Le 24 avril est la date anniversaire du début du génocide arménien de 1915. Un historien turc, Taner Akçam, ne craint pas de mettre en cause la responsabilité de son pays

Corps de plusieurs Arméniens abattus alors que se déroulait le génocide des Arméniens. Photo Morgenthau

Corps de plusieurs Arméniens abattus alors que se déroulait le génocide des Arméniens. Photo Morgenthau

N.O. — L’État turc continue de nier activement le génocide de 1915. Comment votre livre a-t-il été accueilli en Turquie ?

Taner Akçam. — La presse turque, qui a fait sa une sur le sujet en novembre 2006, m’a d’abord carrément traité de menteur. Elle refusait de croire que mon titre, « Un acte honteux », était une citation de Mustapha Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne, parlant des actes commis contre les Arméniens. Et puis les éditorialistes ont découvert que je disais vrai, et ils m’ont fait des excuses. Le livre est aujourd’hui en vente libre et chacun peut apprendre que Mustapha Kemal a condamné les massacres dès 1919, qu’il a traité de « criminels » Talaat Pacha et Enver Pacha, les Jeunes Turcs du Comité Union et Progrès (CUP) au pouvoir pendant la Grande Guerre. Plus tard, en 1925, il a même fait pendre une quinzaine de membres du CUP qui projetaient de l’assassiner. Dans les interviews qu’il a données alors à la presse américaine, il les a accusés d’être « responsables de l’assassinat de nos concitoyens arméniens ». Ceci dit, Kemal n’est pas un militant des droits de l’homme, il n’a pas de but altruiste. C’est le fondateur d’un État nation qui ne se soucie que de la sécurité d’Etat et de l’intérêt national voire nationaliste. Ce même Mustapha Kemal a plus tard massacré les Kurdes et les Grecs pontiques. S’il avait été au pouvoir en 1915 à la place de Talaat, aurait-il exterminé les Arméniens ? Personne ne peut le dire. Mais si l’actuel gouvernement turc adoptait sa position sur 1915, nous ferions un énorme pas vers la solution du problème.

N.O. — Vous montrez aussi qu’il n’était pas opposé à faire juger des responsables génocidaires par les tribunaux établis après la défaite.

Taner Akçam. — Il y a été favorable dans un premier temps. Les deux gouvernements turcs de l’époque, celui de Mustapha Kemal à Ankara comme celui d’Istanbul qui menait les négociations de paix à la Conférence de Paris, espéraient qu’en jugeant les responsables du génocide, la Turquie obtiendrait un traitement favorable de la part des vainqueurs. J’ai découvert, en épluchant les quotidiens de l’époque 1919-1922, que pas moins de 63 de ces procès se sont tenus à Istanbul. Mais quand les vainqueurs ont imposé le traité de Sèvres qui prévoyait le démantèlement de la Turquie (avec la création d’un État kurde, d’une grande Arménie, d’une grande Grèce, et de protectorats français et anglais), Kemal a compris qu’il n’y aurait aucun bénéfice à faire condamner les coupables de 1915. Il a alors demandé au gouvernement d’Istanbul d’arrêter d’exécuter « les enfants de la patrie » et s’est préparé à défendre militairement le territoire sur lequel il voulait fonder l’État-nation turc.

N.O. — Les visées coloniales des puissances victorieuses ont donc contribué au fait que les crimes de 1915 restent largement impunis ?

Taner Akçam. — De toutes les puissances victorieuses, l’Angleterre est celle qui a cherché le plus sincèrement à faire juger les criminels, conformément à la promesse faite pendant la guerre, sans doute sous la pression de l’opposition. Quant aux deux autres puissances occupantes, la France et l’Italie, elles n’ont montré d’emblée aucun désir de faire justice. Dès 1919, la France négociait un accord économique avec Istanbul. Elle a refusé de faire juger par des tribunaux militaires les auteurs de génocide présents dans les régions sous mandat étranger. Uniquement soucieuse de sauvegarder ses intérêts au Liban et en Syrie, elle a même fini par abandonner à la Turquie la Cilicie qu’elle avait reçu en mandat par la SDN, avec tous les survivants arméniens qui s’y étaient réfugiés… Mais la thèse centrale de mon livre c’est que la cause essentielle du déni turc et de sa véhémence à ce jour tient aux liens qui unissent la République kémaliste à la période ottomane. Un grand nombre de Jeunes Turcs qui avaient participé au génocide à l’époque du CUP ont été les premiers à rejoindre Mustapha Kemal et fonder avec lui l’État-nation turque.

Aucune nation n’admet facilement que ses pères fondateurs sont des assassins et des voleurs

N.O. — Ce fait n’est pas connu de la société turque ?

