Depuis le torpillage en mer Jaune d’une corvette sud-coréenne, les deux Corées sont de nouveau au bord de la guerre. Les dirigeants de Séoul accusent Pyongyang d’être responsable du naufrage. Et les autorités du Nord menacent d’embraser la péninsule en cas de représailles

La zone dite démilitarisée, côté Corée du Nord et côté Corée du Sud

La zone dite démilitarisée, côté Corée du Nord et côté Corée du Sud

« Surtout pas de gestes brusques, pas d’objet brandi dans leur direction », souffle l’officier américain en débouchant sur la terrasse haute de la « Maison de la Liberté ». Cette monumentale bâtisse, construite à quinze pas de la frontière avec le voisin du Nord, accueille les groupes venus visiter l’Aire de Sécurité conjointe de Panmunjom, une enclave « neutre », grande comme un mouchoir de poche, où fut signé il y a 57 ans l’armistice mettant fin à la guerre de Corée. Une trentaine de gardes des deux camps, théoriquement non armés, s’y côtoient dans une atmosphère tendue, et bien souvent belliqueuse. Depuis le 24 mars, date à laquelle la Corée du Nord a coulé un navire de guerre du Sud avec 46 de ses marins, la fièvre est montée en flèche. « Ne pointez pas le doigt sur eux. Evitez même de trop les fixer : ils sont nerveux en ce moment », insiste l’Américain. Six soldats sud-coréens en battle-dress cernent les visiteurs, scrutant intensément l’imposant bâtiment d’en face, à un jet de pierre côté Nord, et ses sentinelles raides dans leur uniforme vert-de-gris. « Attention, murmure l’Américain, ils ont bougé. Celui de gauche nous observe avec ses jumelles. L’autre est rentré pour nous filmer à travers la vitre ».

frontière-coréesPanmunjom est le lieu-dit le plus célèbre de la DMZ (zone dite démilitarisée), une bande large de 4 km – deux de chaque côté de la ligne de cessez-le-feu – et longue de 250, qui coupe la péninsule coréenne en deux. Comme son nom ne l’indique pas, c’est la frontière la plus militarisée du monde séparant deux armées qui totalisent 1,8 million de soldats, dont 28 000 Américains. Ici, la page de la guerre froide n’a jamais été tournée. L’armistice de Panmunjom n’ayant pas été suivi d’un traité de paix, les deux Corées sont techniquement toujours en guerre. Coincées entre les deux bâtiments d’accueil, une demi-douzaine de petites baraques basses, bleues pour l’ONU, grises pour la Corée du Nord, plantées à cheval sur la ligne de démarcation, sert de cadre aux pourparlers qui continuent entre les frères ennemis – quand ils sont d’humeur à discuter. En attendant, les gardes du Sud maintiennent en permanence une impressionnante posture de défense inspirée du taekwondo – pieds écartés, poings serrés, regard braqué sur l’ennemi à travers les lunettes noires. « Ils sont postés de façon à avoir le corps à moitié protégé par l’angle de la baraque, explique l’officier américain. Car ici, on peut essuyer un tir à tout moment. Avec les gars d’en face, on ne sait jamais ».

C’est le problème N° 1 de la Corée du Sud et le casse-tête de toute la région : malgré sa déroute économique, Pyongyang reste le régime le plus menaçant, le plus paranoïaque et le plus imprévisible de la planète. En 60 ans, la DMZ a été le théâtre de centaines d’agressions qui ont entraîné des dizaines de morts. Soldats de l’ONU massacrés à la hache, hélicoptères américains abattus, touristes du Sud tirés comme des lapins et même infiltrations de commandos en territoire sud-coréen via des tunnels creusés sous la ligne de démarcation… Le Nord n’a cessé d’attiser le feu, soufflant le chaud et le froid selon une logique mystérieuse. L’affaire du Cheonan, le navire coulé le 23 mars dernier, est survenue alors que Pyongyang avait accepté de reprendre des négociations à la demande pressante de son allié chinois. Depuis, c’est l’escalade. Les discussions à Six (Corées, Chine, Japon, Russie et États-Unis) sur la dénucléarisation sont suspendues, le Conseil de Sécurité a été saisi par Séoul. Loin de faire preuve de contrition, Pyongyang se livre à une ahurissante rhétorique belliqueuse, menaçant de plonger le Sud dans « un océan de feu » si l’ONU s’avisait de faire la moindre déclaration défavorable.

