conclu un accord temporaire : jouer la carte du développement rapide afin de sortir le Tibet de la pauvreté dans laquelle elle a été sciemment maintenue pendant 40 ans », explique un chercheur chinois. D’où les investissements massifs ; les efforts visibles pour « folkloriser » sa culture, la langue et la religion ; et le tsunami de touristes pour noyer le tout. La recette était censée permettre de faire l’économie d’un accord avec le chef spirituel.

Il se peut qu’un tel accord soit la seule chance de rétablir l’ordre au Tibet sans ternir définitivement l’image de la Chine.

(1) « Tibet, la question qui dérange », Albin Michel, 2008


Parution Le Nouvel Observateur 20 mars 2008 — N° 2263