Où s’arrêtera l’incroyable déballage de l’affaire Bo Xilai ? La chute du patron de Chongqing révèle les mœurs criminelles d’un baron du régime, jusqu’alors promis aux plus hautes fonctions. Plongée au cœur du système chinois

CHINE : MEURTRES, POUVOIR, ARGENT… 

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Neil Heywood saisit le verre qu’on vient de lui servir. Mais la première gorgée est si âcre qu’il la recrache immédiatement. Se tourne-t-il alors, frémissant et stupéfait, vers ceux qui l’ont fait venir dans ce palace décati perché sur les hauteurs de Chongqing, l’étourdissante mégapole de 30 millions d’habitants dirigée par son ami Bo Xilai? Comprend-il qu’il a eu tort d’accepter l’invitation des Bo, tort de s’être précipité dans leur fief, autant dire dans la gueule du loup ? Qu’il a d’ailleurs eu fondamentalement tort de s’associer depuis quinze ans à ces « princes rouges » dénués de scrupules, d’accrocher sa carrière à leur ascension, de prêter son concours à leurs occultes malversations ? Tente-t-il de résister, de fuir, de crier ? Nous ne le saurons jamais. Mais des fuites soigneusement orchestrées révèlent qu’il est maîtrisé et immobilisé par Zhang Xiaojun – le garde du corps des Bo – celui-là même qui vient de faire avec lui le voyage par avion depuis Pékin. Une nouvelle dose de cyanure lui est alors administrée de force.

Le lendemain, 15 novembre 2011, le corps sans vie du businessman britannique est « trouvé » par le personnel de l’hôtel. À la famille, la police locale annonce qu’il est mort d’une crise cardiaque. Au consulat anglais, que son décès est dû à un « excès d’alcool ». Personne n’objecte que le défunt n’était pas un gros buveur, personne ne demande d’autopsie. Le corps sera précipitamment incinéré en présence de l’épouse chinoise, Lulu, venue de Pékin, ainsi que d’un diplomate anglais et de deux policiers.

Clap de fin pour ce grand fan de James Bond, qui sillonnait Pékin au volant d’une Jaguar argentée immatriculée 007. Parmi les entreprises auxquelles il prêtait ses services figuraient Aston Martin (la voiture fétiche du célèbre espion) ainsi que Hakluyt, une firme d’« intelligence commerciale » fondée par des retraités du MI6 britannique. Heywood adorait prendre des airs mystérieux et n’évoquait ses activités qu’en termes vagues. La plupart de ses amis expatriés le prenaient pour un sympathique affabulateur, ignorant qu’il était le « gant blanc » des Bo – c’est ainsi qu’on appelle en Chine les hommes de paille qui permettent aux potentats de se livrer à toutes sortes de trafics lucratifs sans se salir les mains. Très peu auraient pu imaginer que la fin de l’aimable Neil serait digne des plus sombres scénarios de James Bond.

espionnageL’histoire en serait restée là si, trois mois plus tard, un extraordinaire coup de théâtre n’avait secoué la ville de Chongqing et le pays tout entier, faisant vaciller le système politique et déclenchant une avalanche de révélations. Le protagoniste de ce second acte, c’est Wang Lijun. Chef de la police de Chongqing, ce superflic à la réputation d’incorruptible s’est rendu célèbre en menant pour son patron Bo Xilai la plus implacable opération mains propres qu’ait connue la Chine. Dès la nomination en 2007 de Bo à la tête de cette municipalité gigantesque qui a rang de province, le tandem Bo-Wang entreprend de nettoyer au lance-flammes les réseaux criminels ainsi que leurs protecteurs au sein de l’administration. Des milliers de mafieux et de fonctionnaires ripoux sont démasqués, jugés, et parfois exécutés. Des milliards de fonds illicites sont saisis. Excédé par la corruption généralisée, le peuple porte aux nues le duo Bo-Wang. Une série télévisée est même consacrée aux prouesses des incorruptibles de Chongqing. Peu importe que, sur leur lancée, les Messieurs Propre englobent dans leur vindicte de plus en plus de personnes innocentes, la foule applaudit. Les arrestations arbitraires, la torture, les condamnations infondées, les saisies abusives se multiplient. Bo Xilai fait main basse sur les biens de tous ses opposants. Il s’en sert pour financer des programmes favorisant les plus démunis, comme celui des logements sociaux. Et surtout pour arroser les militaires de sa région. Double opération de communication.