« Séoul est dans une position inconfortable : elle doit faire preuve de fermeté, mais au moindre soupçon d’un réaction militaire, les investisseurs s’évanouiront dans la nature, explique Andrei Lankov, professeur à l’Université Kookmin de Séoul. Quel régime démocratique peut choisir de compromettre son économie ? Nous voyons donc depuis mars le gouvernement engagé dans une opération “sauvetage de face” conçue pour calmer l’aile dure de son propre camp. Le président Lee Myung-bak, élu en 2008 sur la promesse de mettre fin à dix années de main tendue vis-à-vis du Nord, fait mine de tenir tête aux provocations de Pyongyang, tout en évitant soigneusement de perturber la florissante économie nationale ».

Insoluble dilemme

Séoul est prisonnière d’un dilemme insurmontable. « Il n’y a pas de “voie royale” pour dealer avec le Nord, soupire Wi Song-lac, représentant sud-coréen aux discussions à Six. On ne peut que procéder par essai et erreur. Un peu plus de dialogue ou un peu plus de pression, selon la situation. Depuis le Cheonan, nous avons dû augmenter la pression ». Quelque peu désabusé, le diplomate continue : « Depuis 30 ans que je travaille aux Affaires étrangères, j’ai été témoin de toutes sortes de politiques, des plus “dures” au plus soft. À chaque fois, ça s’est terminé par une agression de Pyongyang. Mais il faut continuer à compter sur la diplomatie ».

Corvette sud-coréenne en patrouille sur la mer JauneKim Tae-woo, conseiller du Premier ministre pour les questions de défense, est tout aussi perplexe : « L’attaque du Cheonan est un acte de guerre d’une gravité extrême, affirme-t-il. Certains généraux insistent pour que nous ripostions comme nous en avons le droit. Mais nous leur disons : quand une superbe Ferrari emboutit une vieille Traban toute rouillée, même si la Traban est mise en pièces, qui est le plus perdant ? » Otage de sa prospérité, la Corée du Sud – dixième puissance mondiale – doit se cantonner au ballet diplomatique : porter l’affaire devant le Conseil de Sécurité, persuader Pékin – grand partenaire commercial – de ne pas user de son droit de veto. Sans illusions cependant : « Même en supposant que nous obtenions des sanctions, ça ne réglera rien sur le fond. Pyongyang recommencera. C’est dans l’ADN de ce régime, et c’est notre destinée. Que pouvez-vous faire quand votre ennemi est aussi votre frère ? »

Sur le terrain, l’intransigeance du Nord ne laisse aucune marge de manœuvre. Le président Lee Myung-bak avait annoncé, en guise de représailles, la remise en service – après six années d’interruption – des puissants haut-parleurs placés le long de la frontière et chargés de déverser la propagande anti-Nord. Pyongyang a réagi avec furie, promettant de bombarder les installations. Menaces en l’air ou mises en garde à prendre au sérieux ? Et dans ce cas, comment réagir à une attaque ? Répliquer ? Laisser filer ? Saisir de nouveau le Conseil de Sécurité ? Insoluble dilemme : l’opération haut-parleurs est en suspens et Séoul a plus que jamais les mains liées.

« C’est le gouvernement conservateur qui s’est mis dans cette galère, affirme Haksoon Paik, politologue à l’Institut Sejong. Le président Lee Myung-bak a mis fin à dix années d’efforts pour construire une relation de confiance. C’est une mission ardue, car les Nord-Coréens ont une mentalité d’assiégé. Tout est fichu maintenant ». Haksoon Paik est une figure intellectuelle de la gauche coréenne, et n’hésite pas à critiquer vertement les actions du gouvernement. En désaccord profond sur presque toutes les questions, les « libéraux » n’hésitent pas à accuser leurs adversaires des pires turpitudes, allant jusqu’à mettre en question la responsabilité de Pyongyang dans l’affaire du Cheonan. La théorie du complot règne sur internet : le Cheonan a été délibérément coulé par un sous-marin américain ; il a essuyé un « friendly fire » involontaire ; il a touché le fond, les eaux étant peu profondes, etc. Les plus modérés admettent l’hypothèse d’une mine flottante nord-coréenne accidentellement percutée. Haksoon Paik détaille toute une série d’objections à l’enquête menée par une équipe internationale et qui conclut à la responsabilité de Pyongyang. « Je n’exclus pas que la Corée du Nord ait joué un rôle, concède-t-il, mais nous n’en avons pas la preuve. Ce qui est clair, c’est que le gouvernement se sert du Cheonan pour lancer une véritable campagne de déstabilisation de Pyongyang ». Et le politologue de conclure : « Le but caché de ce pouvoir est tout simplement de renverser le régime nord-coréen ».

