« Ma conscience ne peut accepter que l’on nie la catastrophe subie par les Arméniens ottomans en 1915 » : c’est ce que proclame une pétition déjà signée par 30 000 Turcs…

Le deuxième anniversaire de l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink

Le deuxième anniversaire de l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink

« C’est un peuple qui a beaucoup de mal à reconnaître ses torts, insiste Cengiz Aktar. Demander pardon ? Mais les Turcs se sentent parfaitement innocents. Les coupables, ce sont toujours les autres ». Et pourtant, c’est un acte de repentance exceptionnellement courageux que vient d’accomplir cet intellectuel avec deux cents autres universitaires et artistes turcs, en mettant en ligne début décembre un court texte empreint d’une responsabilité et une empathie totalement inédites : « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon. »

Bien que le terme fatidique de « génocide » – encore trop tabou – soit absent, ces quelques lignes ont soulevé un tsunami de vociférations nationalistes et des tombereaux d’insultes et de menaces quotidiennes contre leurs signataires. Le site (www.ozurdiliyoruz.com) a été hacké à plusieurs reprises, pendant qu’une dizaine de contre-pétitions négationnistes intitulées « Je ne demande pas pardon » voire même « J’exige des excuses » se targuent de signatures 25 fois plus nombreuses.

Mais dans le même temps, 30 000 personnes – surtout des étudiants, mais aussi de nombreuses personnes issues de milieux modestes – ont apporté leur soutien à la voix de la conscience. Un chiffre inouï si l’on songe qu’un tel acte est visé par l’article 301 (dont l’UE demande en vain l’abolition) qui punit toute atteinte à « l’identité turque ». Parmi les victimes de cette loi, le prix Nobel Orhan Pamuk, ainsi que le journaliste arménien Hrant Dink assassiné il y a deux ans, tous deux inquiétés pour avoir soulevé la question du génocide arménien.

Le tabou du génocide arménien est enfin brisé, ouvrant une brèche dans le mur du négationnisme

L’historien turc Taner Akçam, grand spécialiste des événements de 1915 (1), aurait certes préféré que le texte exige la reconnaissance par l’État des faits historiques, ainsi que des génocides parallèles subis par d’autres minorités – les Assyriens, les Grecs pontiques et les Kurdes. Mais tel quel, il s’agit d’un « formidable pas en avant, et un véritable moment historique, estime-t-il. Après des décennies de dénégations véhémentes et de censure brutale, le tabou du génocide arménien est enfin brisé, ouvrant une brèche dans le mur du négationnisme. J’espère que le mouvement va continuer, car la Turquie ne connaîtra pas de démocratisation véritable tant qu’elle continuera à nier les crimes sur lesquels elle s’est construite ».

La réaction du gouvernement, aux mains du parti islamiste AKP, révèle un trouble profond. Après avoir défendu la liberté d’opinion des signataires, le président Abdullah Gül a fait volte-face quand le Premier ministre et homme fort du régime Tayyip Erdogan les a violemment critiqués. Profitant de ce flottement, des procureurs nationalistes réclament désormais que les auteurs de l’appel soient jugés conformément à l’article 301. Tout le monde attend la décision du ministre de la Justice, sans qui la procédure ne peut être lancée. Quelle voie le gouvernement choisira-t-il ? « En fait, des islamistes éminents ont signé notre appel et le débat s’est ouvert au sein de l’AKP, explique Cengiz Aktar. Ils se demandent s’il faut continuer à soutenir ce qu’on appelle “la mentalité Jeune-Turc”, ce nationalisme intolérant et laïcard extrémiste au nom duquel on a persécuté les minorités comme les religieux ».

Le gouvernement avait espéré régler le contentieux en faisant miroiter à l’Arménie voisine, toujours sous blocus, l’ouverture des frontières et de profitables relations commerciales, à condition qu’elle « oublie » ses exigences ayant trait à l’histoire. Le voyage très réussi du président Gül à Erevan avait semblé donner raison à ces calculs diplomatiques. Or voici que la société civile fait dérailler la stratégie. Pire, elle déclenche par contamination une bataille lourde de conséquences au sein même de l’AKP, entre « musulmans-fascistes » et « musulmans-démocrates ». Bataille rendue encore plus critique par l’élection d’Obama et l’arrivée d’Hillary Clinton au Foreign Office, tous deux favorables à la reconnaissance du génocide. « Le gouvernement est obnubilé par la hantise que la “menace” se réalise cette année lors des commémorations du 24 avril. Pour lui, cela représente une catastrophe symbolique qu’il ne sait comment gérer », explique Cengiz Aktar. Pour les innombrables voix qui s’élèvent désormais au nom de la vérité dans la presse et sur la toile turques, la vraie catastrophe fut celle subie par les minorités en 1915, doublée des ravages humains, moraux, sociaux, voire économiques qu’un tel déracinement a engendré en Anatolie, aujourd’hui encore pleine de « fantômes sans sépulture ».

 Les chiffres du génocide

Selon la plupart des historiens, de 1 à 1,5 million d’Arméniens ottomans, soit les deux tiers de la population, ont été victimes du génocide perpétré en Turquie pendant la Première Guerre mondiale par le régime jeune-turc. Les Arméniens ne sont plus aujourd’hui que 60 000, concentrés essentiellement à Istanbul. 

(1) Vient de paraître son maître ouvrage « Un acte honteux, le génocide arménien et la question de la responsabilité turque », Denoël (491 p. 25 €)


Parution Le Nouvel Observateur 29 janvier 2009 — N° 2308