Le président Xi Jinping a mis les marchés financiers au cœur de sa stratégie de réforme. La spéculation se retourne contre les millions de boursicoteurs qui lui ont fait confiance

LA FIN DU BOOM CHINOIS ?

krach-shanghaiVoilà trois semaines, Wang Shan s’imaginait sur la voie royale de la richesse. À force d’entendre chez son coiffeur des histoires merveilleuses de fortunes fulgurantes acquises grâce au « miracle boursier chinois », cette vendeuse dont le salaire mensuel atteignait péniblement l’équivalent de 400 euros s’était mise à fréquenter une salle de courtiers de son quartier. Les habitués, souvent des retraités, s’y retrouvaient pour boire du thé et échanger de bons tuyaux en surveillant le cours des actions sur de gigantesques tableaux d’affichage. En quelques mois, Mme Wang avait amassé plus d’argent qu’elle ne l’avait jamais imaginé. Elle allait pouvoir acheter une belle voiture japonaise, se payer un grand tour des capitales européennes avec virée shopping dans les boutiques de luxe, et mettre de côté de quoi payer des études de médecine à son fils…

Et puis le miracle a subitement viré à la catastrophe. « Vers la mi-juin, il s’est passé je ne sais quoi, et la Bourse s’est mise à chuter, chuter… » Le portefeuille de Wang Shan a fondu comme neige au soleil et son enthousiasme a cédé la place à l’abattement : « Je ne veux même pas savoir combien il me reste, je ne consulte plus les cotations, avoue-t-elle sombrement. De toute façon, même si je voulais vendre à perte, je ne le pourrais pas : la dégringolade est si grave que les échanges ont été suspendus indéfiniment… » 

Vers la mi-juin, il s’est passé je ne sais quoi, et la Bourse s’est mise à chuter, chuter…

Comme Wang Shan, ils sont des dizaines de millions de Chinois – sans doute près de 100 millions – à avoir mordu la poussière après avoir rêvé tout haut de veaux, vaches, cochons… Avec 30 % de baisse en deux semaines, le krach est de proportions épiques : près de 3 000 milliards d’euros se sont volatilisés – soit 12 fois le PIB de la Grèce ! D’où la fébrilité des pouvoirs publics qui semblent avoir été pris de court et qui s’acharnent à enrayer coûte que coûte le mouvement. Pour l’économiste américain Patrick Chovanec, cette déroute n’est pourtant pas une surprise : « Cela fait des mois que les commentateurs tiraient la sonnette d’alarme. Nous disions tous que les actions étaient ridiculement surévaluées, qu’un marché boursier dopé à l’endettement et qui triple en un an, ce n’est pas sain, surtout si l’économie réelle ralentit dans le même temps… En réalité, tous les ingrédients d’une bulle massive étaient réunis. Son éclatement n’était qu’une question de temps. » 

Selon les analystes, Pékin a décidé en 2014 de ranimer les marchés boursiers, très déprimés depuis le krach de 2007. Il s’agissait d’en faire le nouveau moteur d’une économie nationale languissante, et au passage de générer des capitaux nécessaires au financement de secteurs très positifs pour l’activité et pour l’emploi, comme les PME high-tech. « C’était une très bonne idée au départ », juge Michael Pettis, professeur de finance à l’université de Pékin et sans doute l’un des plus fins connaisseurs de l’économie chinoise. Le gouvernement, explique-t-il, est désormais persuadé qu’il faut miser sur les entreprises innovantes et cesser de compter sur les gigantesques conglomérats d’État qui consomment énormément de ressources publiques sans bénéfices pour l’économie. Mais il se heurte à la mauvaise volonté des grandes banques, d’État elles aussi, qui ne veulent prêter qu’aux entreprises étatiques. « Alors oui, pourquoi ne pas recourir aux marchés boursiers pour soutenir les PME? Le hic, c’est que la Bourse chinoise est de bout en bout et entièrement spéculative. » Plus spéculative qu’ailleurs ? « Bien plus, répond le professeur, et ceci pour une raison toute simple : c’est qu’en Chine on ne dispose d’aucune information fiable sur les entreprises cotées. Du coup, on n’achète pas des actions parce qu’on croit au potentiel d’une entreprise, mais parce qu’on croit pouvoir revendre ces titres à la hausse. » La hausse étant garantie par les plus hautes autorités politiques, la spéculation ne pouvait que se déchaîner.

Malgré les mises en garde, « le Quotidien du Peuple » n’hésitait pas à titrer quelques semaines avant le krach : « Le boom de la Bourse ne fait que commencer. » C’est d’ailleurs en martelant des déclarations du type : « Acheter des actions, c’est acheter le rêve chinois », que la presse officielle avait réussi à susciter l’énorme engouement à l’origine de la bulle. Tout le monde avait compris que le pouvoir donnait sa bénédiction aux petits porteurs. C’est ainsi qu’une foule de boursicoteurs du dimanche s’est jetée à l’aveugle dans un jeu d’investissements pointus qui sont normalement le domaine des traders professionnels. Selon une étude de chercheurs chinois, ces investisseurs ne correspondent guère au profil habituel : deux tiers d’entre eux ont quitté avant 15 ans, pour un quart ils n’ont qu’une éducation de niveau école primaire et 6 % sont analphabètes. Irrationnels, moutonniers, persuadés d’avoir décroché la martingale, ce sont eux qui ont fait les beaux jours de la courbe haussière. Quand la croissance a fléchi, ce sont eux qui ont amplifié le mouvement de panique. Au grand dam des dirigeants politiques, contraints de soutenir une Bourse en déroute – au risque de perdre leur crédibilité.

Pour Chovanec, la chute ne peut que continuer, peut-être sur un rythme moins abrupt, jusqu’à ce que les cotations retrouvent un niveau plus conforme à la réalité. Une propagation de la crise à l’économie réelle n’est cependant pas à craindre : malgré sa taille, la Bourse joue un rôle réduit en Chine. Reste que cette tempête boursière marque un tournant crucial, ce que Michael Pettis appelle « le début de la fin du boom chinois ». Il est parmi les premiers à avoir prédit que la croissance chinoise ne caracolerait pas indéfiniment à des taux à deux chiffres. Que le « miracle chinois » ne faisait pas exception à la règle selon laquelle toute croissance fondée sur des investissements excessifs finit dans la douleur. « Nous y sommes, estime Pettis. Et c’est de la façon dont le pouvoir va gérer ce tournant que dépendra le futur du pays. » 

Tous les yeux sont fixés sur le président Xi Jinping. C’est lui qui détient en réalité les manettes de l’économie, et qui a mis la Bourse au cœur de sa stratégie de réforme économique. Que deviendra son projet de démanteler les grandes entreprises étatiques contrôlées en sous-main par des « familles princières » qui en tirent des sommes pharaoniques ? À l’heure où la bataille contre la corruption fait rage, nul doute que la débâcle boursière ne complique sa tâche. « Depuis deux ans et demi, Xi Jinping s’est fait de nombreux ennemis qui veulent sa peau, note un Pékinois bien renseigné. La chute boursière a été probablement amplifiée par ses adversaires qui ont alimenté la panique, par exemple par des ventes ciblées. Xi doit maintenant absolument calmer les marchés. » Et tenir bon sur les réformes malgré l’opposition des grandes familles.


Parution dans L’OBS N° 2645 — 16 juillet 2015