Taner Akçam. — Pas suffisamment. La connexion n’a jamais été démontrée aussi clairement que dans mon livre. Une des raisons de ce « trou de mémoire » est sans doute que les élites dirigeantes (bureaucratie, armée, justice, etc.) n’ont pas bougé depuis la fondation de la république. C’est seulement depuis l’arrivée au pouvoir du parti musulman AKP que des changements positifs sont perceptibles. Une autre raison, plus fondamentale, est qu’aucune nation n’admet facilement que ses pères fondateurs sont des assassins et des voleurs. Or c’est ce qui attend la société turque dès qu’un débat libre sera instauré.

N.O. — Vous avez exploité de nombreuses archives ottomanes. Sont-elles toutes cohérentes avec la thèse d’un projet génocidaire ?

Taner Akçam. — Ce livre est le premier à mettre ensemble toutes les informations disponibles issues de toutes les sources. Et elles se recoupent. Il faut arrêter la querelle des sources. Le gouvernement turc n’admet que les documents ottomans, toute autre source étant accusée de vouloir « salir » la Turquie. Inversement, côté arménien, on tient les archives ottomanes par définition en suspicion et seuls les témoignages des étrangers, diplomates et missionnaires américains, allemands et autrichiens, sont fiables. J’ai étudié de nombreuses archives ottomanes : les actes d’accusation et les verdicts des procès des génocidaires, les procès-verbaux du Parlement ottoman de 1908 à 1920, les quotidiens des années 1919-1922, ainsi que les mémoires rédigés par des acteurs ou des témoins. Il n’y a pas de contradiction entre les différents corpus d’archives qui convergent tous et démontrent suffisamment l’intention génocidaire du gouvernement ottoman.

N.O. — Qu’avez-vous appris de nouveau ?

Taner Akçam. — Ces documents montrent que le génocide arménien n’était pas une politique particulière visant une population particulière, mais qu’il fait partie d’un vaste plan visant à homogénéiser l’Anatolie. Après la perte des Balkans, le CUP s’est lancé dans une entreprise d’ingénierie sociale et démographique en deux volets : contre les chrétiens et contre les musulmans non-Turcs. Les chrétiens devaient être exterminés ou expulsés. Les Grecs du littoral égéen ont été les premières victimes : en 1913-1914, ils ont été mis de force dans des bateaux et expulsés vers la Grèce. Ce nettoyage ethnique s’est arrêté pendant la guerre à la demande des Allemands qui espéraient faire basculer la Grèce dans leur camp. Mais le projet anti-chrétien a continué, cette fois contre les Arméniens et les Assyriens, déracinés de tous leurs territoires pour être fondamentalement exterminés. L’autre volet concernant les musulmans non-Turcs (Albanais, Bosniaques, Kurdes, Arabes, etc.) consistait non à les exterminer, mais à les disperser sur tout le territoire, afin qu’ils puissent être assimilés, c’est-à-dire qu’ils perdent leur langue et leur culture. Il y a eu des décrets ordonnant de disperser les Kurdes de sorte à ce qu’il n’y en ait pas plus de 5 à 10 % de la population d’une région donnée. Le génocide des Arméniens n’est donc pas un sous-produit de la Grande Guerre, mais un aspect d’une politique démographique générale visant à turquifier de force toute l’Anatolie.

N.O. — Votre livre est dédié à la mémoire de Haji Halil, un pieux musulman qui a risqué sa vie pour sauver une famille d’Arméniens. Y a-t-il eu beaucoup de « justes » ?

Taner Akçam. — On n’en connaît pas le nombre, le déni du gouvernement a empêché que cet aspect soit étudié. On sait que des officiers, des gouverneurs ont été exécutés pour avoir refusé d’appliquer les ordres. Le plus important, pour nous aujourd’hui, est que la résistance s’est faite généralement au nom de la foi. À Kastamonu, les villageois sont allés protester auprès du gouverneur, disant que « ce n’est pas écrit dans le Coran, tuer des femmes et des enfants est contraire à notre religion ». Il est vrai aussi qu’ailleurs, on a tué des « infidèles » en espérant aller au paradis d’Allah. Mais il est crucial de rappeler que la religion a pu fonder une motivation forte pour prendre ses distances avec les assassins. Aujourd’hui, au sein du parti islamiste modéré au pouvoir, le génocide est perçu comme l’œuvre des nationalistes et non des religieux, et il y a des positions très ouvertes sur la question. Au contraire, dans le camp dit « laïque », celui des kémalistes purs et durs, le négationnisme est virulent, car hier comme aujourd’hui, il est très facile de mobiliser les nationalistes turcs contre les Arméniens.


taner_akcamSociologue et historien, professeur au Centre for Holocaust and Genocide studies de l’Université de Clark aux États-Unis. C’est le premier chercheur turc à se pencher sur le génocide arménien. Né en 1953 à Kars, il milite contre le traitement infligé aux Kurdes. Condamné à 9 ans de prison, il s’évade et obtient l’asile politique en Allemagne. Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur le génocide arménien, il est régulièrement la cible des nationalistes turcs. Il vient de publier un « Un acte honteux, Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque », chez Denoël. (491 pages, 25 €).


Parution Le Nouvel Observateur 23 avril 2009 — N° 2228