Avec ses effectifs pléthoriques et son équipement dernier cri, l’Armée populaire de Libération passe pour la deuxième du monde, après celle des Etats- Unis. Elle est aussi l’une des plus corrompues, des plus indisciplinées et des plus inexpérimentées.

Il n’y a pas que l’économie chinoise qui caracole dans les cimes par la grâce d’une croissance à deux chiffres. Depuis vingt ans, le budget militaire suit la même courbe vertigineuse – ce qui a permis à la Chine de doubler la taille de son armée en une décennie. L’APL (Armée populaire de Libération), fondée en 1927 par Mao, est désormais la deuxième du monde. Elle dispose de toute une panoplie d’armements dernier cri – achetés principalement aux Russes – qui inquiètent sérieusement le Pentagone. Les États-Unis ont d’ailleurs entamé une « réorientation » radicale de leur politique de défense du Moyen-Orient vers l’Asie-Pacifique, au grand soulagement des « petits » pays voisins de la Chine, alarmés par les gesticulations de plus en plus offensives de l’empire rouge.

Spectaculaire émergence ! Entre les troupes en guenilles qui conquirent Pékin en 1949 et l’APL du nouveau siècle, le bond est prodigieux. De quoi tourner la tête à toute une brochette de généraux faucons qui se répandent dans les médias en discours musclés appelant à une attitude plus martiale et à des choix stratégiques plus belliqueux. Pourtant, les chercheurs étrangers, qui s’interrogent sur cette mutation trop rapide, doutent de la capacité réelle de l’APL à utiliser les coûteux joujoux technoïdes payés par les excédents commerciaux, à les entretenir, à les intégrer dans son organisation.

Au sein même de l’APL, certains sonnent le tocsin. Pour le général Liu Yuan, commissaire politique du puissant Département général de Logistique, l’armée serait au bord du gouffre – et pas par la faute des forces ennemies. « Aucun pays ne peut battre la Chine et rien ne peut détruire notre Parti, affirmait-il en janvier dernier devant 600 officiers. Rien, hormis notre propre corruption : elle peut nous mener à la déroute avant même que la première balle ait été tirée. » Liu Yuan est le premier gradé à oser dénoncer publiquement ce que beaucoup de ses collègues reconnaissent en privé : l’APL, gangrenée par une concussion généralisée, subit une érosion dramatique de sa discipline et un déclin manifeste de sa capacité militaire. Dans son propre Département de Logistique, la corruption est « énorme » et se pratique « au vu et au su de tous », affirme Liu Yuan. L’armée tout entière souffre d’« un individualisme toxique » qui pousse les officiers à n’obéir qu’aux ordres qui leur chantent, à actionner leurs connexions pour obtenir un avancement, et à « vendre à l’encan leurs coups de piston tarifés »

Quelques jours plus tard, s’adressant à des élèves d’une école militaire, l’imprécateur va encore plus loin : « Il y a des détournements de biens, de fonctions et d’affaires publiques, accuse-t-il. Il y a des menaces, des complots, des coups montés. Certains vont même jusqu’à attaquer physiquement les officiers honnêtes, à kidnapper les responsables du Parti et à forcer leurs supérieurs à les protéger. Tous les procédés de la mafia sont utilisés au sein de l’armée… » Bref, le combat contre la corruption est une « question de vie et de mort. Nous sommes en train de nous écrouler, comme dans un glissement de terrain. S’il y avait une guerre maintenant, quel soldat obéirait à vos ordres et risquerait sa vie pour vous ? » Conscient de la formidable résistance qu’il devra affronter, il promet : « Je mènerai ce combat, dût-il m’en coûter mon poste. Je poursuivrai tous les coupables quels que soient leur grade et le poids de leurs protecteurs. »

Si Liu Yuan peut ainsi déclarer la guerre à la quasi-totalité de l’encadrement militaire, c’est sans doute parce qu’il appartient par sa naissance à une caste très puissante : celle des « princes rouges », héritiers des fondateurs révolutionnaires (voir encadré). Selon certaines sources, il peut aussi compter sur l’appui du numéro un chinois, Hu Jintao, qui préside également la Commission militaire centrale (CMC), instance suprême des forces armées. Hu Jintao serait lui aussi extrêmement inquiet de cette déliquescence. Or, malgré cet appui capital, la première tête a été très difficile à faire tomber.

Il s’agit du lieutenant-général Gu Junshan, vice-directeur du même Département de Logistique, finalement limogé en février. Cet organisme est le plus corrompu de tous car il contrôle des ressources considérables – terrains, logements, industrie alimentaire, finances, services, etc. « Gu Junshan gérait ces biens comme s’ils étaient les siens. Je l’ai vu traiter les employés des hôtels relevant de son administration comme ses propres larbins », raconte, dégoûté, un diplomate européen. Selon des sources à Hongkong, ses malversations se chiffreraient en millions de dollars. Il aurait ainsi acheté un terrain dans le centre de Shanghai pour le revendre dix fois plus cher, empochant la différence.

