Statues géantes, mausolées, culte de la dynastie régnante… Derrière ce décor délirant, il y a aussi l’autre Pyongyang, celui des marchés sauvages, des cafés pour nouveaux riches et des séries sud-coréennes qu’on vend sous le manteau

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L’entrée du palais du Soleil ou mausolée de Kumsusan où reposent les corps momifiés de Kim Il-sung et de Kim Jong-il

Avec leur casquette blanche, leur costume à épaulettes et ceinture de cuir, et le ballet millimétré de leur gestuelle martiale, les agentes de la circulation – particulièrement jolies et bien faites – sont pour Pyongyang ce que les gardes de la reine sont pour Londres. Plus que de gérer la maigre circulation, la fonction première de ces ravissantes demoiselles est d’orner les carrefours. Les poupées à leur effigie se vendent d’ailleurs comme des petits pains dans les magasins pour touristes.

D’où l’étonnement suscité par la nouvelle que l’une d’entre elles avait décroché la plus haute décoration, réservée aux hauts faits d’armes. Tous les médias du pays ont montré Ri Kyong-sim, 22 ans, secouée de sanglots, recevant la médaille de « héros de la République » en présence de plusieurs centaines de ses collègues. Extraordinaire mise en scène pour une extraordinaire distinction : Mlle Ri était honorée pour avoir « sauvegardé la sécurité du quartier général de la révolution lors d’une circonstance inattendue ».

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Quelle « circonstance » ? Qu’a-t-elle fait précisément ? Les communiqués officiels n’en soufflent mot. Il n’en fallait pas plus pour que les esprits s’enflamment : selon certains observateurs, Mlle Ri aurait stoppé un tram qui allait emboutir la voiture présidentielle. Pour d’autres, elle aurait même sauvé le nouveau leader Kim Jong-un d’une tentative d’assassinat… Toute bribe d’information arrachée au régime le plus claquemuré du monde déclenche ainsi une foule de spéculations.

Mais la vérité, selon un groupe de « défecteurs » nord-coréens, serait nettement plus modeste : la jeune policière aurait sauvé du feu… une grande affiche de propagande portant le nom du jeune Kim. Absurde, mais tout à fait plausible : « Il existe une série de recommandations concernant la présence obligatoire de photos des dirigeants suprêmes dans toutes les maisons, affirme le chercheur Andreï Lankov. En cas de dégradation, une enquête approfondie est menée et les coupables de négligence se retrouvent en camp de travail. » De même, la presse officielle relate souvent le cas de citoyens dévoués qui ont sacrifié leur vie, ou celle de leurs enfants, pour sauvegarder les images sacrées…

Il existe une série de recommandations concernant la présence obligatoire de photos des dirigeants suprêmes dans toutes les maisons. En cas de dégradation, une enquête approfondie est menée et les coupables de négligence se retrouvent en camp de travail

La Corée du Nord du XXIe siècle reste un exemple extrême de totalitarisme ubuesque, une sorte de royauté absolue tendance stalino-maoïste, qui voue un culte délirant à la dynastie régnante, monarques décédés compris. La capitale est hérissée de monuments colossaux, surdimensionnés, à la gloire du fondateur Kim Il-sung (mort en 1994), de « son » parti, de « ses » victoires, de « son » idéologie, etc. Sur la colline de Mansudae, sa statue colossale, haute de 22 mètres, qui fut à l’origine recouverte de feuilles d’or, est aujourd’hui flanquée par celle de Kim Jong-il, son successeur mort en 2011. Il existe environ 30 000 de ces « sanctuaires » dans tout le pays.

Les portraits de Marx et Lénine, qui subsistaient encore sur la place Kim Il-sung, ont, eux, totalement disparu. Toute référence au communisme avait d’ailleurs été effacée de la constitution en 2009. Dans le panthéon du « royaume ermite » il n’y a de place que pour les dieux indigènes.

On ne peut pas parler de notre dirigeant avec un tel manque de respect. C’est blessant ! Il faut ajouter un de ses titres, par exemple : ‘le dirigeant suprême Kim Jong-un’

Ces divinités exigent un culte permanent. « C’est le pays où il y a le plus d’anniversaires, qui sont à chaque fois prétextes à des célébrations publiques, observe un diplomate. La plus importante n’est pas comme on pourrait le croire la fondation de la République, ni celle du Parti des Travailleurs. C’est la célébration de la naissance de Kim Il-sung. Comme dans une monarchie ». Lors de ces commémorations quasi hebdomadaires, les citoyens doivent se rendre devant la statue des leaders pour faire leurs dévotions : ils doivent s’incliner profondément avant de déposer une gerbe de fleurs et se retirer à reculons. Les visiteurs étrangers sont tenus d’observer le même rituel.

Lors d’un récent voyage de presse à Pyongyang auquel s’est joint « le Nouvel Observateur », les organisateurs refusèrent de nous emmener à Mansudae. Le motif ? « Nous pensons que certains d’entre vous ne voudront pas s’incliner devant les statues », avoua l’un des guides interprètes. Impensable ! L’une des tâches de ces « gardiens » consiste d’ailleurs à s’assurer que le visiteur étranger ne « coupe pas un morceau » des leaders en prenant en photo une effigie sacrée. Un autre nous réprimanda vertement en nous entendant prononcer le nom de Kim Jong-un. « On ne peut pas parler de notre dirigeant avec un tel manque de respect. C’est blessant ! Il faut ajouter un de ses titres, par exemple : ‘le dirigeant suprême Kim Jong-un’».

