Pas besoin de le solliciter. Malgré la terreur, malgré les « grandes oreilles » qui traînent, ce jeune Tibétain raconte spontanément ce qu’il a vécu le 14 mars, le jour où Lhassa s’est soulevée.

Le 14 mars, j’étais chez un ami, tout près de l’avenue de Pékin, à Lhassa. Soudain, on entend un énorme tumulte. On se précipite dans la rue, et on se retrouve en plein milieu de l’émeute. Complètement déchaînés, des jeunes Tibétains – des campagnards, visiblement – ont mis le feu à une voiture de police. L’un d’entre eux casse le pavage en ciment de la rue, les autres caillassent tout ce qui passe, y compris de rares Chinois à vélo. Ils allument de petites bonbonnes d’oxygène – utilisé contre le mal des montagnes – qui explosent avec un boucan d’enfer. Et pas l’ombre d’un policier pour les stopper !

Tout est parti du Ramoché, un petit monastère situé à 50 mètres de là, dans une ruelle très animée

tibet-lhassa-2008On essaie de comprendre ce qui se passe. Tout est parti du Ramoché, un petit monastère situé à 50 mètres de là, dans une ruelle très animée. Depuis trois jours, les moines sont consignés et subissent une interminable « rééducation patriotique ». Ce matin-là, à bout de patience, ils tentent une sortie groupée. À la porte du temple, des policiers les accueillent à coups de matraque. Des moines sont blessés. Parmi les badauds, toujours très nombreux dans cette rue, une poignée de Khampas (de solides nomades au sang chaud, venus du Kham, à l’Est de Lhassa) se jettent sur les flics, la bagarre gagne toute la rue. La veille, un jeune moine a été tué lors d’une manifestation pacifique au Drepung, le grand monastère à l’ouest de Lhassa. Les esprits sont échauffés. C’est à ce moment-là que, d’un seul coup, tous les policiers disparaissent du quartier tibétain. L’algarade du Ramoché se propage alors à toute la vieille ville.

Les avenues qui cernent le quartier tibétain sont plongées dans un nuage de gaz lacrymogènes, et on entend d’effrayantes rafales de mitraillette

Des groupes de jeunes excités s’en prennent aux boutiques chinoises ou hui (Chinois musulmans). À 100 mètres de là, le marché Tromzikang est incendié, le désordre est indescriptible. Des tas de marchandises brûlent partout. Avec mon ami, on essaie de filer vers la ville chinoise, à l’Ouest. Impossible : les avenues qui cernent le quartier tibétain sont plongées dans un nuage de gaz lacrymogènes, et on entend d’effrayantes rafales de mitraillette. On revient vers le centre, entièrement aux mains des émeutiers. C’est dans la rue Menzikang qu’une femme me dépasse. Elle avance pesamment en portant sur son dos le corps de sa fille. Une très jeune fille, dont je vois le visage de près : elle a un trou à la tempe. L’agitation s’arrête net, les jeunes viennent couvrir la morte d’une montagne de khatags (écharpes honorifiques en soie blanche). On entend des prières, des gens qui pleurent. C’est déchirant. La mère nous dit que la jeune fille vient d’être tuée sur l’avenue de la Jeunesse, où des militaires tirent sans retenue. Il n’y a pas un seul flic dans le quartier tibétain, mais les avenues qui le séparent de la ville chinoise sont pleines de troupes armées jusqu’aux dents.

Ils lui tirent dans le dos, le touchant au rein et au cou

Nous apprendrons plus tard que ce même soir, le jeune cousin de mon ami, un petit villageois de 16 ans venu passer quelques jours à Lhassa a été tué sur un autre boulevard périphérique. Attiré par le bruit, il est lui aussi descendu. Des militaires lui demandent ses papiers. Il ne les a pas sur lui. Ils veulent l’emmener, il prend peur et cherche à fuir. Ils lui tirent dans le dos, le touchant au rein et au cou. Ils allaient l’achever sans l’intervention d’un courageux voisin chinois. Cet homme l’emmène à l’hôpital, mais on refuse de le prendre en charge. Les ordres sont d’envoyer les blessés dans des hôpitaux répertoriés. L’ami chinois l’emmène alors à l’hôpital de la Justice, et reste avec lui pendant qu’il agonise, vidé de son sang. Il aurait pu être sauvé, mais les médecins ont refusé de soigner ce « rebelle ».

Le lendemain, quand sa mère a cherché à récupérer le corps, on lui a dit qu’il avait déjà été incinéré. Elle a fait faire une prière au village, sans même savoir où sont les cendres.

Le plus triste, c’est que la police a ouvert une enquête sur ce garçon, comme sur tous ceux qui ont été repérés ce soir-là. Il suffisait d’être dans la rue pour être suspecté de soulèvement, de séparatisme. Quand les policiers arrivent au village, le frère aîné, malade de chagrin, sort de ses gonds. Et il se fait descendre à son tour. Cette femme a perdu ses deux fils, qui n’étaient pas même des insurgés…

Beaucoup de gens sont morts sans soins dans les hôpitaux. Combien ? On ne sait pas, les corps ont été incinérés. On a fait une estimation avec des amis, à partir de ce qu’on avait vu : au moins cent personnes ont été tuées le 14 mars. Dans de rares cas, quand le corps avait été conservé, la famille devait verser 3 000 yuans (300 euros, une somme énorme pour des paysans tibétains) pour le récupérer…

Ils les passaient sauvagement à tabac, en pleine rue, en plein jour, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent en sang…

Dès le lendemain 15 mars, il y a eu des soldats partout. Quand l’armée a occupé le Barkhor (le centre ancien), j’ai vu de ma fenêtre des émeutiers agenouillés en rang sur la chaussée. Les soldats venaient de les attraper, et ils les passaient sauvagement à tabac, en pleine rue, en plein jour, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent en sang…

Les cadavres sont restés sur place un jour ou deux, puis ils ont été ramassés par des camions de l’armée, et ont disparu

Il y a eu encore plus de morts les jours suivants. On est restés enfermés, n’osant pas sortir. On se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les fusillades qui venaient de Karma Kunzang, derrière la tour de Télé-Lhassa, un quartier de taudis, d’allées sombres et étroites, habité par les jeunes venus des campagnes qui constituaient le gros des émeutiers. Leur résistance a duré plusieurs jours, et il y a eu plusieurs centaines de morts. Les cadavres sont restés sur place un jour ou deux, puis ils ont été ramassés par des camions de l’armée, et ont disparu.

Pendant toutes ces journées, j’avais une douleur aiguë dans la poitrine. Je sursautais au moindre bruit. Je ne dormais plus. Je haïssais les Chinois pour ce qu’ils nous faisaient.

Et puis, deux mois plus tard, il y a eu le terrible séisme du Sichuan. Chaque matin, j’allumais la télévision, et je pleurais. J’ai pleuré jour après jour avec ces pauvres gens. Ma haine et ma colère se sont évanouies.


Parution Le Nouvel Observateur 24 juillet 2008 — N° 2281