Du cochon fluorescent, des œufs à la paraffine, du canard au nitrite de sodium… les scandales alimentaires prospèrent et alarment les Chinois
Coup de chaud sur le lait en poudre. En Australie, la vente est désormais strictement rationnée : quatre boîtes au maximum par acheteur. En Nouvelle-Zélande, la demande est telle que l’industrie prévoit d’augmenter sa production d’un tiers. À Hongkong, des filières sauvages de contrebande vident quotidiennement les étalages, au point que des parents furieux ont lancé une pétition sur le site de la Maison-Blanche, intitulée : « Les bébés de Hongkong menacés par la faim ! Appel à l’aide internationale. »
Cette curieuse pénurie a pour origine la Chine, où une avalanche de scandales alimentaires pousse les parents à se ruer sur les produits d’importation, faisant grimper les prix et créant un appel d’air dans toute la région. Cinq ans après la retentissante affaire du « lait mélaminé » qui a tué six bébés et en a rendu malades 300 000 autres, la sécurité alimentaire reste un vœu pieux en Chine. Les coupables ont beau avoir été sévèrement punis – la PDG de la compagnie laitière Sanlu a été condamnée à perpétuité –, une nouvelle affaire de lait toxique a éclaté il y a quelques mois, obligeant Yili, une grande marque nationale, à rappeler ses produits.
Pourquoi ces Européens sont-ils si énervés ? Le cheval est bien meilleur que le bœuf, et plus cher aussi, même si rien ne vaut la viande d’âne
Pour les autorités chinoises, l’affaire Findus est un cadeau tombé du ciel, qu’elles ne se privent pas d’exploiter dans les médias officiels. Pas moins de 313 vidéos sur ce thème ont été diffusées par la chaîne nationale CCTV depuis le début de février. Malgré cette insistance, les Chinois réagissent par l’incompréhension. « Pourquoi ces Européens sont-ils si énervés ? Le cheval est bien meilleur que le bœuf, et plus cher aussi, même si rien ne vaut la viande d’âne. Qu’ils nous envoient toute cette bonne viande dont ils ne veulent pas. »
Certains internautes redoublent de hargne contre CCTV, notant qu’elle a pris garde de n’aborder qu’une seule fois le dernier scandale alimentaire domestique, déclenché par la saisie dans la province du Liaoning de quantités industrielles de faux mouton. Il s’agissait en réalité de canard, deux fois moins cher. Quarante tonnes de filets marinaient dans un jus peu ragoûtant nécessaire à la « transformation », mêlant la graisse d’agneau à un produit chimique hautement toxique, le nitrite de sodium, utilisé à des quantités 2 000 fois supérieures à la norme. En 2009 déjà, une première escroquerie au canard avait déclenché l’émoi. Le procédé consistait à tremper les filets dans de l’urine d’agneau, histoire de leur donner « bon » goût.
Déjà notre air est totalement vicié, notre eau polluée, voici que notre merveilleuse cuisine est devenue nauséabonde
Le catalogue des scandales alimentaires est aussi long qu’ahurissant. De la sauce soja à l’arsenic présent dans les sols ; du pop-corn fluorescent, à la suite d’un traitement à un produit décolorant ; du riz au cadmium, métal lourd rejeté par les fonderies ; des fruits de mer pleins de formaline, un fongicide ; des pastèques, aspergées d’accélérateur de croissance, qui « explosent » comme des grenades ; du tilapia nourri aux excréments humains ; du porc, surnommé « Tron bleu », couvert de bactéries qui diffusent une lueur bleuâtre dans l’obscurité.
À quoi s’ajoute la liste d’une gigantesque industrie de la contrefaçon : desserts dont la gélatine a été obtenue à partir du cuir de vieilles chaussures ; faux œufs faits d’acide alginique, de gélatine industrielle, de paraffine et de colorants ; faux riz composé d’un mélange de pomme de terre et de résine synthétique ; vin dilué d’eau sucrée ; faux miel fabriqué à partir de sirop de maïs, de malt d’orge et de mélasse. Largement distribué, le pire produit demeure l’huile récupérée dans les égouts, au pied des restaurants (voir encadré).
Avant la multiplication des scandales en 2007, la Banque asiatique de Développement estimait à 300 millions le nombre de Chinois affectés chaque année par des maladies liées au défaut de sécurité alimentaire. Pour cette nation de fines gueules qui mettent les plaisirs de la table au-dessus de tous les autres, la frustration est terrible. « Déjà notre air est totalement vicié, notre eau polluée, voici que notre merveilleuse cuisine est devenue nauséabonde », tempête la classe moyenne. « Chez vous, les escrocs ne font que remplacer une viande par une autre. En Chine, ils la trafiquent, la déguisent, même s’il faut pour cela l’enduire de poison. On ne sait plus si ce qu’on mange est encore comestible, se lamente une mère pékinoise. Du coup, on ne va pratiquement plus au restaurant et je m’arrange pour que ma fille rentre déjeuner chaque jour à la maison. Dieu sait ce que sert la cantine. »
Même quand ils ne sont pas frauduleusement adultérés, les produits alimentaires chinois sont souvent dangereux. Le clenbuterol, par exemple, est généreusement administré aux porcs pour obtenir une viande maigre. Or ce produit, prisé des culturistes, peut avoir des effets cardio-vasculaires et neurologiques graves. Les produits d’élevage chinois en sont tellement gavés que les entraîneurs des équipes nationales interdisent à leurs sportifs de consommer de la viande plusieurs semaines avant les tournois, de peur que les contrôles d’urine se révèlent positifs.
