C’est un petit État himalayen, longtemps coupé du monde, où l’air est toujours aussi incroyablement pur, la campagne préservée, les soins et l’éducation gratuits. Depuis près de quarante ans, le Bhoutan s’accroche à son identité nationale et refuse la course à la croissance et à la mondialisation. Ursula Gauthier a tenté de percer les secrets de ce royaume
C’est un pays décidément « pas comme les autres ». Un confetti de 700 000 habitants recensés, coincé entre la Chine et l’Inde, deux géants qui concentrent les deux cinquièmes de l’humanité. Un bijou de nature intacte, grand comme la Suisse, malgré l’océan de pollution et de saccage environnemental qui l’enserre. Une oasis de paix sociale et de démocratie, dans un sous-continent en proie aux ravages de la corruption, des inégalités et des haines ethniques ou religieuses. Un royaume bouddhiste de l’aire culturelle tibétaine qui a réussi, sous la houlette d’une dynastie royale particulièrement clairvoyante, à naviguer à travers les bouleversements du XXe siècle sans subir la colonisation ni perdre son indépendance, alors même que le Tibet, au nord, était envahi par la Chine, et le Sikkim, à l’ouest, était annexé par l’Inde.
Conscient de l’infinie fragilité de sa position, le Bhoutan voit dans la fidélité à sa culture – confinant parfois au conformisme –, dans la préservation des moindres aspects de son folklore, la seule chance de sauvegarder son identité dans un monde en proie à la mondialisation. Rien, dans ce pays, ne ressemble à ce qu’on peut voir dans les mégapoles asiatiques. Qu’il vienne de Bangkok, de Calcutta, de Katmandou ou de Delhi – les seules villes desservies par avion –, le voyageur qui pose le pied sur le tarmac de Paro, l’unique aéroport du pays niché dans une vallée à plus de 2 000 mètres d’altitude, se retrouve plongé dans un bain sensoriel totalement inhabituel : l’air est incroyablement pur, les paysages étonnamment préservés, les campagnes indemnes de constructions anarchiques. Les maisons, par décision du gouvernement, sont toutes construites dans le style traditionnel. Pas d’affiche, pas de panneau publicitaire qui puisse déparer les superbes façades de bois peint.
Avec ses 100 000 habitants, Thimphu, la capitale, est une grosse bourgade tranquille nichée dans une vallée verdoyante. Pour savoir combien le Bhoutan tient à sa spécificité culturelle, un coup d’œil dans la rue suffit : au lieu des jeans habituels, grands et petits portent la robe à rayures jusqu’au genou – qui n’est pas sans rappeler le tartan écossais – sur des chaussettes hautes. Quant aux femmes, la jupe longue drapée est de rigueur accompagnée d’une petite veste. Le port du costume national est de fait obligatoire dans toutes les administrations d’État – y compris écoles et hôpitaux qui sont ici des services publics. Aucune enseigne internationale de prêt-à-porter n’est d’ailleurs autorisée à ouvrir de boutique.
Loin de la cacophonie asiatique, les rues sont étonnamment propres et calmes : la ville ne compte qu’un seul agent de circulation et aucun feu rouge.
Pas de mendiants qui s’accrochent aux basques des touristes, pas de hordes de vacanciers non plus. En décalage complet avec le Népal ou la Thaïlande, le Bhoutan a opté pour un tourisme résolument haut de gamme, limité en volume (20 000 ou 30 000 visiteurs par an) mais générateur de taxes substantielles que l’État réinvestit dans les services publics. De quoi susciter la grogne des back-packers et autres trekkeurs, qui doivent se contenter de rêver devant des photos de monastères fortifiés, de forêts vierges ou de montagnes majestueuses. Le Bhoutan, destination de luxe ?
