Certains auraient voulu qu’il garde un titre officiel. « Être une sorte de reine à la britannique, je n’aime pas ça. Même si je l’admire », a-t-il répondu en riant au magazine Rolling Stone.

Intronisé à l’âge de 15 ans, le dalaï-lama vient de tirer sa révérence, soixante ans plus tard. Les Toulousains pourront entendre son enseignement ce week-end au Zénith

Rien ne ressemble moins à un gourou en majesté que cet homme au visage amène, drapé de bure mais chaussé de tongs, les épaules perpétuellement courbées dans une posture humble et bienveillante. Dès qu’il pénètre dans une salle, un amphithéâtre ou un stade, ses sourires espiègles déclenchent l’amusement attendri du public. Pendant que le parterre des convertis au bouddhisme se livre à de ferventes prosternations au pied de l’estrade, le moine se déchausse sans cérémonie et s’installe en lotus. Le front ceint d’une invraisemblable visière protégeant ses yeux des sunlights, il se balance sur lui-même, le visage éclairé d’une vive curiosité toujours au bord de la rigolade.

Avec cette absence totale de pose, cette gaieté enfantine qui le fait s’esclaffer au moindre bon mot, y compris à ses propres blagues — pas toujours désopilantes -, le dalaï-lama réussit à créer un contact immédiat avec les publics les plus variés, du stade rempli de fans béats au séminaire de métaphysique, en passant par les tables-rondes avec des neuroscientifiques ou des physiciens. Cette bonne humeur, il la doit d’abord à la gaieté proverbiale des Tibétains, et à l’humour ravageur de la famille de simples paysans dont il est issu. « Tous mes frères aiment se marrer sauf le deuxième, aime-t-il raconter à ses amis. Notre frère aîné Norbu passait son temps à raconter des blagues. Mon autre frère, le défunt Lobsang Samten, faisait des plaisanteries très salaces, c’était à mourir de rire. Puis moi, mon frère benjamin, ma jeune soeur, ainsi que ma défunte soeur aînée : on est tous pas sérieux. Notre mère également. Et aussi notre père – colérique, mais très gai. »

Plus profondément, sa joie de vivre doit aussi beaucoup à des conceptions bouddhistes fondamentales : « Il y a aussi mon état mental plus paisible, explique-t-il avec son anglais approximatif. Les sentiments tristes ne durent pas. Comme l’océan : à la surface, les vagues vont et viennent, mais au fond, le calme permanent ».

Tous ceux qui ont assisté à une session d’explication de textes du bouddhisme dispensée par le dalaï-lama aux quatre coins du monde savent à quelle hauteur peut s’élever sa pensée métaphysique, qui n’a d’égal que l’extrême exigence morale qu’il en fait découler. Si son message est parfois perçu comme un ramassis de lieux communs noyés de bons sentiments, c’est parce que, parallèlement à ces enseignements très a rdus, il simplifie volontairement sa pensée pour rester accessible au plus grand nombre, « un peu comme si Jimmy Connors échangeait quelques balles avec un gosse dans un tournoi de bienfaisance », explique Pico Iyer, journaliste et proche du lama (1).

Un de ses proches amis chinois, Victor Chan, lui ayant demandé s’il éprouvait parfois de l’animosité vis-à-vis de la Chine, la réponse fut une quintessence de philosophie bouddhiste : les émotions destructrices, comme la haine ou le ressentiment, détruisent avant tout la paix de l’âme de celui qui les éprouve, avait expliqué le dalaï-lama. Le pardon, au contraire, calme l’esprit. Ce qui ne signifie nullement qu’il faille se résigner à l’insupportable : « Quant à notre combat pour la liberté, si nous le menons sans haine, avec sérénité et compassion, notre lutte n’en sera que plus efficace », affirmait-il. Cette « sagesse du pardon » (2) en bon disciple de Bouddha, le maître tibétain la pousse à son extrême : « Il a une capacité étonnante à se mettre à la place d’autrui, surtout si c’est un ennemi, raconte Victor Chan. Il chérit ses amis bien sûr, mais il tient ses ennemis pour ses meilleurs professeurs, car seul un véritable ennemi nous donne l’occasion de cultiver des qualités essentielles comme la capacité de pardon et la compassion, sans lesquelles il n’existe pas de paix de l’esprit ».

Au fond, le Bouddha est le plus égoïste des hommes, mais un ‘égoïste sage’, il a compris que cultiver l’altruisme est le meilleur moyen d’arriver au bonheur

Cette absence radicale d’égotisme n’est pas un don de naissance, mais le résultat de milliers d’heures de méditation, en particulier l’exercice dit de « donner et prendre » : tous les jours, le dalaï-lama s’efforce de « souffler » ses émotions positives sur les autres, d’« inspirer » leurs souffrances et émotions négatives, « spécialement celles des Chinois qui font des choses terribles aux Tibétains », afin de les « nettoyer » avant de les « expirer ». Les neuroscientifiques avec lesquels il entretient un dialogue au long cours ont démontré les conséquences positives de ce type d’exercice sur l’état mental et physique des méditants (3). « Au fond, le Bouddha est le plus égoïste des hommes, mais un ‘égoïste sage’, explique le dalaï-lama hilare : il a compris que cultiver l’altruisme est le meilleur moyen d’arriver au bonheur ».

