Miku Hatsune, la cantatrice star du Japon, se produit pour la première fois à Paris. Elle ne s’habille qu’en Louis Vuitton, mais ne fait jamais de caprices : Miku est une vocaloïd, une créature numérique créée de toutes pièces et dotée d’une infatigable voix de synthèse

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A quoi ressemblera la musique du XXIe siècle ? Une œuvre vertigineusement futuriste qui occupera la scène du Théâtre du Châtelet en novembre donne des réponses. « The End, opéra japonais », dit le programme. Il y aura des arias, des récitatifs et une héroïne au destin tragique, mais c’est à peu près tout ce que cet ovni culturel a de commun avec un opéra classique. On n’y trouvera ni orchestre, ni chanteurs, ni figurants, ni décors… La musique, électro-acoustique, ambient, dubstep mêle instruments réels, synthés et rythmes générés par ordinateur. Le spectacle visuel composé d’images de synthèse envoûtantes, hallucinées, parfois délirantes, nécessite une installation complexe de 4 écrans, 7 projecteurs, 7 ordinateurs – et un bataillon d’ingénieurs pour le gérer.

Étrangement, The End est conçu comme une ode à sa propre cantatrice : partition écrite pour sa seule voix, scénario crépusculaire dont elle est le point focal, tout tourne autour des questions existentielles qui la hantent. Mais le plus décoiffant, c’est que la diva, la chanteuse pop Miku Hatsune, qui s’interroge avec angoisse sur la vie, la mort, le destin… n’existe pas. Pas au sens courant, du moins. Miku Hatsune est une androïde – plus précisément ce qu’on appelle au Japon une « vocaloïd ». Bienvenue en futurologie !

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Miku Hatsune est née officiellement le 31 août 2007, avec la mise en vente par la société Crypton Future Media du logiciel qui permet de composer des chansons à partir de sa voix. En japonais, son nom signifie « premier son du futur ». Son « profil » tient en quelques mots : 16 ans, 1,58 mètre, 42 kilos, voix adaptée à la pop japonaise. Le coup de génie de Crypton a été d’y associer une image séduisante créée par un dessinateur de mangas. Miku se présente sous la forme d’une jeune fille filiforme aux immenses yeux verts sous une chevelure bleu lagon coiffée en deux couettes vertigineuses qui lui tombent aux chevilles. Le visage ceint d’un casque et d’un micro miniature – attributs de son métier de chanteuse –, elle porte le plus souvent un costume de lycéenne chic et sexy : cravate bleue, corsage boutonné, jupette plissée ultracourte et bas noirs à mi-cuisse.

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Est-ce le passé vierge de cette ensorcelante lolita ? La simplicité du logiciel ? Ou la liberté de création quasi totale accordée aux utilisateurs ? Le fait est que, dès son apparition, Miku s’empare des imaginations et suscite une foule de vocations. « C’était à l’origine un logiciel d’aide à la composition destiné aux professionnels, explique Hiroyuki Ito, PDG de Crypton. Mais il a captivé toute une génération de fans imbibés de l’univers manga. Ils ont vu tout de suite qu’ils pouvaient créer leurs propres chansons grâce à Miku, et les propager sur le Net grâce à Nico Nico Douga, le YouTube japonais. Et ça a fait boule de neige. »

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200 000 chansons au répertoire

Le mot est faible. Il faudrait plutôt parler de raz-de-marée. Depuis son apparition, il y a six ans, le phénomène Miku a engendré la plus extraordinaire déferlante de création collective populaire jamais observée. Dans un processus spontané d’emprunts réciproques, les fans s’emparent des chansons produites par d’autres fans pour faire des remix, les associer à des illustrations, des clips, des installations – qui à leur tour peuvent servir de point de départ à l’intervention d’autres personnes.

Puis apparaissent des vidéos de filles habillées en Miku en train d’interpréter – de leur voix humaine – les tubes de la sopranoïd. D’autres se filment dansant sur ces mêmes mélodies. Leurs chorégraphies sont à leur tour reprises par d’autres danseurs. Puis par des graphistes amateurs, qui les traduisent en dessins animés… Miku est à personne, Miku est à tout le monde.

Fruit de cette effervescence, le répertoire de Miku comprend plusieurs centaines de milliers de chansons ! Sur iTunes, on en recense 200 000, appartenant à un large éventail de genres : surtout du poppy japonais, acidulé et sautillant, et des ballades sentimentales qui plaisent tant aux publics asiatiques. Mais aussi des styles moins courants, du jazz au metal, en passant par la « pop hyperactive », la techno ou la trance.

Cette boucle sans fin de « création secondaire » a culminé avec la mise en ligne par un informaticien d’un logiciel libre baptisé MikuMikuDance, qui permet de voir danser en 3D la starlette digitale. Résultat : un million de vidéos en images de synthèse postées sur YouTube et Nico Nico Douga !

Depuis 2009, par la magie d’un système pointu de projection en 3D, Miku chante et danse en live accompagnée d’un orchestre humain, attirant des dizaines de milliers de spectateurs. À Taïwan, en Corée, à Singapour, et jusqu’en Californie, des foules ferventes qui ne parlent pas le japonais reprennent en chœur ses chansons. Il n’est pas rare de voir des fans pleurer d’émotion.