« Nous n’avons pas le choix ! s’exclame Pek Dorji, responsable d’ONG à Thimphu. Avec nos ressources très limitées en routes, en hôtels ou en personnel, nous avons déjà de la peine à accueillir ces quelques milliers de “privilégiés”. » Pourquoi ne pas investir dans les infrastructures pour créer une véritable industrie touristique ? « Pourquoi pas ? Mais alors il faudra aussi transformer nos temples en musées, et nos fêtes religieuses en spectacles. Sans compter qu’il faudra vider les villages pour fournir la maind’œuvre nécessaire. Est-ce bien cela que nous voulons ? »
C’est la question bhoutanaise par excellence : faut-il tout sacrifier au développement ? N’y a-t-il pas des choses plus précieuses que la croissance ? Depuis une quarantaine d’années, les dirigeants bhoutanais tentent de démontrer qu’il existe d’autres solutions que la logique du développement à tout prix et à n’importe quel prix. Que l’exploitation inconsidérée des ressources naturelles peut être évitée. Avec 30 % de son territoire dévolu aux parcs nationaux, et 70 % de couverture forestière (un chiffre qui ne devra jamais descendre sous le minimum de 60 % inscrit dans la Constitution), le Bhoutan présente une empreinte carbone négative, c’est-à-dire qu’il « absorbe » les émissions de ses voisins. « Une source de revenus facile serait d’exporter des essences précieuses que nous possédons en abondance. Eh bien, c’est non. Nous préférons exploiter cette ressource de façon durable », explique Kinley Dorji, ex-journaliste devenu ministre. Autre enjeu : la chaîne des pics himalayens, qui couronne la frontière avec le Tibet, compte une vingtaine de sommets inviolés qui font saliver les alpinistes du monde entier. Mais voilà : « Aux yeux des Bhoutanais, ces pics abritent des dieux, ils sont donc sacrés. Alors, notre réponse est non », affirme Kinley Dorji. Contrairement au Népal et à la Chine, où l’alpinisme de haute montagne est devenu une industrie aussi lucrative que polluante, « ici, le respect des sentiments des gens pèse plus lourd que les dollars ». Seuls les treks de basse altitude sont autorisés au Bhoutan. C’est au nom d’une conception particulière, issue sans doute du bouddhisme, que les autorités bhoutanaises se permettent de rejeter la logique mercantile quand elle empiète sur des biens collectifs considérés comme intangibles. Cette conception est formulée pour la première fois en 1972 par le 4e roi, alors âgé de 17 ans, Jigme Wangchuk, qui vient de succéder à son père prématurément décédé : « Le bonheur national brut, déclare l’adolescent, est plus important que le produit national brut. » Ce qui aurait pu rester une jolie repartie lancée à des journalistes pointant la lenteur du développement dans ce royaume longtemps coupé du monde est devenu une philosophie officielle, une nouvelle éthique du développement sur laquelle s’appuie concrètement l’action du gouvernement.
Le BNB dans la Constitution
Grâce au bonheur national brut (BNB), le Bhoutan peut aujourd’hui s’enorgueillir d’un cadre environnemental et culturel extraordinairement préservé, associé à une croissance annuelle de 7 % en moyenne sur la dernière décennie. Cerise sur le gâteau, le PIB lui-même atteint aujourd’hui un niveau remarquable pour la région – 5 530 dollars per capita et en parité de pouvoir d’achat en 2010 –, très au-dessus du Népal ou de la Birmanie (1 100 dollars) et même de l’Inde (3 000 dollars), dont l’économie bhoutanaise est pourtant dépendante. Grâce à une politique sociale exceptionnelle – gratuité des soins et de l’éducation –, les indicateurs sociaux sont tous dans le vert : augmentation rapide de l’espérance de vie, chute de l’illettrisme… Résultat : dans la « carte mondiale du bonheur » publiée en 2006 par l’université de Leicester, le Bhoutan, classé en 8e place, est le seul pays asiatique d’un « Top Ten » monopolisé par des pays d’Europe du Nord au niveau de vie plusieurs fois supérieur.
C’est largement au règne éclairé du roi Jigme qu’il faut attribuer ce tour de force. Il n’a pas seulement su éviter les pièges ni les impasses du développement à la hache qui a saccagé le tissu vital chez tous ses voisins. Il a aussi et surtout réussi la démocratisation du pays, en démontrant à ses heureux sujets, qui ne voyaient pas spontanément la raison d’être d’un tel bouleversement, que l’intérêt des générations futures exigeait la transition de la monarchie absolue vers une monarchie parlementaire. Et pour que la page soit définitivement tournée, il a abdiqué en 2006, laissant le trône à son fils aîné. Immensément révéré par les Bhoutanais qui le tiennent pour un bodhisattva – un bouddha ayant choisi par compassion de rester parmi les hommes pour les aider sur le chemin de l’Éveil –, Jigme mène aujourd’hui une vie de sage bouddhiste, faite de méditation et de promenades à vélo dans les bois.