Ses gains mal acquis, il savait en faire profiter ses nombreux « amis », distribuant plus de quatre cents villas luxueuses à des officiers retraités. Une politique payante puisque le général ripou s’était assuré l’impunité pendant des années grâce à certaines protections au niveau de la Commission militaire.

Le précédent scandale remonte à 2006 et concerne un militaire plus gradé encore : le vice-amiral Wang Shouye, commandant de la Marine. Roulant sur l’or et entretenant cinq maîtresses, Wang se sentait au-dessus des lois. Jusqu’au jour où l’une d’entre elles tombe enceinte. Wang refuse de reconnaître l’enfant. Folle de rage, la jeune femme bombarde ses supérieurs de dizaines de lettres et distribue quotidiennement des tracts devant le QG de la Marine. Chute du libidineux : 125 millions de yuans (12 millions d’euros) sont découverts dans ses placards. Plusieurs généraux et amiraux sont mis à pied pour avoir accepté des « cadeaux ».

Selon les détails qui filtrent à l’époque, Wang Shouye avait amassé des sommes colossales dans son poste précédent… le même que celui qui entraînera la chute de Gu Junshan six ans plus tard. Ainsi, malgré un sérieux coup de balai en 2006 contre la corruption, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les ressources militaires continuent d’ailleurs d’être exploitées au profit personnel des « chefs ». « Il n’y a pas d’armée au monde qui possède autant de Porsche, de V8 et de 4×4 de luxe ; et sur tout qui permette de les utiliser à titre privé », ironise le diplomate. « Ces abus ne sont pas le plus grave, soupire une journaliste issue d’une famille de militaires. Le plus grave, c’est la vente des postes. Le grade de sous-officier coûte, suivant les lieux, de 10 000 à 20 000 dollars. Il en faut plusieurs centaines de milliers pour un grade de général… On se demande tous avec angoisse comment ces généraux d’opérette se comporteraient en cas de guerre… »

Cette commercialisation généralisée des grades a pour conséquence première de compromettre radicalement la qualité des forces armées. Elle barre aussi la route aux éléments doués issus de familles modestes, générant des rancœurs et sapant l’esprit de corps. Plus grave peut-être, elle déclenche un affairisme en cascade, car il faut bien « rentabiliser l’investissement » en revendant des faveurs à l’échelon inférieur. « Ceux qui ont le pouvoir de nomination, les commissaires politiques et certains hauts généraux, profitent le plus de ce trafic », explique un spécialiste taïwanais. Jusqu’où remonte cette ahurissante gangrène ?

« Jusqu’au niveau de général de division », précise le Taïwanais. Et au-dessus, qu’est-ce qui bloque la propagation maligne ? « Pour arriver à ce niveau, il faut remplir d’autres conditions, commente le politologue Scott Harold, de la Rand Corporation. Il faut être bien connecté et avoir des capacités. Le plus souvent, ça élimine les pires. Quant aux postes les plus élevés, la sélection est encore plus forte puisque les leaders politiques et militaires doivent tomber d’accord sur les noms. » Ouf, on respire. L’armée chinoise n’est pas (encore) commandée par des fils à papa milliardaires et incompétents.

À la racine de ce mal endémique que les autorités combattent périodiquement mais qui finit toujours par resurgir, existe une « cause structurelle », explique le politologue George Friedman. Étant donné que la préoccupation première du PC est son maintien au pouvoir, il en découle que « l’APL a été conçue pour contrôler la Chine et non pas pour se projeter hors de ses frontières ». C’est donc une relation très particulière et plutôt délétère qui lie l’armée à son « patron » – qui n’est pas l’État chinois mais le PC.

« Tout ce que le PC demande à l’armée, c’est de l’aider à garantir la stabilité intérieure, résume un politologue chinois qui préfère garder l’anonymat. Du coup, les militaires n’ont pas à rendre de comptes à la justice civile sur leurs petites combines, d’où tout un tas de dérives. Ils n’ont pas non plus besoin d’être des as en stratégie, ni en structure de commandement, ni en intégration des différentes armes, etc. Il suffit qu’ils puissent tenir en respect des manifestants, comme en 1989… »

Ça n’encourage pas le développement d’une armée professionnelle. Et ça perpétue ce côté « parasite » et décadent. Même son de cloche chez un spécialiste européen de défense, qui rappelle l’absence remarquable d’expérience opérationnelle des forces chinoises, dont la dernière guerre remonte à 1979 contre le Vietnam – et s’est soldée par un revers humiliant. « Les autorités politiques qui connaissent bien l’état de leurs troupes se gardent bien d’engager le moindre conflit, tout en investissant beaucoup d’argent dans le développement simultané de toutes sortes d’armes de pointe, dans l’espoir que tout cela finisse par compenser leurs faiblesses structurelles. » Résultat : l’argent coule à flots – et continue d’alimenter la corruption. « Les jeunes officiers ont certes envie de faire évoluer l’APL vers un outil plus performant, observe le chercheur. Mais le leadership ne veut pas bouger et ne sait d’ailleurs pas comment faire. » Conclusion : tant que l’armée sera le bras armé du PC, les incorruptibles à la Liu Yuan pourront tonner sans fin contre la corruption.