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« Une des causes de cette adoration pour une créature totalement désincarnée, c’est sans doute que chaque fan se sent peu ou prou son créateur, puisque les shows sont composés intégralement d’œuvres créées par la communauté d’amateurs », explique l’anthropologue Ian Condry, professeur au MIT et spécialiste de la culture populaire japonaise.

Miku-Hatsune-cosplayLa galaxie Miku est un écosystème qui abolit la distinction entre les artistes et les fans. Chacun peut participer activement à l’effervescence collective. Une foule de métiers est venue s’y greffer, à commencer par les adeptes du cosplay – contraction de « costume play » ou « jeu costumé ». Les filles qui se déguisent en Miku sont très demandées dans l’industrie du spectacle et du divertissement. Autour d’elles gravitent de nombreux professionnels – coiffeurs, maquilleurs, photographes, studios de photo, agents, fabricants de costumes ou d’accessoires, organisateurs d’événements, blogueurs, critiques… Les plus talentueux sont rapidement remarqués. Nombreux sont les rockeurs, chanteuses, vidéastes, graphistes, plasticiens qui ont décroché des contrats prestigieux.

La première Wiki-célébrité

Omniprésente au Japon, la créature numérique s’étale sur des affiches géantes, apparaît dans des pubs télé ou vante les charmes touristiques de telle ou telle localité. « Ce que j’aime chez elle, c’est qu’elle correspond exactement au désir de chacun. Elle chante, elle bouge, elle vit exactement comme vous voulez qu’elle le fasse, explique le blogueur Livedoor, dont le blog est dédié à l’actualité de Miku. Elle est la voix de tout le monde, un merveilleux rêve qui a pourtant une réalité. Réalité numérique, bien sûr, mais qui nous entoure et que nous pouvons modeler. »

La polyvalence de cette créature post-humaine est sans limite. L’image de Miku est un business qui génère des centaines de millions de dollars en revenus divers (spectacles, licences, merchandising), mais elle est devenue aussi la muse d’authentiques artistes. C’est ainsi que sous les yeux émus du grand Isao Tomita, pionnier de la musique synthétique aujourd’hui âgé de 80 ans, elle a interprété devant l’orchestre philharmonique du Japon et ses 300 musiciens le rôle de la soliste dans sa symphonie Ihatov lors d’une représentation exceptionnelle en novembre 2012.

Elle a faire revivre la voix de ma femme, Maria, qui s’est suicidée en 2008

On comprend aussi comment Keiichiro Shibuya, 40 ans, auteur de l’opéra The End, a pu voir dans la starlette poppy l’héroïne torturée qui hante son propre univers artistique. « La voix de Miku… dit-il en cherchant ses mots, quand je l’ai entendue pour la première fois, elle m’a paru comme celle d’un fantôme. Elle a faire revivre la voix de ma femme, Maria, qui s’est suicidée en 2008. » Miku a permis au jeune compositeur de mettre en scène et en musique, dans une approche à la fois artistique et thérapeutique, le tourment jadis vécu par la femme aimée et le drame de sa fin violente.

Nul paradoxe à cela : un des thèmes récurrents des chansons de Miku est la fragilité de son existence, suspendue entre le désir de ses fans de la faire chanter et sa crainte de disparaître à la suite d’un bug, d’une « erreur fatale » ou d’une désaffection progressive. Paradoxe étonnant pour une créature immatérielle : elle est perçue par ses fans comme éminemment mortelle et donc d’autant plus précieuse…

Pour le professeur Ian Condry, Miku Hatsune est déjà entrée dans l’Histoire. Non seulement parce qu’elle annonce une prochaine révolution dans l’industrie de la musique qui verra les studios perdre le contrôle sur les pop stars. Mais surtout parce qu’elle prouve la force de la mobilisation collective : « Elle est la première Wiki-célébrité de l’histoire, une égérie qui fonctionne pour la communauté de ses créateurs comme une sorte de média libre. Elle montre ce que le partage et le dialogue, dans un environnement ouvert et libre de mercantilisme, peuvent réaliser ».

Vidéo : la représentation de « The End » au Châtelet

HUMANOÏDES VS. HUMAINS 

À l’origine, « vocaloïd » est le nom donné par Yamaha à un logiciel de voix synthétique. Sur cette base, une petite société de Sapporo spécialisée dans les logiciels pour musiciens, Crypton Future Media, a mis au point différentes « voix » pour le chant – et déclenché sans le vouloir un formidable phénomène de société. Une poignée de vocaloïds se sont mués en véritables artistes dotés d’un nom, un look, une personnalité et un timbre reconnaissable entre mille. Dans un pays qui a élevé l’artifice au rang des Beaux-Arts, ces idoles technoïdes se hissent régulièrement au sommet des hit-parades japonais, détrônant les chanteurs humains.

AOÛT 2007 Création d’un programme de synthèse vocale par Crypton et naissance de Miku Hatsune.

2008 Les vidéos de Miku se multiplient sur le Net.

JUILLET 2011 Premier concert à l’étranger, à Los Angeles.

12, 13 et 15 NOVEMBRE 2013 Série de concerts au Théâtre du Châtelet, à Paris.


Parution Obsession N° 14 — Novembre 2013