Moi, j’appelle ça bouffer la merde les uns des autres
« Nous vivons dans une malbouffe généralisée où tout le monde intoxique tout le monde, les coupables étant à leur tour victimes d’abus commis par d’autres », écrit un professeur de l’université Tsinghua. « Moi, j’appelle ça bouffer la merde les uns des autres », déclare Wu Heng, surnommé « Food Warrior », le guerrier de la nourriture. Wu Heng, 27 ans, lunettes d’intellectuel, d’un enthousiasme contagieux, ne s’intéresse que depuis peu à la qualité du contenu de son assiette. « Comme je n’ai pas d’enfant, j’ai à peine remarqué cette histoire de lait à la mélamine », avoue-t-il. Mais le jeune étudiant de Shanghai est un amateur de soupe au bœuf, qu’il avait l’habitude d’acheter 10 yuans le bol (1,20 euro) dans un boui-boui proche de la fac. « C’était pas cher ! Et il y avait plein de morceaux de bœuf ! » Jusqu’au jour où éclate le scandale du faux bœuf. Wu Heng découvre que son plat préféré est en fait du porc passé au borax, un détergent, puis teint au rouge du Soudan, hautement cancérigène. « Je me suis senti floué, humilié. Et tellement honteux d’avoir mangé cette horreur, tout ça parce que c’était bon marché… »
Allez ! On peut faire bouger les choses !
Il lance un appel indigné sur le Net qu’il conclut par : « Allez ! On peut faire bouger les choses », suivi de 17 points d’exclamation. Avec une poignée de bénévoles qui lui répondent, il fonde un site conçu comme une base de données, qui recense les scandales rapportés par les organes officiels d’informations. « On a appelé notre site Zhichu chuangwai [“Jette par la fenêtre”], en référence au geste du président américain Theodore Roosevelt qui, en 1906, écœuré par la lecture d’un reportage sur les abattoirs de Chicago, jeta par la fenêtre de la Maison-Blanche la saucisse qu’il était en train de manger. Après quoi il a créé la Food and Drug Administration. »
Aujourd’hui le site (www.zccw.info), qui affiche sur sa page d’accueil une carte de Chine des derniers scandales alimentaires, est géré par une trentaine de contributeurs qui se contentent de répertorier les informations « publiques ». Le modèle collaboratif de Wikipedia a été choisi « pour éviter d’être soupçonnés de créer une organisation ». Le succès est au rendez-vous avec 5 millions de clics par mois. Dans le sillage de ce site, une application pour iPhone, nommée « le Guide de survie en Chine » est lancée en 2012 et se hisse d’emblée au premier rang des applications les plus téléchargées de Chine.
Il y a de quoi faire. La dernière trouvaille des aigrefins de la bouffe, ce sont ces fausses noix, dont les cerneaux ont été remplacés par des petits cailloux emballés dans du papier blanc, avant que soient recollées soigneusement les deux moitiés de la noix. Une escroquerie quasi vénielle, si l’on songe à tous les poisons injectés dans la chaîne alimentaire.
Du recyclage des huiles…
C’est peut-être le plus immonde des aliments frelatés, et le plus largement distribué. Au moins un tiers de l’huile utilisée par les restaurants et au moins 10 % des huiles vendues dans le commerce en seraient issues, selon la presse officielle. Comme il n’existe pas de circuit ad hoc de recyclage des huiles usées des restaurants, ces déchets font l’objet d’un commerce illégal très répandu. La plupart des restaurateurs revendent leurs déjections (reliefs des repas, fonds de casseroles, etc.) à des filières très organisées qui se chargent de les recueillir. Ces déchets sont ensuite longuement bouillis et filtrés avant d’être remis en circulation. À la couleur et à l’odeur, on dirait une huile normale. Il faut effectuer des analyses poussées pour détecter l’accumulation de substances cancérigènes.
Les restaurants de qualité, eux, ne vendent pas leurs déchets, ils les jettent dans les égouts. Et, chaque nuit, des ouvriers vont, dans le noir, déplacer une grille proche des cuisines pour récupérer le contenu des canalisations souterraines… qui entre alors dans le même circuit de recyclage.
Le scandale a éclaté une première fois en 2010. Plusieurs filières ont été démantelées et des centaines de personnes arrêtées. Mais le manège se poursuit. On peut voir, le soir, dans les arrière-cours des restaurants fameux de Pékin, des types écoper furtivement les égouts.
Parution Le Nouvel Observateur 7 mars 2013 — N° 2522