Depuis les émeutes de Lhassa (2008) et d’Urumqi (2009), Pékin a réussi à faire taire les insoumis. Sauf une Tibétaine et un Ouïgour, qui vivent et bloguent dans la capitale

Tsering Woeser : l’âme du Tibet

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Pour tous les Tibétains, elle est la voix de la résistance à l’empire rouge. Son blog, Tibet invisible, constamment attaqué, plusieurs fois interdit et aujourd’hui hébergé à l’étranger, est devenu la plateforme qui recense toutes les violences quotidiennement infligées à ses compatriotes. Pour son courage, Woeser a reçu en 2007 le prix norvégien de la liberté d’expression, et en 2010 le prix américain du courage en journalisme. Pourtant, elle n’a rien d’une pasionaria exaltée. Avec son turban de soie, ses bijoux ethniques et sa grâce fragile, elle est restée la poétesse mélancolique qu’elle était à 20 ans, secrètement déchirée entre ses deux identités. D’un côté, un quart de sang Han venant d’un grand-père membre du Kuomintang, un père communiste haut gradé de l’armée, une éducation exclusivement chinoise et athée, une « croyance naïve dans les bienfaits du Parti », et jusqu’aux idéogrammes chinois avec lesquels elle écrit. De l’autre, son « âme tibétaine », sa foi bouddhiste et l’infini respect qu’elle voue, comme tous ses compatriotes, au dalaï-lama.

C’est une allusion à ce dernier, glissée dans un de ses livres (1), qui lui vaut en 2003 de perdre son poste dans une revue littéraire à Lhassa. Elle s’installe à Pékin et épouse l’écrivain Wang Lixiong, passionné du Tibet et du Xinjiang. À eux deux, ils réussissent à mettre la condition des ethnies minoritaires « sur les écrans radars » des cercles prodémocrates, jusque-là fort peu intéressés par la question. Les violations des droits culturels et religieux des non-Han, la brutalité avec laquelle ils sont traités deviennent des sujets de débat.

Pour mes lecteurs chinois qui croient dur comme fer que Mao a “libéré” le Tibet, 2008 a été un choc

Quand, en mars 2008, éclatent les événements de Lhassa, le blog de Woeser, seule source d’information non contrôlée par le PC, comptabilisera 3 millions de clics : « Pour mes lecteurs chinois qui croient dur comme fer que Mao a “libéré” le Tibet, 2008 a été un choc, une occasion de découvrir un peu la vérité historique. » Une sensibilité « prominorités » serait-elle en train de gagner ? « N’exagérons rien, dit-elle avec un rire nerveux. Il y a maintenant une certaine empathie pour les Tibétains. C’est énorme, si l’on compare aux Ouïgours qui ne suscitent pas l’ombre d’une sympathie. Quant aux Mongols, tout le monde s’en fiche… »

Sur Twitter, où elle compte 12 000 abonnés, pour la plupart Han, Woeser tient la chronique désespérante des intellectuels tibétains arrêtés – parfois pour un seul article paru dans une revue savante –, souvent torturés et presque toujours condamnés à de lourdes peines. Comme Kunchok Tsephel, un professeur d’anglais qui a écopé en 2009 de quinze ans de prison pour avoir « divulgué des secrets d’Etat » sur son site littéraire… « J’ai compté 60 ou 70 cas, auxquels il faut ajouter de nombreux moines dont on n’entend même pas parler, explique-t-elle sombrement. Les élites semblent systématiquement visées. C’est à se demander s’il ne s’agit pas d’un projet délibéré. »

(1) Vient de paraître « Mémoire interdite » (Gallimard, novembre 2010), qui retrace les désastres de la Révolution culturelle au Tibet à travers des photos prises par le propre père de Woeser.


Ilham Tohti : une fenêtre sur le Xinjiang

Ilham Tohti

Quand Ilham Tohti parle du Xinjiang, il est impossible de l’arrêter. Brillant, intarissable, il déroule, chiffres à l’appui, les aspects économiques, démographiques, historiques, détaillant la pauvreté des Ouïgours, les taux de chômage astronomiques, le manque d’éducation, de soins. Il montre fièrement Uighurbiz, le site bilingue (chinois-ouïgour) qu’il a fondé en 2005 avec ses propres deniers, afin d’« ouvrir une fenêtre sur le Xinjiang » et d’encourager les Chinois à se débarrasser de leurs « préjugés ».

Ce site a pourtant failli causer sa perte, en juillet dernier. À la suite des émeutes ethniques qui embrasent la capitale du Xinjiang, les autorités s’empressent d’incriminer les « séparatistes » et leurs « complices ». Parmi ces derniers, Ilham Tohti disparaît, accusé d’avoir propagé des rumeurs et des mots d’ordre sur son site. Il restera au secret un mois et demi, avant d’être libéré grâce à une campagne internationale – et peut-être à la visite d’Obama en Chine.

C’est mon devoir d’intellectuel

À l’Université des Minorités de Pékin, où il enseigne le droit constitutionnel et le commerce international, Tohti est célèbre pour ses conférences « libres », qui attirent des centaines d’auditeurs. Il n’hésite pas à aborder des questions ultrasensibles – le bilinguisme obligatoire au Xinjiang, le contrôle de la presse et du web, les relations troublées entre Ouïgours et Chinois, etc. C’est un jeu risqué, qui lui vaut de subir une surveillance constante. Et malgré des « avertissements » menaçants, il continue de rencontrer des journalistes étrangers. « C’est mon devoir d’intellectuel », dit-il avec un sourire crispé. En juillet dernier, Gheyret Niyaz, éminent journaliste ouïgour et webmaster du site de Tohti, a été condamné à quinze ans de prison « pour avoir donné trop d’interviews à la presse étrangère ».


 Parution Le Nouvel Observateur 23 décembre 2010 — N° 2407