chine-30Spéculation immobilière, infrastructures inutiles, gabegie… la croissance chinoise a été dopée par une gigantesque bulle de crédits trop faciles. Celle-ci menace d’exploser et de déclencher une nouvelle crise

Il n’y a guère, la Chine n’hésitait pas à tancer publiquement l’Europe et ses travers. Dans une interview télévisée diffusée en novembre dernier, le président du CIC, fonds souverain chinois pesant 300 milliards d’euros, président du CIC, fonds souverain chinois pesant 300 milliards d’euros, évoquait avec suffisance ces « sociétés européennes à bout de souffle, vivant d’acquis sociaux qui poussent à la paresse et à l’indolence, plutôt qu’à travailler dur ». Avec sa croissance à deux chiffres et son confortable matelas de 3000 milliards de dollars de réserves de change, la Chine se sentait alors totalement à l’abri des convulsions qui déchirent les pays développés. Rien ne semblait à même d’arrêter sa fabuleuse ascension. N’avait-elle pas rebondi avec vigueur malgré le choc de la crise financière de 2008 ? Partout dans le monde, on étudiait le « modèle de Pékin », Graal de la croissance infinie, subtil mélange de poigne étatique, de souplesse des entreprises et de docilité ouvrière.

Six mois plus tard, le ton a bien changé. Finis les cocoricos. Oublié le modèle de Pékin. Les autorités voient d’un œil anxieux les voyants virer au rouge les uns après les autres. Au point que le Premier ministre Wen Jiabao vient d’évoquer une « forte tendance à la baisse ». En mars dernier, il prévoyait déjà 7,5 % de croissance pour 2012 – le taux le plus bas depuis 1990. La Chine avait été alors mise au ban de la planète pour avoir réprimé dans le sang le printemps de Tiananmen en 1989.

À l’origine de ce coup de mou, la décrue persistante des exportations, moteur principal du boom chinois, frappé de plein fouet par la crise de la zone euro après celle des subprimes. Avec ses principaux débouchés – Europe et États-Unis – englués dans la dette, la Chine ne peut plus compter sur la demande extérieure.

Le front intérieur n’est pas épargné : le secteur du bâtiment, dont le développement fulgurant a permis d’encaisser le choc de la crise financière de 2008, vacille à son tour. Sous l’effet d’un gigantesque stimulus fiscal, le pays s’était couvert d’une ahurissante vague de constructions. Des chantiers à perte de vue grouillaient d’ouvriers travaillant jour et nuit, sept jours sur sept, sous la lumière aveuglante des projecteurs. Qui aurait cru que cette frénésie allait s’éteindre subitement ? Aujourd’hui, de nombreux chantiers sont à l’arrêt ou tournent au ralenti, les équipes ne travaillent plus que huit heures et prennent même un jour de repos par semaine !

Signe indubitable de la chute de l’activité : dans les ports, on voit depuis peu le charbon importé déborder des silos pleins à craquer et s’amonceler sur les docks. Le niveau des stocks est tel que les cargos doivent attendre de plus en plus longtemps pour voir leur cargaison déchargée. Dans les provinces de l’intérieur productrices de charbon, même spectacle étonnant de tas de minerai alignés le long des routes, remplissant le moindre terrain vague. Il y a à peine un an, la Chine soucieuse d’assurer l’approvisionnement de sa machine décidait de constituer une énorme « réserve d’urgence » de charbon, source de 80 % de son électricité…

Ajoutons à ces signes alarmants une production en berne, des importations languissantes, des crédits ne trouvant plus preneurs. Puis la décision subite d’abaisser les taux d’intérêts pour la deuxième fois en moins d’un mois, signe d’une petite panique chez les décideurs… Impossible de se voiler la face : la Chine ralentit. Les commentateurs osent désormais poser tout haut la question qui hante les mandarins rouges : faiblesse passagère ou glissade irréversible vers la récession ? Atterrissage en douceur ou en catastrophe ? Après la croissance à deux chiffres, des taux autour de 8-9 % ? 6-7 % ? Voire 3-5 % ?

