Le géant taïwanais a bâti une de ses cités-usines près de Zhengzhou pour y faire travailler des centaines de milliers de jeunes Chinois

DejeunesemployésdeFoxconn,àlasortied’uneusinedeShenzhen.

DejeunesemployésdeFoxconn,àlasortied’uneusinedeShenzhen.

Il y a encore deux ans, des champs de maïs s’étendaient à perte de vue autour de l’aéroport de Zhengzhou, capitale de la province pauvre du Henan. Soudain une cité moderne de 400 000 habitants a surgi de terre, avec de larges avenues, des rues commerçantes, des quartiers résidentiels hérissés d’immeubles de 20 étages, des transports en commun, des restaurants, des banques, un hôpital, etc.

Officiellement la nouvelle agglomération n’a pas de nom, les panneaux routiers indiquent juste : « Parc technologique de l’aéroport. » Mais, pour les gens du coin, elle s’appelle Foxconn. Le nom de la célèbre entreprise taïwanaise fondée et dirigée par Terry Gou (voir ci-dessous), qui produit le matériel électronique que l’on retrouve dans la majorité des appareils vendus dans le monde sous différentes marques. C’est Foxconn qui a créé la ville ex nihilo afin d’y loger les centaines de milliers d’ouvriers nécessaires pour faire tourner ses nouvelles usines. Après avoir fait décoller les provinces maritimes, Foxconn s’investit désormais dans les provinces très peuplées du centre. Le Henan compte 100 millions d’habitants, en majorité des paysans. Leurs fils sont prêts à trimer dur pour un salaire inférieur à celui des régions industrialisées.

En bordure de la cité s’étend une zone bien plus vaste, partagée en neuf sous-sections. Chacune comprend des dizaines d’ateliers-bunkers. Sur six kilomètres carrés, ce complexe abrite 95 chaînes de fabrication produisant exclusivement des iPhone : 200 000 par jour, soit 70 % de la production mondiale. 250 000 ouvriers y travaillent.

Après huit ou dix heures à se concentrer sur de toutes petites pièces, on n’a qu’une envie : s’éclater

La journée, la ville semble endormie. Fausse impression ! L’intégralité des salariés ayant les mêmes horaires, la notion d’heure de pointe prend ici une dimension hors norme. Il suffit d’arriver le soir entre 18 et 20 heures, quand les équipes de jour quittent les ateliers pour voir déferler une marée humaine. En un clin d’œil, une foule dense remplit les moindres espaces publics. Une frénésie s’empare de la ville. « Après huit ou dix heures à se concentrer sur de toutes petites pièces, on n’a qu’une envie : s’éclater », lance un garçon à la coiffure bouffante, avant de disparaître.

Mon fiancé a eu pas mal d’heures sup récemment, alors il m’a offert ces vêtements

La foule, exclusivement composée de jeunes de 18 à 23 ans, se rue sur les milliers de petits stands. On ne voit pas d’enfants en âge d’aller à l’école. Parfois un nouveau-né dans les bras de sa mère. Pas d’adultes à l’horizon non plus, hormis les rares vieillards du village voisin. Tout le monde, filles et garçons, arbore des coiffures élaborées, asymétriques, et des vêtements smart, cool, flashy. La séduction est omniprésente. Une fille en robe ultramoulante et talons exagérés confie : « Mon fiancé a eu pas mal d’heures sup récemment, alors il m’a offert ces vêtements »… Quand on lui demande si le travail est pénible et les chefs tyranniques, elle répond : « Ça dépend des ateliers. Pour moi, en ce moment, c’est correct. »

Je n’ai pas envie d’être un paysan comme mes parents mais je ne veux pas non plus être un ouvrier

En 2010, une épidémie de suicides dans l’usine de Shenzhen avait obligé ses dirigeants à tapisser le site de millions de mètres carrés de filets antisuicide. Mis sur la sellette, Terry Gou a vite appris sa leçon et a relâché la mainmise qu’il exerçait sur l’existence de ses employés. À Zhengzhou, l’essentiel de l’activité des zones résidentielles n’est pas contrôlé par Foxconn. La génération actuelle des mingong, ces jeunes paysans qui font tourner la base industrielle, n’accepte pas de tout subordonner au travail. Ils sont prêts à trimer – ils sont les premiers à réclamer des heures sup – mais veulent aussi des loisirs et des perspectives d’avenir.

