Dépassé par la Chine, talonné par les dragons de la nouvelle Asie, le Japon souffre d’un sentiment de déclassement qui profite comme toujours à l’extrême-droite et aux populistes. Avec un Premier ministre qui flirte avec certains démons du passé…

Manifestation du groupuscule d’extrême droite Zaitokukai, Tokyo, le 23 septembre 2012

Manifestation du groupuscule d’extrême droite Zaitokukai, Tokyo, le 23 septembre 2012

Ils sont à peine une dizaine de jeunes en jean et baskets, escortés par une troupe deux fois plus nombreuse de policiers. Ils se plantent dans une ruelle tranquille de Tokyo, face à un bâtiment sans âme qui abrite la délégation nord-coréenne. « Dehors, les Coréens ! s’égosille une jeune fille dans le porte-voix. Vous sucez l’argent du Japon ! Vous siphonnez notre fric pour financer ce gros plein de soupe de Kim Jong-un. Cassez-vous ! On ne veut pas de vous ici ! » Un échalas lui succède : « Eh ! vous, les idiots, les lâches, qui passez votre temps à menacer de vos bombes la Corée du Sud, mais allez-y donc ! Faites-nous plaisir, faites sauter toute la péninsule ! On sera débarrassés de vous tous, Coréens du Nord comme du Sud ! » Pendant que défilent les harangues à l’agressivité infantile, un ordinateur posé au sol filme toute la scène. Dès la dispersion de la manif, la vidéo sera postée sur internet, où elle sera visionnée par une foule d’abonnés anonymes.

Traîtres ! Vendus ! Gazons tous les Coréens ! Pendons tous les sans-papiers ! Mort aux cafards !

Créé en 2007, ce groupuscule d’extrême droite baptisé Zaitokukai – « Comité de Lutte contre les Privilèges des Étrangers au Japon » – a vu sa popularité bondir sur les réseaux sociaux et compte aujourd’hui 12 000 sympathisants. On les aperçoit parfois le week-end, comme ce dimanche de mars, où 200 à 300 adhérents se retrouvent sur une placette de ShinOkubo, célèbre quartier du centre de Tokyo habité par une forte communauté de Coréens, descendants pour la plupart des travailleurs forcés de la période militariste. Ne reculant devant aucune provocation, les extrémistes brandissent une mer de drapeaux, non pas le classique drapeau japonais au soleil levant mais celui de l’empire militariste, sur lequel l’astre darde une couronne de rayons sanglants. « “Go Home !” Chassons les prostituées coréennes qui propagent le sida ! Décampez, car nous n’aurons aucune pitié pour vous, pour vos femmes ni pour vos enfants ! » scandent-ils. Quand une petite troupe d’opposants tente de les faire taire, le ton grimpe soudain : « Traîtres ! Vendus ! Gazons tous les Coréens ! Pendons tous les sans-papiers ! Mort aux cafards ! » hurlent les zaitokukai, sous le regard placide des policiers qui se contentent de s’interposer entre les adversaires.

La vérité, c’est que cette xénophobie anticoréenne et antichinoise, c’est du pur racisme

Comment la culture japonaise, avec sa légendaire courtoisie et son exquise science de la retenue, a-t-elle pu donner naissance à une telle débauche de vociférations ? La faute en est d’abord à l’absence de loi réprimant les discours de haine, dans un système inspiré du droit américain. Mais surtout à une bonne conscience frisant le déni. « Nous nous croyons indemnes de racisme au motif que nous n’avons pas de juifs ou d’esclaves noirs et qu’il n’y a pas d’apartheid chez nous, soupire Satoshi Ukai, professeur de philosophie, qui avoue avoir découvert la question du racisme lors de ses études en France dans les années 1980. La vérité, c’est que cette xénophobie anticoréenne et antichinoise, c’est du pur racisme, et que nous nous interdisons de le combattre au nom de la liberté d’expression ! »

Juste une bande de frustrés au crâne videMais leur agitation est en train de créer un véritable climat de terreur