Vues d’Europe, ces prévisions peuvent sembler mirifiques. Pas à Pékin, où règne le « dogme du 8 % ». Selon cette vulgate, en deçà du seuil fatidique de 8 % de croissance, le chaos guette, l’économie ne pouvant alors générer assez de jobs pour les millions de jeunes paysans qui rêvent de quitter la glèbe. De fait, malgré les déclarations officielles qui promettent le retour à des rythmes plus raisonnables, la croissance à tout prix et à toute berzingue reste la règle suprême.

Les ravages engendrés par cette ruée vers le chiffre sont aujourd’hui dénoncés par tous : saccage de l’environnement, pollution effarante en ville comme à la campagne, protection quasi inexistante des droits et de la santé des travailleurs, etc. Mais il existe aussi des coûts cachés, peut-être plus dangereux aux yeux des économistes. Dans un impressionnant ouvrage intitulé « La Chine, une bombe à retardement », Jean-Luc Buchalet et Pierre Sabatier soulignent la fragilité foncière d’une conception du développement « mercantiliste, déséquilibrée et à bout de souffle ». De toutes les épées de Damoclès, la plus périlleuse selon ces auteurs, s’appelle « la bulle de crédit ».

Pour comprendre comment s’est constituée cette gigantesque bulle dont l’explosion – imminente selon plusieurs commentateurs – risque de mettre fin aux Trente glorieuses chinoises, il faut remonter à 2008. La crise financière porte un coup violent aux exportations chinoises, qui chutent de 11 % à 5 % du PIB. Pour trouver des relais de croissance, les autorités décident alors d’ouvrir à fond les vannes du crédit bancaire. Et comme la Chine voit tout en grand, ce sera la plus gigantesque inondation financière de toute l’histoire économique : 4 trillions de yuans (445 milliards d’euros) sont déversés en 2009 via les banques d’État ; en 2010, ce sera… le double : 8 trillions, auxquels il faut ajouter des crédits non officiels, pour un total inouï de 11 trillions de yuans (1220 milliards d’euros), soit 27 % du PIB nominal chinois – en comparaison, la France distribue 5 % de son PIB… En 2011, la courbe s’infléchit à peine.

Ce triple raz-de-marée d’argent facile, dont 80 % atterrissent dans les poches des grands conglomérats d’État et des collectivités locales, va alimenter une pléthore d’investissements à la rationalité douteuse. Et surtout une frénésie immobilière qui emporte le pays dans une spéculation échevelée – des collectivités locales propriétaires du terrain qui se financent en le vendant de plus en plus cher, aux promoteurs qui bâtissent des forêts de buildings, aux investisseurs qui raflent des appartements par douzaines, jusqu’aux ménages qui se saignent pour accéder à cet or blanc, la pierre.

Résultat : d’énormes fortunes amassées en quelques mois, une corruption galopante, une hausse des prix qui rend l’achat d’un logement inaccessible même aux classes moyennes… Tous les symptômes d’« une mégabulle à côté de laquelle les subprimes sont une rigolade, affirme un économiste pékinois employé par un hedge fund américain. Comme toute l’économie s’est recomposée autour de l’immobilier, son explosion risque de faire un massacre ». Pour le banquier Jim Chanos, célèbre pour avoir détecté les failles d’Enron avant sa chute, « le crash de la bulle chinoise sera épique »…

Même pessimisme chez Nouriel Roubini, un des rares économistes à avoir prédit la crise financière de 2008. Le niveau des investissements fixes (infrastructures, immobilier, usines) pèse désormais près de 50 % du PIB chinois, du jamais-vu, rappelle-t-il. « Or, aucun pays ne peut réinvestir chaque année la moitié de son PIB dans de nouvelles infrastructures sans générer de gigantesques surcapacités et entraîner un gravissime problème de mauvaises dettes ». Les signes de surcapacité sont omniprésents : des dizaines d’aéroports neufs et vides, des TGV tous azimuts, mais sans passagers, de vastes réseaux d’autoroutes désertes ; des milliers de bâtiments publics pharaoniques, même pour abriter la moindre petite mairie ; des villes fantômes ; des fonderies d’aluminium flambant neuves, mais à l’arrêt pour empêcher les prix de chuter…