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Parallèlement à l’opération antimafia, Bo Xilai parachève sa popularité au plan national grâce au mouvement des « chants rouges » qu’il lance dans les écoles, les entreprises, les parcs publics de sa ville. Il s’agit d’entonner en chœur des chants révolutionnaires tombés en désuétude depuis que le maoïsme a été remisé au rayon des vieilleries. La vague gagne rapidement toute la Chine, glorifiant Mao, ses compagnons, ses combats, ainsi que des épisodes historiques cauchemardesques comme la révolution culturelle. La masse des laissés-pour-compte s’enflamme, communiant dans une nostalgie oublieuse des drames du passé. Les apparatchiks, eux, qui ont tous souffert des délires maoïstes, grincent des dents… En rupture avec les manières précautionneuses de la nomenklatura, Bo Xilai, plus proche d’un Berlusconi que des petits hommes gris de Pékin, se forge une stature d’outsider « aimé du peuple » et semble aller tout droit au clash avec l’appareil.

Mais c’est de son propre cercle que va surgir la cassure. Le 8 février 2012, Wang, le flic d’acier, se déguise en femme et fonce se réfugier dans le consulat américain le plus proche, à Chengdu. Il a apporté un sac plein de documents confidentiels. Wang passera trente-six heures au consulat, assiégé par une soixantaine de voitures de police envoyées à ses trousses par son ex-patron Bo Xilai. Les États-Unis refusent de lui accorder l’asile politique mais ils sauvent la vie du flic en le remettant en mains propres à des envoyés venus tout exprès de Pékin, avec lesquels il repart pour la capitale où il est détenu aujourd’hui.

Pourquoi le fameux tandem a-t-il explosé ? Pourquoi Wang s’est-il retourné contre son maître ? Pourquoi craignait-il pour sa vie ? Qu’a-t-il révélé aux diplomates américains ? Pendant de longues semaines, aucune information ne filtre. Car, à l’occasion de la grand-messe annuelle des deux Assemblées, des milliers de « représentants du peuple » sont présents à Pékin. Bo Xilai est aux premières loges, en sa double qualité de patron de Changqing et de membre du Politburo. Son étoile brille toujours autant pour la frange des intellectuels néo-maos qui le vénèrent comme leur chef de file et souhaitent le voir assumer des fonctions au plus haut niveau.

Mais dès la clôture des Assemblées, le 14 mars, Bo Xilai est démis de ses fonctions de secrétaire du Parti de Chongqing et accusé de « sérieuses violations de la discipline de parti ». Le 10 avril, il perd son poste au Politburo et est mis en examen. En attendant que les chefs d’accusation soient rendus publics, de nombreuses fuites orchestrées au sommet jettent un jour cru sur sa carrière, son entourage, sa famille, ses alliés… Et sur les raisons pour lesquelles Neil Heywood a été éliminé sans pitié dans une suite du Nanshan Lijing Holiday Hotel de Chongqing.

