La Lady s’est-elle convertie à la realpolitik ? A-t-elle cédé aux sirènes du pouvoir par calcul ou par ambition ? Son silence sur les massacres des minorités ethniques et ses nouveaux liens avec les chefs de la junte consternent ses amis des années noires. Reportage

Aung San Suu Kyi prise à partie par des villageois hostiles à un projet de mine de cuivre dans le nord du pays

Aung San Suu Kyi prise à partie par des villageois hostiles à un projet de mine de cuivre dans le nord du pays

En Birmanie, son parti est devenu “un repaire de béni-oui-oui…”

info-birmanieC’est peut-être ce jour de mars 2013 qui marquera, pour les historiens futurs, la fin d’une ère, celle de l’adoration inconditionnelle, et le début de la désillusion. Le 14 mars, Aung San Suu Kyi débarque en effet dans une région troublée du centre où se situe la plus grande mine de cuivre du pays, Letpadaung. Depuis des mois, les habitants tentent de bloquer les travaux gigantesques qui éventrent la montagne et recouvrent les alentours de rejets toxiques. Mais le projet Letpadaung, qui pèse 1 milliard de dollars, est le fruit du mariage de l’UMEHL – holding détenue par l’armée birmane – et de Norinco – fabricant d’armes appartenant à l’État chinois. Les mécontents ne font évidemment pas le poids. Quand, en novembre dernier, des moines prennent la tête de la protestation, la police n’hésite pas à les arroser de bombes au phosphore, brûlant grièvement une centaine d’entre eux.

On ne veut plus de Suu Kyi !

L’émoi est tel qu’une commission d’enquête parlementaire est confiée à Aung San Suu Kyi. Ce sont ses conclusions que la « Dame » – comme on l’appelle ici avec respect – est venue exposer aux habitants. Émergeant d’un cortège de voitures officielles, elle explique d’un ton sans réplique que toute opposition est « vaine », insistant sur les « aspects positifs » d’un projet pourtant bâti sur la confiscation des terres et la destruction de l’environnement. Puis elle explique comment, moyennant une meilleure indemnisation des populations, l’exploitation continuera, car « il faut absolument respecter les accords passés avec nos voisins chinois ». À ces mots, des lamentations éclatent, des femmes éclatent en sanglots. On entend des gens hurler : « On ne veut pas de la mine ! On ne veut plus de Suu Kyi ! ».

Tout ce qu’elle veut maintenant, c’est se faire élire à la présidence en 2015, elle nous a abandonnés

dates-birmanieDes voix s’étaient certes déjà élevées pour dénoncer le persistant silence de l’icône face aux multiples violations des droits et des lois qui continuent de frapper les Birmans, et spécialement les ethnies minoritaires. Suu Kyi n’a condamné ni les massacres perpétrés par des bouddhistes extrémistes contre la minorité musulmane des Rohingya, ni le bombardement par l’armée de milliers de civils kachin. Les leaders ethniques ne cachent plus leur déception. Lors de sa libération en 2010, la Lady avait promis de se battre pour la création d’un État fédéral garantissant les droits des 137 minorités. Depuis, elle a déserté ce chantier, au profit de calculs ouvertement électoralistes. « Tout ce qu’elle veut maintenant, c’est se faire élire à la présidence en 2015, constatent les responsables ethniques. Elle nous a abandonnés. »

Mais aux yeux du petit peuple bamar, l’ethnie dominante dont Suu Kyi fait partie, la dame de Rangoon était – et reste encore largement – une figure véritablement sacrée, une sorte de déesse bouddhiste de la miséricorde qui, vingt ans durant, a sacrifié sa vie, sa famille, ses enfants, pour partager le sort tragique de ses compatriotes sous la botte des militaires. Et voici que la sainte mère se range dans le camp des oppresseurs, des profiteurs, des généraux, des Chinois ! À Letpadaung, les cris des villageois désespérés sonnent la fin d’un grand tabou. L’icône salvatrice s’est ternie, et même ses proches n’hésitent plus à émettre des critiques.