Le hic avec l’argent qui coule à flots, c’est sa tendance à alimenter la gabegie. Ce que les économistes appellent pudiquement les « mauvaises allocations de capacités » finissent toujours par tuer le miracle économique. Pour l’économiste américain Michael Pettis, professeur à l’Université de Pékin, la Chine ne fait pas exception. « À mon sens, l’économie chinoise est abonnée aux mauvaises allocations depuis au moins dix ans, affirme-t-il. La plupart des analystes reconnaissent l’existence du problème depuis trois ans ». Plus personne ne conteste en effet que le mégastimulus de 2008 a déclenché une orgie de projets hasardeux sans souci de viabilité. « Dans un premier temps, bingo : la croissance s’est envolée ! Mais l’année suivante, avec tous ces projets improductifs sur les bras, il a fallu réinjecter encore plus de capitaux pour obtenir le même résultat, car il y avait en plus les prêts à rembourser. » Résultat : plus de gaspillage et plus d’endettement. Une fuite en avant périlleuse, qui rend de plus en plus coûteux les ajustements nécessaires. Pettis prédit un atterrissage forcé qui se soldera par une croissance à… 3 % pour les dix ans à venir.

Les optimistes eux, continuent de croire à l’« exception chinoise » en raison de son archaïsme même. Son système bancaire resterait « protégé » des turbulences externes. Le gouvernement détient toutes les manettes. Au bout du compte, les mauvaises créances des banques publiques seront essuyées par l’État. Mais la tâche risque d’être plus rude que prévue : la dette totale – gouvernement central, collectivités locales et ménages – a atteint en trois ans 220 % du PIB, soit le même niveau que dans la zone euro… L’ancien vice-président de l’Assemblée populaire, Cheng Siwei, conclut : « Notre crise des subprimes, ce sont les crédits consentis aux gouvernements locaux, car ces derniers sont bien incapables de les rembourser… »

Comment conjurer le retournement ? Dans leur rapport annuel, tant la Banque Mondiale que le FMI appellent la Chine à la réforme. Si elle veut préserver son élan, elle doit « changer de moteur » : cesser d’investir à tour de bras dans des projets somptuaires pour adopter des mesures en faveur de la consommation des ménages, actuellement parmi les plus faibles du monde (34 % du PIB pour 59 % en Europe). Le revenu des Chinois est en effet soumis à de multiples ponctions – salaires trop bas, taxes trop lourdes, prix trop élevés, rémunération trop faible de l’épargne. Résultat : les ménages restreignent au maximum les dépenses, préférant mettre de côté plus d’un tiers de leurs revenus. « Si on veut que les gens dépensent, il faut leur redonner du pouvoir d’achat en allégeant les taxes, en relevant les taux d’intérêt, en prêtant de l’argent aux PME privées et en donnant aux paysans la propriété de leurs terres », suggère Michael Pettis.

Vaste programme qui risque de déplaire aux puissants groupes d’intérêt alliant pouvoir et argent – les « princes » rouges, leurs copains promoteurs, leurs cousins PDG des conglomérats d’État, etc. – qui ont tant profité de l’orgie des « grands travaux » aux couleurs chinoises. Pékin se dit décidée à rééquilibrer son économie en faveur des ménages. Elle vient pourtant d’annoncer la construction de… 70 nouveaux aéroports pour raviver sa croissance. L’économiste Andy Xie, qui avait prédit la crise asiatique, celle des dotcom puis celle des subprimes, juge sans pitié : « Cela revient à boire du poison pour étancher sa soif ».