L’être rare qui vient de nous quitter était mon ami. Ce n’était ni un immense penseur, ni un philosophe, ni un mandarin de la science ou de la médecine.

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Il se définissait lui-même doublement comme un scientifique et un humain pourvu d’affect.

La tête et le cœur, l’intellect et l’émotion, c’est ce qui fait tout le prix du message qu’il a transmis dans ses trois livres.

À quoi il faut ajouter un aspect plus intime, dévoilé dans son dernier livre : un goût assez étonnant pour l’exploit sportif extrême et un courage physique confinant à la témérité. La tête, le cœur, le corps : c’est le triangle de David.

Un scientifique avant tout

Scientifique, il l’était avant tout, passant chacune de ses opinions, chacune de ses affirmations au tamis serré des études les plus sérieuses, les plus indiscutables, qu’il allait chercher à la source, dans les revues scientifiques les plus exigeantes. Rien n’est plus injuste que l’accusation qui a volé parfois, l’assimilant à un pseudo-savant, une sorte de « gourou new age ».

Je sais, pour l’avoir longuement interviewé puis pour avoir collaboré avec lui sur l’écriture de ses deux derniers livres, qu’il n’avançait jamais aucune hypothèse sans l’avoir dûment fondée sur une documentation en béton, constituée en compulsant des dizaines de publications spécialisées. Le « vulgarisateur » (au sens noble) qu’il était devenu n’avait rien abandonné de la rigueur du chercheur de très haut vol qu’il avait été jusqu’à l’âge de 30 ans, quand la maladie l’a éjecté de sa trajectoire.

 « Existence menacée »

Le cœur, l’importance cruciale des liens émotionnels, a été pour David une découverte assez tardive. Il avait été élevé plutôt « pour faire de grandes choses » et « réaliser un destin hors du commun ». Son père, Jean-Jacques, fondateur de l’Express, élu et éphémère ministre sous Giscard, le destinait à une carrière publique. Bon gré mal gré, David a dû porter ces attentes d’autant plus dévorantes qu’elles devaient compenser les ambitions déçues de son père.

Dans « Anticancer », David raconte le poids que ces espoirs démesurés ont fait peser sur ses épaules durant toute son enfance et sa jeunesse. Et le soulagement qui l’a saisi quand, à l’âge de 31 ans, il a découvert – par un hasard inouï – la tumeur qui rongeait son cerveau. La menace gravissime qui faisait irruption dans sa vie le sauvait paradoxalement du carcan de la « mission » imposée. Elle le replaçait sur son propre terrain, face à sa propre logique, le sommait de faire ses propres choix, de tracer sa propre trajectoire. De donner par lui-même un sens à son existence menacée.

Star de la science

C’est une des raisons pour lesquelles, bien que combattant le cancer avec la plus extrême détermination, David n’a jamais manifesté de la haine ni de la colère contre le sort qui le faisait basculer définitivement dans le camp des malades. Avant cette collision avec la maladie, il avait bien tenté de se libérer ; il avait subrepticement dévié de la voie tracée d’avance (politique, médiatique), pour se tourner vers un univers tout autre : la médecine et la recherche.

Mais il restait encore, obscurément, sous l’emprise de cette quête dévorante de l’exception. Par exemple, il avait choisi un secteur en flèche de la recherche fondamentale : les neurosciences. Et au sein de ce secteur, un sujet encore plus pointu : la modélisation informatique des réseaux neuronaux. Son directeur de thèse était un prix Nobel. À trente ans, il était bien placé pour gagner sa place au firmament des « stars » de la science.

Le cancer

Le cancer – et peut-être, comme il le raconte avec humour dans son dernier livre, la chirurgie qu’il a dû subir, avec l’ablation d’une partie de son lobe frontal droit – l’ont changé en profondeur. Un David sensible, voire ultra-sensible, est né de cette épreuve : s’attendrissant avec une facilité déconcertante, toujours au bord des larmes, entrant sans aucune peine en résonance avec la souffrance d’autrui.

Pour un psychiatre, cela semble aller de soi, mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas. C’est grâce au cancer, m’a-t-il toujours affirmé, qu’il est réellement devenu un médecin, après avoir été un scientifique pur. Il a été capable d’un échange réel avec ses patients, d’une connivence profonde fondée sur la communauté dans l’épreuve, même s’il se gardait bien d’accabler ses patients avec son problème personnel. Bien qu’il ne s’en vante pas, je sais qu’il est alors devenu un thérapeute exceptionnel, un de ces médecins qui ont le don d’enclencher un processus de guérison par leur seule présence et la simple attention qu’ils portent à leur patient.

