Dialogue avec l’opposition, assouplissement de la censure, promesse d’élections libres… La junte birmane s’est-elle convertie à la démocratie ? Ou veut-elle seulement obtenir la levée des sanctions et sortir le pays de son isolement ?

AUNG SAN SUU KYI VEUT Y CROIRE…

Aung San Suu Kyi à Rangoon, le 10 décembre 2011, à l’occasion du 20e anniversaire de son prix Nobel de la paix

Aung San Suu Kyi à Rangoon, le 10 décembre 2011, à l’occasion du 20e anniversaire de son prix Nobel de la paix

Pfff, c’est sûrement un flic en civil. Il y en a partout…

carte-birmanieC’est une foule dense, joyeuse, presque exaltée, qui se presse au siège de la Ligue nationale pour la Démocratie, dans la grande salle largement ouverte sur une rue tranquille de Rangoon. La LND, longtemps taxée d’illégale, vient d’être officiellement enregistrée parmi les partis admis à participer aux prochaines élections partielles, début avril. Familles, couples de jeunes en jeans, bandes de copains, tous se précipitent pour acheter des tee-shirts, des photos plastifiées, des porte-clés frappés à l’effigie de la « Dame », Aung San Suu Kyi, et de son père, le légendaire général Aung San qui se battit jadis pour libérer la Birmanie du joug anglais. Sur les images géantes collées aux murs, s’étalent le sourire gracieux et le chignon fleuri de la grande héroïne, révérée par le peuple comme une bodhisattva, une incarnation du Bouddha miséricordieux. Parfois, la foule s’écarte pour laisser passer avec respect un vieillard vêtu du traditionnel longyi drapé autour des reins : un des célèbres « oncles » de Suu Kyi, ces dissidents octogénaires qui ont fondé la LND avec elle, survécu à deux décennies d’espoirs fracassés et à des années d’emprisonnement – et de torture – sous la poigne des généraux. Les flashs crépitent. Parmi les dizaines de téléphones brandis, on remarque parfois un appareil professionnel filmant soigneusement la cohue, maniée par un individu au visage plus fermé. « Pfff, c’est sûrement un flic en civil, glisse une jeune femme dans un anglais hésitant. Il y en a partout… », conclut-elle d’un haussement d’épaules.

Les fois précédentes, à ma sortie de prison, les gens avaient tendance à m’éviter. Ce n’était pas prudent d’être vu avec un ex-prisonnier politique. Cette fois, c’est l’inverse

Au siège de la Ligue, à quelques rues de là, dans ce restaurant branché loué par des ONG vertes pour dénoncer un méga-projet de zone industrielle, le plus étonnant, ce n’est pas la présence des mouchards mais la superbe indifférence du public. L’intimidation ne fonctionne plus. « Depuis la victoire du mouvement Save the Irrawaddy, qui s’est soldé par l’annulation d’un projet de barrage construit par les Chinois sur le haut cours de notre fleuve sacré, les gens n’hésitent plus à afficher leur opinion », constate le photographe Soe Win Nyain, très actif dans les causes environnementales. Certes, les mémoires sont marquées au fer rouge par la sauvagerie des interrogatoires et les conditions abjectes des prisons. Mais les jeunes qui se passionnent pour les enjeux d’aujourd’hui appartiennent à une nouvelle génération, indemne des horreurs du passé.

dates-birmanie-2Le très populaire comédien Zarganar, relâché en octobre dernier après une énième saison sous les verrous, confie : « Les fois précédentes, à ma sortie de prison, les gens avaient tendance à m’éviter. Ce n’était pas prudent d’être vu avec un ex-prisonnier politique. Cette fois, c’est l’inverse : tous ceux qui me reconnaissent viennent se faire photographier avec moi. C’est extraordinaire : ils n’ont plus peur! » 

Quelque chose serait-il réellement en train de se dénouer dans ce pays martyrisé par soixante années d’une dictature sans merci ? Il semble bien que les réflexes répressifs du pouvoir se soient quelque peu adoucis. On l’observe sur le front le plus brûlant, celui de la terrible guerre menée depuis des décennies contre les minorités remuantes des régions frontalières. Cette tragédie sans fin a provoqué le déracinement de centaines de milliers de personnes, condamnant à une errance perpétuelle au moins un demi-million de personnes. Des dizaines de milliers d’enfants enlevés sont devenus des enfants-soldats. La junte s’est rendue coupable d’innombrables crimes contre l’humanité : viols systématiques, travail forcé, massacres aveugles… À rebours de ces violences, le nouveau gouvernement entré en fonction en mars 2011 a ouvert un très inhabituel dialogue avec les groupes insurgés, aboutissant à des cessez-le-feu, préludes à une conférence nationale promise pour le début 2012.