Des familles rohingya, une minorité musulmane, dans un camp de personnes déplacées à Sittwe

Des familles rohingya, une minorité musulmane, dans un camp de personnes déplacées à Sittwe

On murmure par exemple que la semaine précédant son voyage à Letpadaung, Suu Kyi a rencontré l’ambassadeur de Chine. Au fond, le rapport de la commission n’est-il qu’un gage donné au puissant voisin et investisseur numéro un. Un signal d’apaisement vis-à-vis de Pékin qu’il faut lire ainsi : « Je soutiendrai vos intérêts à condition que vous ne vous ne vous mettiez pas en travers de ma route… »

Ils sont censés être rivaux, et pourtant ils sont inséparables, toujours fourrés ensemble

D’autres observateurs mettent l’accent sur le service rendu aux militaires. Tout le monde à Rangoon a remarqué la cordialité qui règne désormais entre la dame et ses anciens geôliers. On l’a ainsi vue assister en mars à une parade militaire aux côtés d’une brochette de généraux défroqués. Après avoir été très amie avec le président (et ex-général) Thein Sein, elle serait maintenant très proche de l’autre homme fort du régime, le président de la Chambre des Représentants (et ex-général) Shwe Mann, qui est aussi le patron du parti au pouvoir l’USDP. En juin, Suu Kyi et Shwe Mann ont tous deux déclaré leur candidature à la présidence. « Ils sont censés être rivaux, et pourtant ils sont inséparables, toujours fourrés ensemble, raconte un journaliste local. Au point que les plaisantins leur suggèrent de se mettre carrément en couple… »

Histoire d’amour ou mariage de raison ? Shwe Mann, qui veut le pouvoir, a besoin du soutien de la pure icône pour améliorer son image de reître sans cœur. Suu Kyi, qui veut également le pouvoir, doit d’abord obtenir l’abolition de l’article constitutionnel qui interdit à toute personne mariée à un étranger de briguer le poste suprême. Veuve du Britannique Michael Aris, elle a besoin de l’appui de Shwe Mann pour lancer la procédure complexe requise pour une telle modification.

À l’évidence, elle se targue d’amadouer les militaires. Mais n’est-ce pas plutôt elle qui se faire balader par des requins nettement plus retors ?

Or cet appui, Suu Kyi l’a obtenu : exactement une semaine après la publication du fameux rapport consacré à la mine de Letpadaung, l’USDP de Shwe Mann a adopté une motion ouvrant la voie à l’amendement constitutionnel ! « Si ce n’est pas un prêté pour un rendu, ça y ressemble beaucoup, commente un détracteur. La stratégie de conquête du pouvoir que Suu Kyi déploie depuis des mois pourrait même aboutir. Shwe Mann est un pragmatique, il est capable de la laisser gagner s’il y trouve son compte. Le tout, c’est de savoir ce qu’elle lui a promis en échange… »

À Rangoon, personne, pas même ses plus fidèles lieutenants de la Ligue nationale pour la Démocratie (LND), ne connaît la teneur des deals passés entre la dame et « ses » hommes forts. « Elle joue une partie d’échecs très serrée avec la junte », constate le politologue Soe Myint Aung, fondateur d’un think tank indépendant baptisé École de Sciences Politiques de Rangoon. « À l’évidence, elle se targue d’amadouer les militaires. Mais n’est-ce pas plutôt elle qui se faire balader par des requins nettement plus retors ? L’ennui, c’est qu’autour d’elle, c’est le désert. Elle n’a pas de conseillers dignes de ce nom, pas d’expert des questions économiques, ni de think tank politique. Elle croit pouvoir s’en passer. Les militaires, eux, ont eu l’intelligence de coopter presque tous les talents, y compris d’anciens opposants étudiants et même des ex-leaders de groupes armés, qui peuplent aujourd’hui les cabinets et les agences gouvernementales. »

La Lady a pris la grosse tête. Elle sait tout mieux que quiconque, elle a la science infuse

ethnies-birmanieUn proche de la dame, qui a demandé l’anonymat, est encore plus sévère : «  Depuis les élections partielles de 2012 qui ont vu la LND remporter 43 sièges sur 44, la Lady a pris la grosse tête. Elle sait tout mieux que quiconque, elle a la science infuse. Du coup, les gens osent encore moins la contredire et gare à ceux qui le font… Lors du dernier congrès de la LND, elle a nommé elle-même les membres du comité exécutif “sur la base de leur loyauté”… La Ligue est devenue un repaire de béni-oui-oui. »