La valeur cruciale de l’altruisme, le jeune leader exilé ne la « saisira » en profondeur qu’assez tard. Dans une confidence étonnante à Victor Chan, il révèle que c’est à 32 ans seulement qu’il parvient à « comprendre » ce que le bouddhisme appelle « le vide » : une notion qu’il définit comme la nature inéluctablement interconnectée et interdépendante de toute chose et de tout être. Quand on a compris qu’aucun « gain » durable ne peut provenir de « la perte » subie par autrui, le monde se transforme soudain, les frontières s’évanouissent, la nature fondamentalement « reliée » de l’existence saute au visage. Comment, alors, éprouver le moindre ressentiment contre qui que ce soit ?

Ces progrès spirituels s’accompagnent d’un mûrissement parallèle de sa vision politique de la question tibétaine. La lecture de L’Appel au monde (4), passionnant recueil des déclarations annuelles faites par le leader exilé sur « l’état du Tibet » depuis sa fuite en 1959, révèle l’infléchissement de sa vision du futur : il passe de l’exigence d’indépendance à l’acceptation d’une autonomie authentique ; et de la perpétuation du système théocratique hérité du passé à la création d’un pouvoir démocratique et civil. Pour le dalaï-lama, la démocratie est en effet le seul cadre qui permette aux principes bouddhiques et aux systèmes politiques réels de converger. Dès lors, son programme est tracé : conciliation avec la Chine et démocratisation de la société tibétaine. Peu importe que les deux objectifs semblent irréconciliables pour l’instant. C’est désormais à cette double tâche à la fois bouddhiste et politique que le moine-leader va se consacrer.

C’est peu de dire que le dialogue avec la Chine a échoué, malgré des concessions considérables. Les maîtres de Pékin ne pardonnent pas au dalaï-lama d’avoir préféré affirmer sa solidarité avec les étudiants massacrés sur Tiananmen en juin 1989 plutôt que de se taire pour préserver d’importantes discussions qui avaient alors cours sur l’avenir du Tibet. Depuis cette date, « le loup en robe de moine » est devenu la bête noire du régime communiste, qui ne rate aucune occasion de le dénigrer.

Pas étonnant donc de voir qu’en mars, les autorités chinoises crient au scandale quand le dalaï-lama annonce publiquement sa démission de toutes ses fonctions politiques. La nouvelle aurait dû en toute logique les satisfaire. Mais ce geste va en réalité très au-delà d’une simple décision personnelle. En renonçant à son trône, en enterrant sans états d’âme un système théocratique vieux de quatre siècles, le Tibétain vient de prouver la fausseté des accusations chinoises selon lesquelles il n’agirait que dans le but de récupérer son pouvoir de dieu-roi et de rétablir un système rétrograde. Le 14ème du nom apparaîtra au contraire aux yeux de l’histoire comme celui qui aura réussi à empêcher le monde d’oublier le Tibet, tout en le faisant courageusement entrer dans l’ère de la démocratie et de la modernité. Désormais, c’est un laïque, Lobsang Sangay, jeune juriste diplômé de Harvard et dûment élu par les 100 000 Tibétains de la diaspora, qui devra présider aux destinées du gouvernement de Dharamsala.

D’une façon plus inattendue, les critiques se sont fait entendre également dans les rangs des Tibétains exilés. Après avoir été contraints de mettre en sourdine, bon gré mal gré l’aspiration à l’indépendance, voilà que leur « dieu » les somme de renoncer au dernier lien qui les rattache encore à leur passé et à leur pays perdu… Les Tibétains ont beau être bouddhistes, ils ne sont pas tous des « êtres d’éveil » capables de sacrifier leurs propres intérêts au nom de l’« interdépendance générale » et du « vide ».

(1) Pico Iyer, « Les chemins du dalaï-lama », Albin Michel, 2010
(2) Victor Chan, « The Wisdom of Forgiveness », Riverhead Books, 2004.
(3) Dalaï-lama et Howard Cutler, « L’Art du bonheur dans un monde incertain », Robert-Laffont, 2011.
(4) Sofia Stril-Rever, le Seuil, 2011
 

BIO EXPRESS

1er juillet 1935. Naissance de Tenzin Gyatso à Taktser, hameau du Qinghai, dans une famille de paysans.

À 2 ans, il est reconnu réincarnation du 13ème dalaï-lama et devient le 14ème.

1950. À l’âge de 15 ans, il monte sur le trône l’année où la Chine communiste envahit le Tibet.

Mars 1959. Suite au soulèvement de Lhassa, il s’exile en Inde où il fonde le gouvernement en exil de Dharamsala.

1963. Il promulgue une Constitution inspirée de la Déclaration des Droits de l’Homme

1988. Il renonce à l’indépendance pour une autonomie authentique au sein de la Chine

1989. Lauréat du Prix Nobel de la paix.

Mars 2011. Il quitte ses fonctions de chef du gouvernement tibétain en exil.