L’ex-général Thein Sein (au centre) et le patron de la junte Tan Shwe

L’ex-général Thein Sein (au centre) et le patron de la junte Tan Shwe

Autre avancée notoire, l’ex-général Thein Sein, devenu « président civil », a libéré 200 prisonniers politiques en octobre, dont Zarganar et des leaders étudiants de la révolte de 1988. Il en reste encore beaucoup – de 600 à 1 300 selon les sources, dont la libération devrait intervenir à l’occasion de fêtes nationales en janvier et février. L’AAPP (Assocation d’Assistance aux Prisonniers politiques), basée en Thaïlande, reconnaît cependant que le régime carcéral a connu depuis une date récente une certaine amélioration.

Vous voulez une liste de sujets tabous ?

Même le Parlement – pourtant issu d’élections notoirement truquées et composé à 84 % de militaires ou de membres du parti de la junte – vient d’adopter des lois plutôt positives, légalisant les syndicats ou les manifestations pacifiques (on attend encore les décrets qui les rendront effectifs). C’est peut-être sur le front de la censure que la détente est le plus visible : depuis cet été, aucun site internet n’est plus bloqué, y compris ceux des journaux de l’opposition basés à l’étranger. Une télévision dissidente et très critique pour la junte, DVB (Democratic Voice of Burma), émettant depuis la Norvège par satellite, est même devenue la chaîne la plus regardée du pays. Les émissaires de Thein Sein écument les communautés en exil pour inviter leurs membres, notamment les journalistes, à rentrer. Si les organes des minorités shan ou karen réservent encore leur réponse, d’autres se préparent à ouvrir un bureau « à l’intérieur »

Le président veut des réformes, il veut la démocratie. Il est sincère et j’ai confiance en lui

chiffres-birmanieLa censure, pour autant, reste omniprésente dans les publications à contenu politique. « Vous voulez une liste de sujets tabous? demande le journaliste Maung Wuntha. Tout ce qui touche à la Chine et aux investissements chinois, les questions ethniques, les souffrances des femmes et des enfants des minorités, la situation militaire face aux insurgés, le mot “fédéralisme”, l’expression “domination militaire”, et toute allusion au dalaï-lama… » Dans les locaux minuscules de son journal, Maung Wuntha montre la copie du prochain numéro constellée de ratures à l’encre rouge : la plume tatillonne des censeurs. La junte a pourtant autorisé, en 2010, ce célèbre journaliste à fonder l’hebdo politique « People Age », un des très rares journaux privés et réellement indépendants. Ce proche de Suu Kyi, qui a subi huit années de détention solitaire, est persuadé que les signes d’ouverture correspondent à une volonté authentique de réforme. Mais les « réformateurs » doivent composer avec la faction des « durs », dont l’un des éléments les plus stridents n’est autre que… le ministre de l’Information en charge de la censure. Le symbole le plus puissant du dégel, à ce jour, reste la légalisation de la Ligue et la candidature de Suu Kyi aux élections du début d’avril. Voici qu’après avoir été bâillonnée pendant près de vingt ans et avoir échappé à un attentat qui coûta la vie à 70 de ses camarades de la LND la « Dame » accepte la main tendue de l’ex-général. Il y a un an seulement, à l’automne 2010, la Ligue boycottait les élections législatives, refusant de croire aux bonnes intentions du régime. Pourquoi ce revirement ?
La réponse est à chercher dans une scène insolite qui s’est déroulée à Nay Pyi Taw, la capitale artificielle érigée en 2005 par la junte à 300 kilomètres de Rangoon, pour y abriter ses centres de pouvoir et sa paranoïa. En août 2011, Aung San Suu Kyi s’y rend, sans trop d’espoir, afin de rencontrer le président Thein Sein en son palais. Que se passe-t-il entre l’égérie du peuple et l’ex-général ? « Le président était accompagné de son épouse, raconte un diplomate européen à qui la “Dame” s’est confiée. Les deux femmes sont tombées, émues, dans les bras l’une de l’autre. » Avec Thein Sein, c’est une confiance immédiate qui s’instaure. De retour à Rangoon, Suu Kyi affirme à ses amis de la Ligue : « Le président veut des réformes, il veut la démocratie. Il est sincère et j’ai confiance en lui. » On imagine la perplexité des « oncles ». Qu’a donc promis Thein Sein ? Avec quel calendrier ? Quelles garanties ? Personne ne le sait vraiment. « Les choses se passent exclusivement entre a “Dame” et le président, affirme un proche de la LND, les résultats ne seront visibles qu’après les élections de début avril. »