Koichi Yasuda, journaliste et auteur d’un livre consacré aux zaitokukai, est lui aussi inquiet. « Les “zaitokukai” n’ont qu’un but : hurler leur haine envers ces Coréens qui jouissent dans leur imagination de privilèges indus… Il n’y a ni idéologue ni chef. Juste une bande de frustrés au crâne vide, estime-t-il. Mais leur agitation est en train de créer un véritable climat de terreur. » Ces énergumènes s’attaquent de fait à toute personne qui ose exprimer une critique quelconque vis-à-vis du Japon, ils la bombardent d’emails, de fax, et vont manifester à cent devant sa porte… Ils ont ainsi réussi à faire déprogrammer une exposition de photos consacrée à la question toujours taboue des « femmes de réconfort », ces Coréennes, Chinoises, Malaises, contraintes de servir pendant la Seconde Guerre mondiale d’esclaves sexuelles à l’armée nipponne. De même, apprenant qu’une actrice coréenne avait été choisie pour une publicité, ils obtiennent à force de harcèlement son licenciement… Yasuda, quant à lui, ne compte plus les e-mails et les coups de fil menaçants. Quand il est repéré dans une manif, les extrémistes se mettent à scander : « Yasuda, à mort ! Yasuda, au gibet ! »

Le pays souffre en fait d’un profond sentiment de déclassement

Cette hargne peut partiellement s’expliquer, selon lui, par le désespoir de la génération des 20-35 ans dont 40 % n’ont jamais connu que petits boulots, emplois précaires et intérim. Avec la stagnation économique qui affecte le Japon depuis si longtemps, leur ressentiment contribue à la droitisation d’une société travaillée par l’érosion de son statut historique. « Depuis l’ère Meiji, le Japon s’est senti supérieur à tous les pays d’Asie, explique Osamu Nishitani, professeur à l’université de Tokyo des études étrangères. D’abord en tant que colonisateur qui a piétiné ses voisins comme n’importe quelle puissance coloniale d’Europe. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, grâce au spectaculaire boom qui en a fait le seul pays moderne dans un océan de tiers-monde. Et voilà que la Chine le dépasse, que la Corée du Sud le talonne, que Taïwan suit de près… Le pays souffre en fait d’un profond sentiment de déclassement. »

Le Japon est tourné en dérision par la Chine, séduit comme une maîtresse par les États-Unis…

Shintaro Ishihara, ex-gouverneur de Tokyo, et Toru Hashimoto, maire d’Osaka

Shintaro Ishihara, ex-gouverneur de Tokyo, et Toru Hashimoto, maire d’Osaka

Ces émotions pénibles, certains élus hauts en couleur veulent les apaiser. Le plus flamboyant est sans conteste Shintaro Ishihara, 80 ans, ex-gouverneur de Tokyo et auteur à lui seul d’une crise gravissime avec la Chine, déclenchée l’automne dernier à la suite de sa tentative de rachat des îles Senkaku-Diaoyutai. Ishihara, qui fut écrivain, scénariste à succès et l’ami de Mishima, claironne à tout-va son nationalisme strident, rêvant de restaurer la fierté de ses compatriotes et de prouver que son pays n’est pas un has been. « Le Japon est tourné en dérision par la Chine, séduit comme une maîtresse par les États-Unis… Il nous faut un dirigeant fort, capable de briser la mainmise des bureaucrates et des groupes d’intérêts, pour en finir avec l’interminable dérive de notre vie politique », a-t-il coutume d’affirmer. Un brin mégalo, il se verrait très bien dans le rôle du rédempteur.

Afin de réaliser ses ambitions, Ishihara s’est associé à une autre figure populiste, le charismatique maire d’Osaka, Toru Hashimoto, 43 ans. Ensemble, ils viennent de fonder un nouveau parti, le Nippon Ishin no Kai (Association pour la Restauration du Japon), qui est sorti troisième des dernières élections législatives, avec 54 élus. Hashimoto, lui, se bat pour une décentralisation radicale à l’allemande, qui couperait le lien de dépendance entre les régions et le centre. Le but ultime est le même : forger un pouvoir fort, voire « dictatorial », dans un Japon débarrassé de ses pesanteurs et de ses complexes.

Alors que la génération précédente de l’extrême-droite se focalisait sur le culte de la famille impériale, la nouvelle droite « musclée » rêve d’un Japon qui ose s’affirmer face à ses voisins – Chine, Corée du Sud, Russie –, et résister à leurs revendications territoriales. De plus en plus de voix appellent désormais à la révision de la Constitution pacifiste de 1946, et en particulier de son article 9 qui réduit l’armée à une simple « force d’autodéfense ».

Ce texte a été écrit en anglais par des Américains, il n’est pas adapté à l’esprit japonais

C’est un des points auxquels tient beaucoup un autre personnage emblématique : le nouveau Premier ministre, Shinzo Abe. Censé appartenir à la frange « conservatrice » de l’éventail politique, Abe veut pourtant pour le Japon une armée – qu’il souhaite rebaptiser « Forces de Défense nationale » – capable d’accompagner l’allié américain sur le terrain pour livrer un combat effectif. Il veut également augmenter le budget militaire qui avait eu tendance à s’effriter. Autant d’aspects sur lesquels le nouvel homme fort du Japon semble plus proche des populistes que du vénérable Parti libéral-démocrate (PLD), dont il est pourtant le chef.