meurtres-en-serieC’est l’épouse de Bo, l’élégante Gu Kailai, 53 ans, qui aurait commandité le crime. Le motif : un désaccord financier entre associés. Le communiqué n’en dit pas plus. Mais sur les sites indépendants comme Boxun, basé aux États-Unis, des personnes « bien informées » distillent un flux continu d’informations à première vue ahurissantes et qui finissent presque toujours par être confirmées. On apprend ainsi que le superflic Wang Lijun aurait informé Bo Xilai du rôle joué par son épouse dans le meurtre de Heywood. Bo l’aurait alors giflé et traité de « chien », puis destitué. Craignant pour sa survie, convaincu que les alliés de Bo au sommet de l’État l’empêcheraient de révéler ses méfaits, Wang aurait alors décidé de se tourner vers les Américains.
Quant à Neil Heywood, sa relation avec les Bo remonte à plus de quinze ans, au début des années 1990. Fils de très bonne famille, Heywood atterrit en Chine après avoir fait des petits boulots, traversé les États-Unis en camping-car et l’Atlantique à la voile. Il apprend le chinois tout en enseignant l’anglais dans la modeste ville de Dalian, au nord-est de Pékin. L’expat vingtenaire prend contact avec le maire trentenaire, un certain Bo Xilai. Vu son pedigree – il est le fils du puissant Bo Yibo, compagnon de Mao, puis allié de Deng Xiaoping –, l’ambitieux « prince rouge » est promis à un brillant avenir. Heywood lui propose de servir d’intermédiaire pour attirer des investisseurs étrangers dans une région frappée de plein fouet par la crise des conglomérats d’État. Il se rend utile également à Mme Bo, la belle et intelligente Gu Kailai, qui veut donner à son fils unique une éducation de lord. Cela tombe bien : Neil Heywood est un ancien de Harrow, prestigieuse école qui a donné à l’Angleterre pas moins de sept Premiers ministres, dont Churchill. C’est dans cette noble institution de Londres que le petit Bo Guagua acquerra des manières british. Et pour faire face aux frais de scolarité astronomiques, Heywood aidera Mme Gu à transférer à l’étranger des fonds plus ou moins douteux amassés dans les fiefs de la famille Bo.

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le-petit-prince-bo-guaguaC’est ainsi que l’Anglais et l’épouse de Bo se retrouveront en 2001-2002 dans la petite ville balnéaire de Bournemouth, partageant le même appartement dans un immeuble modeste. Neil emmène le petit Bo Guagua à l’école le matin, collabore avec Gu sur ses multiples montages de sociétés. Gu n’est pas seulement une mère dévouée qui se débrouillera pour que son fils soit admis au Baliol College d’Oxford, puis à la prestigieuse John F. Kennedy School of Government à Harvard. C’est une avocate de talent, qui se fait appeler Horus Kai, nom emprunté au dieu faucon de la mythologie égyptienne, divinité de la Guerre, du Soleil et du Ciel. Elle a défendu avec succès des compagnies chinoises devant les tribunaux américains. L’important cabinet d’avocats qu’elle dirige possède plusieurs filiales en Chine et ailleurs. Elle a également créé des sociétés de conseil avec des partenaires étrangers.

Pour la presse anglaise, qui a enquêté sur les lieux, la question est entendue : Heywood et Gu étaient amants à cette époque. Mais les témoins parlent également d’autres amis masculins très présents dans la vie de la belle Gu. Dont un architecte français, Patrick-Henri Devillers, avec lequel elle a également partagé une adresse et des sociétés communes, et dont personne ne semble savoir où il se trouve aujourd’hui. Ces hommes, qui faisaient partie du « cercle rapproché » des Bo, ont surfé sur l’irrésistible ascension de Bo Xilai, passé en quelques années de maire de Dalian à gouverneur de la province du Liaoning. Après un intermède comme ministre du Commerce extérieur de 2004 à 2007, il est nommé à la tête de la gigantesque municipalité de Chongqing. Le cercle rapproché profite des opportunités et des facilités qui fleurissent tout naturellement à l’ombre des puissants. Amants ou pas, Gu et Heywood restent très bons amis. C’est Gu qui lui présente Wang Lulu qui deviendra sa femme. Elle sera aussi la marraine de ses deux enfants (7 et 11 ans).