Couronné en 2008, l’année même où se tiennent les premières élections de l’Assemblée nationale au suffrage universel, le très populaire roi Khesar, 26 ans, 5e de la dynastie Wangchuk, est le premier souverain constitutionnel du Bhoutan. Fidèle à l’héritage de son père, le jeune roi inscrit le BNB dans la Constitution, faisant du Bhoutan le seul pays à avoir posé le bonheur au cœur de ses politiques publiques. Désormais, aucun projet, aucune loi, aucune mesure ne peuvent être adoptés sans l’aval de la toute-puissante « commission du BNB », anciennement commission du Plan, qui applique une batterie de critères créés spécialement pour évaluer l’impact en termes de bien-être collectif. Exemple : faut-il demander l’adhésion à l’OMC ? Quelles seront les implications d’un tel choix en termes de BNB ? Après examen du dossier, la commission du BNB a tranché contre une adhésion qui risque de nuire aux objectifs du BNB en limitant la liberté de manœuvre du gouvernement.
« Nous cherchons à forger une vision à long terme du bien commun. L’égalité en est la valeur de base. Si nous ne partageons pas nos ressources, que ce soit au niveau local ou global, elles ne seront jamais suffisantes », explique Karma Ura, grand prêtre du BNB et directeur du Centre d’Études bhoutanaises. Installé dans une bucolique maison en bois au bord de la rivière de Thimphu, le Centre est un think tank de haut vol, qui jongle avec les enquêtes, statistiques, algorithmes et autres indicateurs afin de fournir des instruments précis aux politiques chargés d’appliquer le BNB sur le terrain. Avec l’aide de spécialistes internationaux, le Centre a mis au point une batterie d’index et de critères issus d’une colossale enquête portant sur 8 000 foyers et qui sera publiée en mars prochain. Fondée sur les résultats partiels de l’enquête, une refonte des manuels scolaires est en cours, afin d’intégrer les notions de base du BNB. « Notre recherche n’a rien à voir avec la poursuite du bonheur personnel. Il existe des manuels et des gourous pour ça, précise Karma Ura. Ce qui nous importe, c’est d’éclairer les choix publics, la législation, le budget. Tout ce qui permet de créer des conditions collectives favorables au bien-être social. À chacun après de trouver sa voie. » Le modèle du BNB formalisé par le Centre est fondé sur quatre piliers fondamentaux qui n’ont que peu à voir avec les vertiges du bonheur individuel : un développement socio-économique durable, des valeurs culturelles, un environnement préservé. Et enfin, une bonne gouvernance. Un modèle plus approfondi, en 9 domaines et 72 indicateurs, inclut des dimensions plus spécifiquement bhoutanaises, comme des mesures de pratique spirituelle, des états émotionnels, de l’activité bénévole, ou encore de la vitalité des contacts sociaux.
« Vu de l’extérieur, cette obsession du bonheur doit sembler bizarre, et même assez prétentieuse, si l’on pense que 23 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, reconnaît Gopilal Acharya, rédacteur en chef du quotidien indépendant de centre-gauche “The Journalist”. Mais le BNB nous semble tout à fait bénéfique car, au-delà des discours et des concepts, nous constatons qu’il pousse concrètement vers une société plus équitable via la généralisation des services sociaux. » Selon Acharya et ses collègues, le gouvernement issu des premières législatives historiques en 2008 semble tenir ses promesses, dont l’essentiel consiste à étendre aux villages les plus reculés les services publics dont jouissent déjà la plupart des Bhoutanais : création d’hôpitaux de proximité, de routes, fourniture d’eau potable, électrification, etc. Sur le front de l’éducation, la scolarisation a atteint 91 % des enfants, tant filles que garçons, en avance sur l’objectif.