Than Htut Aung, patron du premier groupe de presse indépendant, Eleven Media, ne mâche pas ses mots. « Elle ne tolère aucune contradiction. C’est comme si après vingt années passées dans l’isolement, elle ne voulait plus entendre que des louanges et des applaudissements. Pendant ce temps, la Ligue sombre dans l’insignifiance… » Or certains généraux sont selon lui bien décidés à jouer la carte de l’ultranationalisme. « Ils fomentent des émeutes, des troubles, des pogroms, et pas seulement contre les musulmans » affirme le patron d’Eleven. Il est donc plus que jamais urgent de fédérer les forces démocratiques. « Or Suu Kyi néglige totalement ces forces, et même elle leur tourne le dos, toute à sa partie de jeu politicien. Les ultranationalistes ont un boulevard devant eux. C’est tragique ! »

L’obsession présidentielle de Suu Kyi et de son parti inquiète de nombreux démocrates, comme les leaders étudiants du soulèvement de 1988. Le politologue Soe Myint Aung fait partie de cette génération de jeunes intellectuels qui ont subi les infâmes geôles de la junte. Les préoccupations électoralistes ne sont pas sa tasse de thé : « Quand on ne voit pas plus loin que l’échéance de 2015, qu’on ne réfléchit pas à l’après-2015 – qu’on ne se demande pas quel genre de développement on veut, quelle sorte de transition vers quel type de système, quelle répartition des pouvoirs, quel genre d’identité nationale, etc. – alors, même si on gagne la présidence, on risque de laisser le pays glisser vers un autoritarisme “soft” comme on en voit partout, de Singapour à la Russie, s’alarme-t-il. Ce n’est pas pour voir cela que ma génération, et la précédente, ont tant sacrifié ! Nous voulons une identité nationale belle, généreuse, inclusive – et non pas cette chose hybride et opportuniste qui s’accommode des pires penchants racistes ou fascisants ! »

Si elle mène bien sa barque, si elle se rallie suffisamment de généraux, Suu Kyi pourrait bien surmonter la course d’obstacles qui la sépare de la présidence. Reste à espérer qu’elle n’y laisse pas son âme.

La folle audace de Bauk Ja, la pasionaria des Kachin

bauk-jaMalgré la libération de prisonniers politiques, la Birmanie continue d’enfermer des opposants. C’est le cas de Bauk Ja, célèbre militante de la minorité kachin, arrêtée le 18 juillet – bizarrement accusée d’exercice illégal de la médecine ayant entraîné la mort par « négligence » d’un malade. Bauk Ja s’y attendait. Quelques jours plus tôt, dans une longue interview qu’elle nous avait accordée, elle décrivait les ruses qu’elle devait déployer pour ne pas tomber dans les griffes de ses puissants ennemis – des généraux incommodés par ses combats follement courageux.

Tout commence en 2006, dans un coin sauvage et superbe tout au Nord de l’État kachin, coincé entre la Chine, le Tibet de l’Inde. Dans la haute vallée de Hukaung célèbre pour abriter la plus grande réserve de tigres du monde, 1600 kilomètres carrés de terres sont expropriés d’un coup, pour laisser place à la monoculture du tapioca. Sept villages sont rasés sans compensation, les maisons de 5000 paysans démolies. L’accaparation des terres se pratique à grande échelle dans un pays où les grandes compagnies – surnommées avec mépris les « copains » – font la loi. Yuzana, le conglomérat qui a spolié Bauk Ja et ses amis, est l’un des plus puissants du pays, avec ses immenses plantations, son parc immobilier, sa chaîne d’hôtels de luxe – et son protecteur occulte, le redoutable patron de la junte Than Shwe.