Les Birmans sont dépressifs, c’est normal, ils ne voient pas le bout du tunnel

Rendez-vous dans quatre mois, donc, pour savoir si la « Dame » a placé sa confiance à bon escient, si Thein Sein est le « gentleman » qu’elle dit. Le peuple bouddhiste ne manque pas de patience, mais il en va autrement des opposants. « On a joué “En attendant Godot” pendant cinquante ans et il faut attendre encore… soupire un artiste. Les Birmans sont dépressifs, c’est normal, ils ne voient pas le bout du tunnel. » Les militants piaffent d’angoisse devant les libérations au compte-gouttes, les arrestations abusives de vidéo-journalistes ou de blogueurs, le harcèlement des moines indociles, les expropriations de paysans, et la poursuite des hostilités qui ensanglantent l’Etat Kachin, malgré le déplacement de 100 000 personnes, et font des milliers de victimes. Près de la moitié de la population reste plongée dans une misère d’autant plus révoltante qu’elle côtoie un affairisme prospère, fondé sur les passe-droits et le copinage. Tout manque : les écoles, les hôpitaux, les routes, l’eau, l’électricité… La liste est longue des désastres accumulés par des décennies d’ineptie et d’abus perpétrés par une caste prédatrice qui ne se laissera sans doute pas dépouiller passivement.

Tan Shwe, c’est simple, ne veut pas finir comme ses prédécesseurs – qu’il a lui-même arrêtés, avec femme et enfants, et mis en prison jusqu’à leur mort

minoritésEn admettant que Thein Sein soit l’homme providentiel, tient-il la barre assez fermement, se demandent les dissidents qui se souviennent amèrement des faux espoirs et des revirements du passé ? Le président est cardiaque, il porte un pacemaker. Il doit tenir en respect la clique redoutable des « durs », prêts à fomenter un coup d’État. Surtout, il doit composer avec le véritable patron de la junte, l’ex-dictateur Tan Shwe, qui a officiellement « pris sa retraite » fin 2010. Le président lui doit tout, y compris son fauteuil. La véritable question est donc la suivante : « Que veut vraiment Tan Shwe ? »

L’énigmatique dictateur, spécialiste de la « guerre psychologique », s’étant enveloppé de mystère pendant les quarante-cinq années de son règne, la réponse n’est pas aisée. Les commentateurs s’accordent pourtant sur un point : les développements auxquels nous assistons, loin d’être le fruit d’une flambée populaire comme celles qui ont embrasé les pays arabes, seraient plutôt la réalisation étonnante d’une « feuille de route » établie en 2003 par le dictateur lui-même, afin de mener le pays vers une sortie « ordonnée » du régime militaire. Ce qui permet au politologue Nay Win Maung, conseiller politique du président, d’affirmer : « Tan Shwe, c’est simple, ne veut pas finir comme ses prédécesseurs – qu’il a lui-même arrêtés, avec femme et enfants, et mis en prison jusqu’à leur mort. C’est le risque qu’il court s’il laisse un dictateur succéder au dictateur qu’il est. Il choisit donc un autre scénario : une évolution “disciplinée” et graduelle vers la démocratie, qui lui laissera plus de chance de finir sa vie tranquillement. » 