Le Bhoutan s’interroge
« Le bonheur national, moi, je ne sais pas ce que c’est, déclare en riant Dago Beda. Je ne veux m’occuper que du bonheur des 250 personnes qui travaillent pour moi. » Des yeux de charbon, une beauté pulpeuse, Dago Beda est une des patronnes les plus influentes de Thimphu. Tout en critiquant la complexité « un brin technocratique » du concept du BNB, elle défend le projet social et culturel auquel il sert de socle. « Si nous ne faisons pas le BNB, le Bhoutan deviendra un pays comme les autres, malade du marché libre, gaspilleur de ressources, “workaholic”. Déjà nous avons perdu le bonheur de notre enfance, quand il n’y avait ni route ni télévision », soupire avec nostalgie et non sans une certaine incohérence la patronne de la première chaîne câblée introduite en 1999 et d’une des principales agences de tourisme du pays. « On se demande tous si le Bhoutan réussira à sauver son âme. »
Viscéralement attaché à ses valeurs immémoriales et pourtant entraîné dans la logique irrésistible de l’ouverture au monde, le Bhoutan s’interroge. Dans toutes les conversations reviennent les thèmes du « matérialisme galopant chez les jeunes », de « l’effritement des liens familiaux », de « l’invasion des valeurs de compétition, de consommation, de richesse ». Même inquiétude parmi les élites. Surtout depuis l’annonce récente d’un ambitieux programme de développement et l’appel – inouï dans un pays qui s’est toujours tenu à l’écart des flux capitalistiques – à l’investissement étranger direct. Le déclencheur de ce revirement : la prise de conscience que le chômage des jeunes diplômés atteint de telles proportions que la survie même de la démocratie est menacée. « Nous devons traiter le problème de l’emploi avant qu’il ne devienne insoluble. Nous devons absolument croître », affirme le Premier ministre Jigme Thinley, grand champion pourtant des valeurs du BNB et qui, il y a encore quelques mois encore, se faisait le chantre du « modèle alternatif de développement » made in Bhoutan.
Seuls des projets non polluants sont envisagés : création d’une compagnie aérienne domestique et de plusieurs aéroports locaux, afin d’augmenter considérablement la capacité touristique, et en particulier le tourisme médical de luxe ; création d’un parc hightech, d’un centre financier, d’antennes d’universités américaines et indiennes. « La logique du BNB est par définition en compétition avec les lobbys d’intérêt, les partisans du libéralisme à tous crins, la logique de l’argent. On voit le matérialisme triompher partout, soupire Karma Ura. Notre seule chance, c’est le soutien de la royauté, qui est la personnification vivante des valeurs du BNB. »
PIB ou BNB ?
Le BNB n’est ni la première ni la seule méthode d’évaluation de l’état général de bien-être. L’Index du développement humain, a été créé il y a 20 ans par Amartya Sen et adopté par les Nations Unies. L’IDH intègre le PIB, mais le complète de deux autres facteurs : le niveau d’éducation et l’espérance de vie.
L’approche la plus récente, issue de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi réunie par Sarkozy en 2007, ne propose pas d’indicateur unique, mais une série de critères qui font en ce moment l’objet de débat dans l’Union européenne. L’OCDE a mis sur les rails un « Projet global » dont le but affiché est d’aller « au-delà du PIB ». Les Anglais de la New Economic Foundation ont développé la « Happy planet index » et les Canadiens « l’Index du progrès authentique ».
Aux États-Unis, un nouveau système baptisé « State of the USA » propose des centaines indicateurs-clés touchant à la santé, l’éducation, l’environnement, le crime, l’énergie, etc.
Le BNB bhoutanais, mis au point par le Centre des Études bhoutanaises, se distingue par le vaste éventail des domaines explorés, au nombre de neuf – bien-être psychologique, environnement, santé, éducation, culture, niveau de vie, usage du temps, activités sociales et bonne gouvernance – qui sont analysés à l’aide de 72 indicateurs. Les résultats sont ensuite agrégés en un index unique. Les aspects matériels, comme les revenus, ou la distance de l’hôpital le plus proche, sont combinés à des aspects plus personnels dont le rôle plus ou moins pro-bonheur a été largement exploré par les psychologues appartenant à la mouvance de la psychologie dite « positive ». Par exemple, au sein du domaine du « bien-être psychologique », des indicateurs explorent l’état de détresse psychologique en détaillant le poids des émotions « négatives », comme la colère, la culpabilité, la jalousie ou la frustration, ou « positives » comme la fierté, l’empathie, la générosité, la sérénité, le fait de se sentir utile ou en sécurité. Le « bien-être spirituel » est évalué grâce à des questions comme : Récitez-vous des prières ? Pratiquez-vous la méditation ? Pensez-vous au karma au cours de votre vie quotidienne ? Au chapitre de la santé, on trouve des questions sur la consommation de tabac, d’alcool ou de betel ; sur la fréquence des pensées suicidaires ; sur la pratique de l’exercice physique, des jeux ; ou encore sur les conceptions diététiques. Toutes ces dimensions sont connues pour influer, de façon plus ou moins forte, sur notre vécu subjectif et notre capacité de bonheur.