 « Psychiatre de service »

Cette découverte du lien profond avec le « tout un chacun » des malades qu’il devait soigner dans son hôpital général à Pittsburgh a constitué pour lui un magnifique saut dans le domaine peu exploré de l’émotionnel. « Guérir » et « Anticancer » sont issus, plusieurs années plus tard, de cette découverte. Dans l’immédiat, David a d’abord « fait le ménage » dans sa vie.

Il a abandonné les cimes glacées de la recherche fondamentale pour la tâche plus humble mais bien plus enrichissante du « psychiatre de service ». Il a trouvé sa propre voie, une voie qu’il définissait ainsi : « créer du lien », « partager en profondeur », « contribuer au bien-être d’autrui », « donner un sens aux choses »…

Médecine douce

Dans le même temps, il s’est passionné pour les médecines dites « complémentaires » qui commençaient à peine à être explorées aux États-Unis. « Complémentaires » s’entend vis-à-vis de la médecine « dominante », que ces méthodes n’entendent pas remplacer, mais compléter, en redonnant une place à des approches négligées ou oubliées : le continent fascinant des gymnastiques dites « douces » – yoga, taïchi, qigong, etc. –, la méditation héritée de pratiques orientales, les massages, des exercices plus « modernes », comme la cohérence cardiaque, voire des rituels de guérison inspirés des pratiques shamanistiques ou amérindiennes.

Ces approches sont aujourd’hui mieux connues, et les études existantes confirment leur valeur dans le traitement des souffrances psychiques. Il a fallu un courage et une ténacité rares au jeune médecin qu’était David pour convaincre sa hiérarchie de l’intérêt d’ouvrir le premier centre hospitalier consacré à ces approches nouvelles.

Toujours le syndrome Servan-Schreiber ? Toujours la quête éperdue de l’excellence ? Ou plutôt, comme je le crois, le fruit d’une curiosité inépuisable et d’un authentique instinct d’innovation… J’ai pu m’apercevoir, au travers de nos innombrables heures de discussion, que David était une véritable tête chercheuse capable de repérer le sujet le plus « brûlant » et le plus prometteur dans son domaine, tout en ne perdant jamais de vue l’humble dimension humaine dont il avait compris une fois pour toutes la valeur.

Casse-cou

Le corps, donc, et son extraordinaire capital de guérison, ne quittera plus son champ de pensée. Il avait jusqu’alors un rapport assez « spartiate » au corps, voire « militaire », comme il raconte avec tendresse et humour dans son dernier livre. Une conception et des pratiques inculquées par son père, lui-même mémorable trompe-la-mort.

Je dois avouer mon immense surprise quand j’ai découvert que ce scientifique lisse, aux allures ultra-policées, incapable d’élever la voix ou d’exprimer un mouvement d’humeur, était un authentique casse-cou pratiquant des sports extrêmes dans des conditions souvent limites. Je le revois encore sur une plage de l’île de Ré (où nous travaillions sur « Anticancer »), se jeter à la mer et nager droit vers le large, sa tête devant de plus en plus petite sur les vagues, puis disparaissant complètement.

Puis, après une durée interminable, la petite tache brune qui finissait par réapparaître à l’horizon et s’approchait du rivage. Il sortait de l’eau épuisé, magnifiquement heureux, et déclarait avoir nagé jusqu’à l’extrême limite de sa capacité, en calculant au plus juste les forces dont il aurait besoin pour le retour…

Face à la mort

Ce courage parfois insensé, qu’il attribuait à la leçon de son père, explique en partie cette sorte de « gourmandise » paradoxale qu’il avait en vivant les épisodes les plus durs de sa maladie. C’était encore une épreuve à surmonter, encore une occasion de pousser la machine au maximum, et une chance de découvrir des « sensations-expériences-idées » inconnues… C’est peut-être ce qui explique sa sérénité à l’approche de la mort, qu’il a regardée en face sans peur ni bravade, comme une ultime chance de vivre – vivre, encore – quelque chose d’exceptionnel.

En tant que médecin, David ne connaissait que trop le prix de tout ce qui peut sauver les mourants de l’angoisse. Il pensait avoir des connaissances, tirées de sa longue pratique médicale, sur cette question difficile. Fidèle à ses choix (« contribuer », « créer du lien », « donner du sens », « partager ce qui a du prix »), il a voulu partager ces idées avec le plus grand nombre. Et bien que sa santé soit déjà très compromise, il a choisi de consacrer le plus clair de ses dernières forces à mettre en forme cet ultime message. David, l’être rare qui voulait créer du lien, jusqu’au dernier souffle.

Ursula Gauthier a notamment collaboré avec David Servan-Schreiber à l’écriture d’« Anticancer » (Robert Laffont, 2007) ; elle a été co-auteur de son dernier livre « On peut se dire au revoir plusieurs fois » (Éd.. Robert Laffont, juin 2011).