La chance d’Aung San Suu Kyi, c’est que la junte a aujourd’hui besoin d’elle pour se rendre présentable aux yeux du monde

Assisterions-nous à un « modèle birman de transition démocratique », conçu par le dictateur et appliqué par son fidèle successeur ? Un modèle capable d’éviter au peuple les désordres de la révolution et au tyran une fin violente ? Ce modèle posséderait en outre une troisième « vertu », que dévoilent les câbles publiés par WikiLeaks : celle de résoudre le piège de la dépendance complète vis-à-vis de la Chine, plus gros investisseur étranger avec 14 milliards de dollars en 2010. Or pour contrebalancer la mainmise du trop puissant voisin, il faut obtenir la levée des sanctions imposées par l’Europe et les EtatsUnis depuis les années 1990. D’où une motivation supplémentaire pour entamer des réformes politiques.

« La chance d’Aung San Suu Kyi, c’est que la junte a aujourd’hui besoin d’elle pour se rendre présentable aux yeux du monde, analyse avec finesse David Tharckabaw, leader de l’organisation karen en exil KNU. Elle a raison de mettre à profit cette position pour gagner le maximum de sièges pour son parti et pourquoi pas? un poste important au gouvernement. » Le conseiller spécial Nay Win Maung confirme : « À l’échéance des élections de 2015, et malgré les 25 % de sièges accordés d’office aux militaires par la Constitution, c’est probablement la Ligue et ses alliés qui sortiront largement vainqueurs du scrutin. Le prochain président, élu par le Parlement, sera donc de facto “l’homme” de Mme Suu Kyi. En termes de changement politique, qui dit mieux? »

Les doutes de l’oncle Win Tin

Win Tin après sa libération de prison le 23 septembre 2008

Win Tin après sa libération de prison le 23 septembre 2008

À 82 ans, il est l’une des grandes figures morales de la résistance à la dictature. Cofondateur de la LND (Ligue nationale pour la Démocratie) avec Aung San Suu Kyi, cet ex-journaliste a subi dix-neuf années d’emprisonnement marquées par des tortures et des privations gravissimes. Libéré en 2008, il a repris la lutte avec Suu Kyi à la tête de la LND. 

Le Nouvel Observateur Pensez-vous que nous assistons à un véritable changement politique?

Win Tin Il y a bien un changement de ton au sommet du pouvoir. Mais ce n’est pas suffisant. Les dirigeants qui en parlent sont à peine cités dans la presse. Or il faudrait des déclarations solennelles pour convaincre les gens que quelque chose d’important est en cours. Nous avons malheureusement affaire à des militaires dont il est vain d’attendre de la transparence. Voyez comment l’armée a continué d’attaquer les insurgés, alors même que l’ordre de stopper les combats date du 10 décembre ! Quant au président Thein Sein, qui dit souhaiter la démocratisation, non seulement il tarde à relâcher tous les prisonniers politiques mais il prétend tout simplement qu’il n’y en a pas…

Vous ne croyez pas à ses projets de réforme? 

Non, je n’y crois pas vraiment, contrairement à Suu Kyi, qui a foi en lui, et qui juge avoir reçu assez de signes positifs. Elle a aussi une très grande foi en elle-même et en nous-mêmes, c’est-à-dire la Ligue. Elle sera candidate aux prochaines élections partielles sans hésiter une seconde. Elle a un charisme exceptionnel, un pouvoir vraiment spécial de dynamiser les gens, d’amplifier les mouvements. Au point que même l’USDP, le parti de la junte, lui fait des propositions de collaboration ! Bien sûr, la Ligue juge ces évolutions positives. Je suis le seul à ne pas trop croire à ces élections et je préfère ne pas me présenter.

Auriez-vous préféré un changement différent, issu de la base?

Oui, j’aurais aimé que les gens fassent entendre leur voix et défendent leurs droits, comme en Égypte. Mais je suis membre d’un parti qui a opté pour la voie parlementaire et je respecte la stratégie de Suu Kyi qui pense qu’une fois élue, elle réussira à modifier la Constitution des militaires, à libérer les prisonniers politiques et à faire la paix avec les minorités insurgées. Elle en est persuadée.

Parution Le Nouvel Observateur 5 janvier 2012 — N° 2461