Vu du Népal…
Autocratie moyenâgeuse où l’on n’hésite pas à pratiquer une forme de « nettoyage ethnique »… Les Népalais ont une vision nettement moins positive du « pays du bonheur »
Parlez du BNB avec n’importe qui à Thimphu : immanquablement arrive sur le tapis l’exemple – ou plutôt le contre-exemple – népalais. Les Bhoutanais décrivent avec effroi et non une certaine commisération la situation chaotique de leur voisin himalayen. Sa course aveugle au développement qui a provoqué pollution, déforestation, érosion ; son tourisme de masse qui a transformé le pays en un Disneyland de pacotille ; son urbanisation galopante génératrice de violences et de mal-être ; sa société clivée par le système de caste hindouiste ; ses guérillas maoïstes, son éternelle instabilité politique. Et surtout la décadence lamentable de sa famille royale, qui s’est conclue en 2008 par la chute du dernier despote et l’abolition de la monarchie. La même année, le Bhoutan achevait sa transition raisonnée et consensuelle vers un système de monarchie parlementaire.
« Pour son bonheur, le Bhoutan est l’exacte antithèse du Népal », affirment en privé les intellectuels de Thimphu. Personne ne conteste, dans la genèse de cette « exception bhoutanaise », le rôle crucial joué par la dynastie des Wangchuck, fondée en 1907, dont les souverains successifs ont négocié avec une rare sagesse l’entrée dans le monde de ce minuscule pays fragile à bien des égards. « Les Bhoutanais sont-ils tous heureux ? Ce n’est pas sûr, les problèmes sont nombreux. Mais ils s’estiment tous incroyablement chanceux, affirme François Pommaret, grande bhoutanologue. Une chance qu’ils attribuent généralement à la monarchie et au bouddhisme. Le 4e roi Jigme est même révéré comme un véritable “roi bouddhiste”, c’est-à-dire un saint doublé d’un prince. »
Si l’on se tourne vers les médias népalais, le son de cloche est totalement différent. À Katmandou, on l’on a tendance à voir le Bhoutan à travers le filtre exclusif de l’affaire dite « des réfugiés », ce pays fait figure d’autocratie moyenâgeuse, et le roi Jigme de cruel despote, auteur d’un nettoyage ethnique contre les Bhoutanais d’origine népalaise. De fait, à la fin des années 80, Jigme impose des mesures « culturelles » – « costume national », « langue nationale » – censées préserver l’identité bhoutanaise menacée par l’afflux d’immigrés népalais. Ces derniers se rebiffent et la situation dégénère, se soldant en 1990 par une fuite massive de népalophones vers le Népal. Combien sont-ils ? 10 000, 100 000, la bataille des chiffres fait rage. Le Népal refusant de les intégrer, ils vont s’entasser pendant des années dans des camps des Nations Unies. Après deux décennies de blocage, une solution est en vue : l’émigration vers plusieurs pays volontaires. Pour ces réfugiés, le Bhoutan n’est qu’un pays raciste, sa démocratie une mascarade, et son bonheur, une campagne de marketing politique réussie.
À Thimphu, où la question peut être abordée librement, on admet des « erreurs et des dérapages », mais récuse l’accusation de « nettoyage ethnique » : les citoyens bhoutanais d’origine népalaise constituent aujourd’hui 25 à 30 % de la population et participent activement à l’essor de son secteur privé et à la vie de ses institutions démocratiques. Ils comptent une dizaine d’élus à l’Assemblée nationale (sur 47) et deux ministres (sur dix) au gouvernement. Pour les Bhoutanais, la multiplication des mariages interethniques est le plus sûr indice de l’apaisement de la crise.
Parution Le Nouvel Observateur 2 décembre 2010 – N° 2602