« Les années fastes », roman iconoclaste édité à Hongkong et interdit en Chine, triomphe sur le web. Explications de l’auteur et dissident du 3e type, Chan Koonchung

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Le Nouvel Observateur Votre livre, « les Années fastes », est une saisissante politique-fiction. Nous sommes en 2013, la Chine a réussi à se hisser à la première place mondiale en mettant à profit un second krach financier qui a emporté les économies occidentales. Les Chinois sont euphoriques et applaudissent leur gouvernement à poigne – qui, lui, n’a pas changé d’un iota. Mais cette réussite doit beaucoup à l’ecstasy présente dans l’eau du robinet, et à l’amnésie collective qui a fait « disparaître » un mois entier de répression sauvage juste avant l’avènement de cet âge d’or.

Chan Koonchung J’ai voulu développer un « assez bon » scénario pour la Chine de 2013 confrontée à une seconde crise qui risquerait de balayer le pouvoir. Mais ce pouvoir a une longue expérience de la gestion des chocs : il commence toujours par une campagne sans merci contre les « fauteurs de troubles ». Puis il prend des mesures radicales de réajustement économique, ce qui lui permet de s’en sortir. Et pour finir, il « achète » les gens par des avancées purement matérialistes. Il existe des scénarios bien pires, où le pays pourrait sombrer dans le fascisme après une période de chaos. Mais la Chine réussira à résoudre certains de ses problèmes internes tout en restant intraitable vis-à-vis des dissidents. Le pouvoir ne voudra jamais rendre compte de ses crimes passés.

Le système que vous décrivez dans le livre n’est pas une dictature pure et simple…

En effet, le pouvoir n’est plus capable de faire taire toutes les voix dissidentes, il y en a trop. Mais ses méthodes sont de plus en plus sophistiquées. Voyez les universitaires ou les artistes, longtemps dans la rébellion, et aujourd’hui couverts d’argent, de bourses, de perspectives alléchantes… Du coup, ils sont tout à fait acquis au système. Les dirigeants ont compris que ce n’est pas nécessaire d’être aimé. L’obéissance suffit. Bien sûr, il leur arrive aussi de pécher par excès : en 2008, après les JO, ils ont pensé qu’ils étaient « arrivés », que rien ne devait leur résister, et ils ont voulu donner une bonne leçon aux dissidents. D’où la lourde condamnation de Liu Xiaobo, et l’affaire Ai Weiwei. Échaudés par la réaction internationale, ils se tournent de nouveau vers des méthodes plus douces : ils veulent à présent « séduire » les journalistes – un groupe qui leur donne du fil à retordre…

L’ecstasy dans l’eau rappelle pourtant « le Meilleur des mondes ».

En fait, c’est le scandale du « lait mélaminé » en 2008 qui m’en a donné l’idée. On a appris plus tard que l’annonce avait été sciemment retardée pour ne pas ternir les JO ! La nourriture est très frelatée ici, avec une foule de substances plus ou moins toxiques qui sont ajoutées illégalement. Et on voit qu’il est très difficile de stopper la tendance car la bureaucratie en retire trop de profit. Même chose avec la drogue dans l’eau de mon livre : prévue à l’origine pour « calmer les gens » pendant quelques jours au moment le plus critique de la crise, elle devient un ingrédient habituel. Pourquoi s’en priver, si tout le monde en profite ?

Vous développez une idée dérangeante, celle d’un peuple capable d’effacer de sa mémoire un mois entier de son histoire récente.

Je suis persuadé que tout peuple mérite ses dirigeants. Entre un « superbe enfer » et un « paradis frelaté », les Chinois préfèrent toujours le second. Bien sûr, il y a la propagande qui serine chaque jour « C’est le PC ou le chaos ». Il y a un pouvoir qui sait ménager très habilement les classes moyennes en leur offrant quelques friandises en récompense de leur soumission. Mais c’est volontairement que les Chinois ont « oublié » le printemps de Pékin de 1989. Les jeunes n’en ont jamais entendu parler, pas plus que de toute la série de catastrophes, comme la Révolution culturelle ou les 30 millions de personnes mortes de faim après les délires du Grand Bond en avant…

Un de vos personnages les plus fascinants, membre du Bureau politique, est le concepteur des mesures qui permettent ce « triomphe » chinois. Vous êtes-vous inspiré d’exemples réels ?

Il existe aujourd’hui un groupe de conseillers qui cherchent à résoudre les problèmes de la Chine tout en maintenant le pouvoir du Parti. Ils proposent des solutions assez innovantes. Le problème, c’est que les dirigeants n’ont pas, contrairement à ce qui se passe dans mon livre, une force de volonté suffisante pour prendre les décisions radicales qui permettraient d’éviter les scénarios les plus noirs.

Chan Koonchung

Chan-KoonchungNé à Shanghai en 1952, a grandi à Hongkong et étudié aux Etats-Unis. Cinéaste, homme de lettres, créateur de revues et de chaînes de télévision, il vit à Pékin depuis 2000. Cet « insider » fréquente à la fois les milieux « éclairés » liés au PC et les milieux intellectuels dissidents. Auteur de plusieurs essais et nouvelles, « les Années fastes », son premier roman, vient de paraître chez Grasset.


Parution Le Nouvel Observateur 26 janvier 2012 – n° 2464