Sans s’aligner sur les positions du Premier ministre, le député PLD Shintaro Ito, ex-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, défend la possibilité de réexaminer la Constitution, « comme n’importe quelle nation indépendante ». « Après tout, ce n’est ni le Code d’Hammourabi ni la Bible ! s’exclame-t-il. Ce texte a été écrit en anglais par des Américains, il n’est pas adapté à l’esprit japonais. Il est basé sur des conceptions chrétiennes alors que le Japon est un pays multireligieux. Je ne vois aucun mal à invoquer notre droit “naturel” à nous défendre… »

Abe semble vouer un véritable culte à son grand-père, Kishi, un criminel de guerre qui a échappé à l’exécution pour devenir Premier ministre en 1957

Le très respecté constitutionnaliste Yoichi Higuchi est beaucoup plus critique. Un examen détaillé du projet de révision révèle qu’il s’agit d’une « véritable révolution nationaliste », estimes-il. « Il existe un facteur personnel Abe, qui pousse tout l’échiquier politique vers la droite, et le gouvernement vers le nationalisme radical, analyse Higuchi. Abe semble vouer un véritable culte à son grand-père, Kishi, un criminel de guerre qui a échappé à l’exécution pour devenir Premier ministre en 1957. » Comment expliquer autrement son projet alarmant de remplacer, dans le préambule de la Constitution, la notion humaniste de « principes universels de l’humanité » par la trilogie « famille, tradition, patrie », d’inspiration quasi vichyste ?

Nous voilà dans la situation de l’Europe à la veille de la Première Guerre mondiale

D’autres critiques n’ont pas de peine à épingler les déclarations révisionnistes d’Abe, décidément très tenté de laver à bon compte l’honneur du Japon militariste dont son grand-père fut une figure dominante. Les « femmes de réconfort » ? Sans nier leur existence, Abe exprime un doute sur le rôle joué par l’armée impériale. Comme les négationnistes qui rejettent la responsabilité sur la famille, la mafia locale, voire l’appât du gain. Dans sa campagne, Abe avait d’ailleurs promis de réviser la « déclaration Kono » de 1993, par laquelle le secrétaire d’Etat Yohei Kono avait reconnu la responsabilité du Japon dans ces crimes. Autre point de discorde, le massacre de Nankin dans lequel 200 000 à 300 000 personnes ont été tuées par l’armée d’occupation japonaise en 1937. Une centaine d’élus du parti d’Abe nient farouchement ce crime, le qualifiant de « mythe » créé pour salir le Japon.

Le philosophe Satoshi Ukai observe avec angoisse la montée du nationalisme dans tous les pays de la région : « Ça ne vous rappelle rien, ces vociférations de tous côtés ? Avec cent ans de retard, nous voilà dans la situation de l’Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Si l’on ne fait rien, la catastrophe n’est pas exclue… »

ÉCONOMIE C’est en 2010 que le Japon (PIB : 5 474 milliards de dollars) cède sa place de deuxième puissance économique mondiale – qu’il occupait depuis 1968 – à la Chine (PIB : 5 878 milliards de dollars). Le PIB par habitant du Japon reste cependant plus de dix fois supérieur à celui d’un Chinois.

XÉNOPHOBIE Conséquence des conflits autour des îles en mer de Chine, l’affection des Japonais pour la Chine et la Corée du Sud est au plus bas depuis douze ans : seulement 18 % d’entre eux éprouvent des sentiments amicaux envers la Chine, soit 8 % de moins qu’un an plus tôt. Et on compte 39 % de sentiments positifs envers la Corée du Sud, contre 62 % un an plus tôt : la chute est encore plus abrupte.

ARMÉE Le budget militaire annuel du Japon (40 milliards d’euros), en augmentation de 0,8 % en 2013, reste sous la limite informelle de 1 % du PIB. Pas de réarmement en vue, mais des achats de drones, de dispositifs de surveillance par satellite, de boucliers de missiles Patriot et de garde-côtes. La Chine, elle, consacre 2 % de son PIB à ses dépenses militaires, soit 112 milliards d’euros.

Parution Le Nouvel Observateur 4 avril 2013. — N° 2526