Statue de Kim Jong Il à Pyongyang. Photo de l'utilisateur de Flickr Matt Paish (CC: AT-SA)

Statue de Kim Jong Il à Pyongyang. Photo de l’utilisateur de Flickr Matt Paish (CC: AT-SA)

Le programme des visites est un long pèlerinage de différents « lieux saints » superbement entretenus ou luxueusement rénovés. Comme le palais du Soleil, ancienne résidence de Kim Il-sung transformée en mausolée après sa mort, contenant tous les véhicules qu’il emprunta, train compris, mais que seuls de rares privilégiés peuvent contempler. Ou le Musée de la Guerre victorieuse de Libération de la Patrie, dégoulinant de marbres et de cristaux, avec ses dizaines de scènes historiques reconstituées à échelle réduite – des réécritures de l’histoire qui donnent à Kim Il-sung le beau rôle et rejettent sur les Américains la responsabilité de la terrible guerre de Corée.

Ces deux fleurs ont été créées et offertes par des amis étrangers à nos deux dirigeants car ils sont les êtres les plus exceptionnels de l’histoire humaine

Le plus étonnant, peut-être, c’est l’exposition florale des « kimilsungia et kimjongilia », une orchidée violette et un bégonia rouge nommées d’après les chers dirigeants. Dans une immense bâtisse dédiée, des parterres savamment agencés de millions de ces fleurs composent des dizaines de tableaux à la gloire des réalisations du régime : militaires bien sûr – têtes nucléaires, missiles, chars, etc. – mais aussi industrielles : usines, ponts, ports ; et urbanistiques, comme ce quartier récemment achevé de Pyongyang avec ses tours modernes.

Aucune allusion à la terrible famine des années 90, fruit d’une gestion lamentable de l’économie, qui coûta la vie à au moins un million de personnes. Ni aux 150 000 prisonniers du pire goulag de l’histoire. Ni à la malnutrition qui touche encore un quart des enfants… « Ces deux fleurs ont été créées et offertes par des amis étrangers à nos deux dirigeants car ils sont les êtres les plus exceptionnels de l’histoire humaine » affirment les hôtesses, revêtues de l’habit bouffant traditionnel, avec un sourire désarmant. Nul doute qu’un autre ami offre bientôt à Pyongyang un « Kimjongunia »…

Les rénovations ont d’ailleurs permis de retoucher subtilement les portraits monumentaux du Père de la Nation. On se souvient que lors de son apparition sur la scène politique, soucieux de compenser son déficit d’image, le jeune Kim avait cultivé sa ressemblance avec son grand-père, s’habillant, se coiffant comme dans les années 1940. Aujourd’hui, c’est au tour du vénérable Kim Ier de changer de physionomie pour ressembler à s’y méprendre à son petit-fils !

kim-jong-unIl faut fausser compagnie aux interprètes gardiens si l’on veut sortir du « village Potemkine ». La tâche est ardue : l’hôtel est totalement isolé sur une île déserte, il n’existe pas de taxis, ni aucun autre moyen de locomotion… Mais rien de tel qu’une visite dans un grand magasin pour comprendre à quoi ressemble le quotidien des gens. On y trouve une foule de produits – jouets, chaussures, vaisselle, etc. – provenant de Chine, payables uniquement en devises. Pas de queue aux caisses, la plupart des chalands se contentent de contempler les articles : une paire de baskets coûte en effet l’équivalent de plusieurs mois de salaire d’un enseignant…

Depuis la chute de l’URSS, l’économie de la Corée du Nord, totalement dépendante du grand frère, s’est effondrée. Depuis, du haut en bas de l’échelle, les familles et surtout les femmes se sont lancées dans le business, bien qu’il soit interdit. Il suffit de sortir des belles avenues bordées de gazon du centre-ville, pour découvrir, dans les quartiers périphériques aux immeubles décatis, sous une bretelle, un pont ou sur une grève, un « marché sauterelle ». C’est ainsi qu’on appelle les points de rendez-vous où se retrouvent, autour des vélos chargés à bloc et des charrettes à bras, des paysans venus écouler la production de leurs parcelles « privées ». Au moindre signal d’un guetteur, le marché se volatilise. Le danger n’est pas bien grand, quelques cigarettes suffisent pour que les policiers détournent le regard.

Les gens n’écoutent plus

chiffres-coree-du-nordCette économie souterraine a généré une classe de nouveaux riches surnommée les « faiseurs de fric ». Ils prospèrent dans les franges grises du système, grâce à l’indulgence de responsables convenablement amadoués. Ce sont ces aventuriers du capitalisme primitif que l’on voit se prélasser dans les cafés chics, les beer houses, les bars à sushis et les spas récemment éclos à Pyongyang. Ce sont eux également qui ont introduit les DVD des séries sud-coréennes, théoriquement interdites, qui circulent aujourd’hui sous la forme encore plus discrète de clés USB. Il y a peu, leur possession entraînait un séjour dans les camps de travail. Un journaliste japonais d’origine coréenne explique : « Grâce à ces soaps qui passionnent tout le monde, le Nord est en train de s’imbiber de la culture du Sud. Il y a maintenant du désir pour cette société prospère et libre, malgré la propagande qui s’acharne à la dépeindre comme malheureuse, abâtardie, exploitée… Les gens n’écoutent plus. »

Pour l’éminent spécialiste Andreï Lankov, si le régime des Kim a su se mettre définitivement à l’abri des pressions extérieures en se dotant de l’arme nucléaire, il reste dépendant de l’acquiescement de sa propre population, jusqu’ici obtenue grâce à un black-out complet. Or quelques marchands et quelques DVD pourraient bien briser l’armure de l’ignorance.


Parution Le Nouvel Observateur N° 2552 – 3 octobre 2013