Pour quelle raison la relation s’est-elle refroidie ? À partir de 2008, Heywood espace ses rencontres avec les Bo. Selon la presse anglaise qui a interrogé ses proches, Gu avait beaucoup changé : dépressive, suspicieuse, quasi paranoïaque, elle avait exigé de ses proches qu’ils lui jurent leur loyauté et divorcent de leur épouse. « Elle est devenue une impératrice implacable, confiait Heywood à une amie, un peu comme les vieilles aristocrates de l’Ancien Régime. » Selon certaines sources, elle aurait récemment demandé à Heywood de transférer à l’étranger un milliard d’euros environ, tout le fruit de ses trafics d’influence. L’Anglais aurait demandé une commission trop grosse. Est-ce pour cela qu’elle l’aurait fait tuer ? Ou bien, autre hypothèse, sa paranoïa aurait-elle flambé en apprenant qu’elle et son mari faisaient l’objet d’une discrète enquête pour corruption ? D’autres rumeurs, encore plus folles, circulent sur le web. Celles d’une jalousie rendue extrême par le déséquilibre mental, de la perte de tous ses scrupules due à un cancer terminal des os, d’un soupçon mortel que son ex-amant cultivait un lien trop étroit avec le jeune Bo Guagua…

À moins que ce ne soit Bo Xilai lui-même qui ait commandité ce meurtre. Motif : se débarrasser d’un témoin trop au fait de ses turpitudes financières et de la considérable fortune amassée par les proches des Bo, dans cette période extrêmement critique où doit s’accomplir la transition du pouvoir suprême. En octobre 2012, en effet, le 18e congrès du Parti doit avaliser l’arrivée au pouvoir, pour les dix prochaines années, du nouveau président Xi Jinping et du prochain Premier ministre, Li Keqiang, qui succéderont à Hu Jintao et Wen Jiabao. C’est le moment ou jamais pour l’orgueilleux Bo Xilai de capitaliser les efforts fournis depuis des années pour se forger une stature d’homme providentiel et capable. Première étape : décrocher un des neuf sièges du comité permanent du Politburo, le « saint des saint » qui gère au sommet toutes les affaires de la Chine. Seconde étape : bousculer le nouveau tandem, et devenir empereur à la place de l’empereur.

Ces noirs desseins nous sont contés par l’ex-associé de Bo Xilai, le superflic Wang Lijun, sans qui nous ne saurions probablement rien. Selon différentes sources, Wang aurait révélé aux Américains que Bo Xilai s’était associé à l’un des membres actuels du comité permanent, le redoutable « tsar de la sécurité d’Etat et des forces de police » Zhou Yongkang. Selon les termes du complot, Zhou devait, lors du changement d’équipe, faire adouber Bo comme son propre successeur à la tête du puissant appareil de sécurité. La suite, c’est-à-dire le futur coup d’État contre Xi Jinping, aurait alors été un jeu d’enfant.

D’après certains commentateurs, c’est le Premier ministre Wen Jiabao qui a joué un rôle clé dans le processus qui a mené à la chute de Bo Xilai. Mais une décision d’une telle ampleur ne peut être que collective. Le président Hu Jintao ainsi que les prochains leaders ont certainement donné leur accord. Même l’ancien président Jiang Zemin, chef de file du « parti des princes » et qui fut longtemps le protecteur de Bo Xilai, s’est à coup sûr rallié à cette décision afin de ne pas aggraver les divisions internes du Parti. Zhou Yongkang lui-même, complice des noirs projets de Bo, est contraint de faire front commun. L’appareil a donc réussi à se liguer contre le mouton noir désigné.

Pour l’instant, l’unité du Parti est préservée. Pour combien de temps ? Personne ne le sait. D’autres questions restent en suspens. Comment vont réagir les nombreux alliés et clients de Bo Xilai, telle la puissante faction des « princes » ? Les vainqueurs du bras de fer réussiront-ils à enclencher la démocratisation du système ? Si la chute de Bo Xilai n’ouvre pas une nouvelle page, si elle reste un simple épisode de la lutte pour le pouvoir, les Chinois, choqués par le comportement de leurs élites, risquent de perdre tout espoir dans une évolution progressive. De beaux jours en perspective pour les futurs « hommes providentiels ». 


Parution Le Nouvel Observateur 3 mai 2012 – N° 2478