Malgré le harcèlement de la police et des nervis de Yuzana, Bauk Ja prend la tête de la contestation. Enfant de la terrible guerre que la junte livre depuis des décennies aux minorités rebelles, elle a appris à combattre malgré les drames et les défaites. Elle se cache, se déguise, fuit, revient et finit par obtenir l’ouverture d’un procès contre Yuzana. Nous sommes en 2010, l’année où se tiennent les premières élections législatives organisées par la junte. Bauk Ja décide de se présenter sous les couleurs du seul parti d’opposition ayant accepté de relever le défi de ce scrutin, la FND (Force Nationale Démocratique). Son adversaire, le candidat du parti au pouvoir, l’USDP, n’est autre que le commandant en chef de la région, le général Ohn Myint. Le soir du dépouillement, c’est le nom de Bauk Ja qui obtient la majorité, malgré le bourrage des urnes. Mais deux jours plus tard, Ohn Myint produit des urnes « supplémentaires » qui viendront – miraculeusement – renverser le verdict.

Bauk Ja ne se déclare pas battue, elle fait appel auprès de la commission électorale. Le général, fou de rage, l’accuse de trafic de drogue, de collusion avec la rébellion armée kachin. Un mandat d’arrêt est lancé, les routes sont surveillées. Bauk Ja doit passer clandestinement en Chine pour contourner l’État kachin et se retrouver à la capitale politique Naypidaw à temps pour l’examen de son appel – qui va pourtant se perdre dans les sables… Depuis, Ohn Myint a obtenu de l’avancement : il occupe un poste de ministre et, comme tous les « généraux-tournés-civils », il se demande probablement comment il va sauver son siège lors des prochaines élections de 2015.

À la tête de la branche kachin de la FND, Bauk Ja, elle, n’a cessé de s’investir dans la lutte contre les multiples abus qui frappent ses compatriotes. Elle avait la ferme intention de se présenter en 2015 sur l’un des 20 sièges réservés aux Kachin. Une condamnation même légère la rendrait – opportunément – inéligible.

 

Bo Kyi : Pas la vengeance, mais la fin de l’impunité

Il avait 22 ans, il était étudiant en littérature. Pour avoir participé aux manifestations pacifiques d’août 1988 en faveur de la démocratie, Bo Kyi subira plus de sept années de prison. Coups, tortures, cachot, faim, soif, saleté… En 1999, à peine libéré, il fuit vers la Thaïlande voisine où il fonde l’AAPP (association d’assistance aux prisonniers politiques) universellement respectée. Depuis l’ouverture du régime, des centaines de ses camarades ont retrouvé la liberté. Bo Kyi, lui, a accepté de participer, aux côtés d’une dizaine d’ex-généraux bombardés ministres, à une commission gouvernementale chargée de régler les cas restants.

A-t-il pardonné les terribles souffrances infligées par la junte ? Bo Kyi respire un grand coup et répond, le regard fixe : « Avec mes amis de l’AAPP, nous ne réclamons pas la vengeance. Presque aucun d’entre nous n’exige un procès, des jugements. Mais nous voulons que les crimes soient reconnus. Je peux pardonner à celui qui avoue sa faute ».

Comme Aung San Suu Kyi, en somme, qui semble avoir si bien tourné la page des vingt années de résidence surveillée qu’elle n’hésite pas à déclarer publiquement combien elle « aime l’armée » ? Sourire furtif vite évanoui : « Il y a des choses qu’on ne devrait pas dire, finit-il par lâcher comme à regret. Surtout elle… ».

Mais s’il y a un exemple à ne pas suivre, insiste Bo Kyi, « c’est celui du Cambodge, avec ces procès interminables ». La Birmanie devrait plutôt consacrer ses maigres ressources à soutenir les victimes gravement traumatisées, à aider à leur réinsertion, à abolir les injustices et les discriminations qu’elles continuent à subir. Quant à lui, plutôt que de crier vengeance, il préfère utiliser son énergie à résoudre les drames, toujours actuels, de militants surtout issus des minorités qui sont jetés en prison pour un oui ou un non ; ou encore aider ces nombreux « faux coupables » commodément accusés de crimes qu’ils n’ont pas commis. « Au fond, c’est un pays démocratique que nous voulons, débarrassé de l’impunité, des tortionnaires, des lois d’exception. Si nous refusons de coopérer avec les dirigeants – au motif qu’ils sont illégitimes – comment alors avancer dans la bonne direction ? »

Parution Le Nouvel Observateur 29 août 2013 — N° 2547