Xiao Lu passe toute la soirée dans un petit cube en panneaux préfabriqués ouvert sur la rue. Après avoir travaillé sur une chaîne pendant dix-huit mois, il est devenu « recruteur » pour Foxconn, dont l’appétit de main-d’œuvre dépasse de loin l’offre disponible. « Je n’ai pas envie d’être un paysan comme mes parents, explique-t-il, mais je ne veux pas non plus être un ouvrier. Ici, je gagne un peu plus, ça dépend du nombre de contrats que je décroche. C’est une étape. Je veux trouver un vrai métier. »

Il est facile de trouver une armée de 1 000 soldats, mais difficile de trouver un général

Les jeunes paysans qui ont quitté leur village, décidés à faire bouger leur destin, sont des Xiao Lu en puissance. À leurs yeux, Foxconn est un tremplin. En moyenne, les mingong restent un an au même poste. Ici, les bureaux de recrutement envahissent les rues et embauchent 10 000 nouveaux venus chaque semaine.

Dans un livre de maximes vendu partout à Foxconn City, Terry Gou écrit : « Il est facile de trouver une armée de 1 000 soldats, mais difficile de trouver un général. » La transition démographique qui assèche les classes laborieuses lui inflige un démenti cinglant. Mais en grand pragmatique, Gou a pris la mesure du problème. Il réfléchit, dit-on, à la création d’un vrai réseau de détaillants de produits électroniques qui fait défaut à la Chine. Des métiers « bien payés et intéressants » pour tous les Xiao Lu qui veulent troquer une chemise blanche contre un col bleu.

Terry Gou (chine, 62 ans)
le sorcier de la mondialisation

Terry-GouEnfant, sa famille habitait à Taipei, dans l’annexe d’un temple. Plus tard, le logis des Gou a été transformé en sanctuaire des cinq divinités de la richesse. Pour la légende, tout s’éclaire : le petit Terry, pourtant issu d’une famille très modeste, était destiné à bâtir un empire. C’est ce que cet autodidacte réalisera en une décennie, se catapultant à la première place mondiale des sous-traitants de joujoux dont raffolent les geeks : iPhone, iPad, Wii… En 1975, Foxconn n’est que l’un des innombrables fournisseurs de l’électronique, dont Taïwan est alors l’épicentre. Dans un hangar de Taipei, dix ouvriers fabriquent des câbles, des circuits imprimés… Gou va peaufiner la formule de la mondialisation naissante : bas salaires, gestion militaire de la main-d’œuvre, qualité garantie. Dans les années 1980, ses usines travaillent pour les plus grandes marques : IBM, HP, Dell…

Mais le génie de Gou, c’est d’avoir anticipé le rôle que la Chine allait jouer dans la mondialisation. Il fait le pari en 1988, en créant à Shenzhen, aux portes de Hongkong, la première des usines-forteresses qui deviendront sa marque de fabrique – et donneront à la Chine la formule de son grand bond industriel. Les mandarins de Pékin lui en sont si reconnaissants que Gou est le seul magnat taïwanais à pouvoir traverser en jet privé le détroit de Taïwan !

En 2010, 14 ouvriers se défenestrent à Shenzhen, jetant une lumière crue sur son système. Pour apaiser les dirigeants chinois inquiets du scandale, Gou augmente les salaires, réduit les horaires… Il est aussi parmi les premiers à investir dans les provinces intérieures. Foxconn, qui possède désormais 28 méga-usines et emploie 1,4 million de Chinois, est le premier employeur privé du pays. Mais la Chine perdant rapidement ce que les économistes appellent son « avantage compétitif » (entendez : les salaires de misère), l’appel du large se fait à nouveau sentir : Gou a déjà investi à Hanoi – où la main-d’œuvre est trois fois moins chère – au Brésil, en Europe de l’Est. Il a aussi créé une usine… à Santa Clara, en Californie : elle produira les Google Glass, ces mirifiques « lunettes à réalité augmentée ».

Parution Le Nouvel Observateur 12 septembre 2013. — N° 2549