Tir nucléaire

L’accusation est grave dans un pays où tout le monde espère que le conflit avec le Nord finira pas s’évaporer de lui-même. Très attachés à leur réussite, leur niveau de vie et leur dolce vita, la plupart des Sud-Coréens refusent absolument d’envisager une confrontation. Au milieu des années 1990, ils avaient plébiscité la « Sunshine policy » (politique ensoleillée) proposée par la gauche : une approche généreuse, fondée sur le dialogue, le rapprochement des familles divisées, les échanges culturels, et surtout une aide financière massive octroyée presque sans contrepartie. Pratiquée pendant dix ans, la Sunshine policy a permis le transfert de 2,5 milliards de dollars vers le Nord, et valu le prix Nobel de la paix à son initiateur, le président Kim Daejung. « Mais au bout de dix ans de concessions, en 2006, Pyongyang a jugé bon de procéder à son premier tir nucléaire, fait remarquer Park Hyeongjung, chercheur à l’Institut de l’Unification nationale. Ça a suffi pour faire basculer les citoyens du Sud du côté des conservateurs ».

Pour Bryan Myers, spécialiste de la question coréenne, le ballet diplomatique des conservateurs n’est guère plus à même de répondre à la menace nord-coréenne que l’approche « ensoleillée » des libéraux (voir encadré). « Pyongyang n’en est qu’au début d’une escalade inquiétante dictée par la question de la succession de Kim Jung-il. Et le Sud n’est malheureusement pas en train de s’y préparer ». Tous les observateurs ont les yeux braqués sur Kaesong, une bourgade située à la frange de la DMZ de Panmunjom, côté Nord. Dans cette enclave industrielle, des dizaines d’entreprises sud-coréennes emploient 40 000 ouvriers du Nord, encadrés par un millier de Sud-Coréens. Des otages tout trouvés, dont Pyongyang n’hésitera pas à se servir le moment venu pour obtenir de Séoul de quoi prolonger sa survie.

Corée du Nord : le culte fou de la pureté

Pour comprendre la Corée du Nord, il faut d’abord arrêter de la prendre pour « le dernier régime stalinien », affirme Bryan Myers. Dans son remarquable livre, « La race la plus pure » (1), Myers montre que l’idéologie de Pyongyang doit tout à une vision du monde héritée du fascisme japonais. « Entre 1905 et 1945, l’occupant japonais a réussi, tout en brutalisant le petit peuple, à fourguer aux élites ses mythes raciaux selon lesquels Coréens et Japonais, qui ont un ancêtre commun et partagent le même “sang pur”, sont supérieurs à toutes les autres ethnies ». Le Japon défait, le Nord n’a procédé à aucune « dénazification », accueillant même à bras ouverts les intellectuels pro-japonais. Ceux-ci ont alors concocté au profit de Kim Song-il une propagande expurgée de l’élément japonais, mais qui en conserve les mythes fondamentaux : la montagne sacrée berceau de la nation, l’empereur ancêtre commun, et surtout la notion d’une race qui a su rester « homogène » à travers des siècles d’invasions. La force de la Corée du Nord découle de cette homogénéité : étant tous pareils, les Coréens sont pleins d’amour fraternel et prêts au sacrifice mutuel. À la différence des nazis, ils ne revendiquent pas de supériorité physique ou intellectuelle, mais une suprématie morale : c’est le meilleur des peuples, le plus naïf, le plus animé de bonté et d’amour. Un slogan incongru – « Il n’y a pas de masses plus pures que nos masses » – mélange la terminologie communiste aux conceptions racialistes.

École en Corée du Nord

Cette « vertu du sang » a fait des Coréens des proies faciles pour les envahisseurs. D’où la nécessité, pour ce peuple resté enfant de trouver une figure parentale, voire maternelle – les deux Kims sont souvent appelés « Général-Mère », et le successeur désigné, le troisième fils Kim Jong-un, vient également d’être affublé du même titre – capables de les protéger d’un monde hostile. D’où le soutien profond dont jouit le régime malgré son échec économique, attribué à l’agression ennemie : « 50 % des Nord-Coréens qui passent en Chine graissent les pattes des douaniers pour rentrer chez eux. Et alors qu’un enfant peut traverser à pied la frontière avec la Chine, il n’y a pas de fuite de masse… ».

De ces choix idéologiques découle la nécessité absolue pour Pyongyang de prouver à son peuple que sans la protection du régime, il serait la proie des méchants (Américains) et des vendus (Sud-Coréens). « Ils ne renonceront pas à l’arme nucléaire, ne procéderont pas à une réforme économique à la chinoise, et n’autoriseront aucune liberté d’information. Autrement, l’idéologie s’effondrerait. Ils n’ont d’autre issue que de fomenter de plus en plus d’hostilité, histoire d’extorquer à leurs voisins – alliés ou ennemis – les capitaux qui leur manquent, et continuer d’entretenir chez leur peuple la bienheureuse illusion de pureté morale ».

(1) « The cleanest race », Melville House, 2010


Parution Le Nouvel Observateur 24 juin 2010 – N° 2381