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« Tsar de la sécurité », il était l’homme le plus redouté de Chine. Mais le président de la République populaire, Xi Jinping, l’ennemi intime dont il voulait la place, a triomphé et l’a fait condamner à la prison à vie

Zhou Yongkang se tient tête baissée devant ses juges. Il n’a plus la chevelure noire de jais des dirigeants chinois. Ni la physionomie brutale qui était sa signature personnelle. Ce n’est plus qu’un vieillard aux cheveux blancs et aux yeux inquiets. Mais personne n’a oublié que ce septuagénaire contrit était appelé il y a peu Zhou le Terrible (prononcer Djow). L’homme le plus puissant de Chine, plus puissant que l’ex-président Hu Jintao qui fut son supérieur hiérarchique jusqu’en 2012. Zhou Yongkang était le maître du plus gigantesque système policier jamais enfanté par une dictature : forces de police, parquet, tribunaux, prisons, camps de travail. Et services de renseignement. Surnommé « le tsar de la sécurité » par la presse étrangère et « le roi des enfers » par les internautes, Zhou régnait sur ce qu’on appelle « le quatrième pouvoir », véritable empire de la répression, 10 millions d’employés et un budget de 100 milliards de dollars, plus que le budget de la Défense nationale.

Face à ce formidable personnage, le président du tribunal n’en mène pas large. Les mains tremblantes, il énonce un verdict concocté par les dirigeants suprêmes : réclusion à perpétuité. Zhou courbe les épaules : « Je reconnais ma responsabilité et je me repens de mes crimes, admet-il. J’ai violé les règles et entraîné des pertes graves pour le Parti et le pays. » 

Zhou Yongkang sait qu’il est vaincu. Regrette-t-il d’avoir cherché à s’emparer du pouvoir suprême ? Au terme d’une carrière extraordinaire, il aurait pu prendre tranquillement sa retraite en 2012, s’effaçant comme le veut l’usage devant la nouvelle équipe du président Xi Jinping. Mais, après avoir été pendant dix ans le véritable homme fort du régime, il s’était persuadé qu’il pourrait bousculer le scénario de la transition politique, fruit d’une décision collective des huiles du Parti. Il pourrait mettre sur le trône un homme à lui, et continuer à régner « derrière le paravent ».

Regrette-t-il vraiment d’avoir « violé la discipline du Parti » ? Ou s’en veut-il plutôt d’avoir sous-estimé son adversaire, ce Xi Jinping qu’il tenait en piètre estime et qui lui a pourtant damé le pion ? Vu le secret qui entoure cette affaire d’État, nous ne le saurons sans doute jamais. Mais la chute du « roi des enfers » a engendré un tsunami de « fuites » plus ou moins crédibles qui se déversent dans les journaux de Hongkong. Selon ces témoignages, Zhou Yongkang croyait Xi Jinping aussi incapable de diriger la Chine que de résister à une offensive bien menée. Comme tant d’autres, Zhou s’est mépris sur la personnalité réelle du nouveau numéro un, se laissant tromper par sa rondeur et son sourire facile. Or, dès sa prise de pouvoir, Xi a révélé son intention de moraliser coûte que coûte un Parti rongé par la corruption en le soumettant à la plus implacable opération mains propres de son histoire.

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Nous savons aujourd’hui que Zhou était déjà dans son collimateur. Non seulement parce qu’il figurait en tête de la liste des corrompus. Mais surtout parce qu’il voulait être calife à la place du calife. Zhou rêvait d’instaurer en Chine un système musclé inspiré de la Russie de Poutine. Une faute inqualifiable, quasi blasphématoire aux yeux de Xi Jinping, « prince rouge », fils d’un compagnon de Mao, déterminé à préserver par-dessus tout l’héritage des fondateurs. Prince contre roturier, héritier contre arriviste. La sourde lutte qui vient de se solder par la victoire du président peut se lire comme l’affrontement de deux visions opposées de l’empire rouge.

Contrairement au président, Zhou Yongkang n’a pas grandi dans les cours carrées de la Cité impériale habitées par les familles des dirigeants. Son père cultivait la betterave et pêchait l’anguille près de Wuxi, au bord du Yangzi (Sud-Est). Né en 1942, Zhou Yongkang est un très bon élève qui saura tirer profit du système scolaire créé par le régime de Mao après 1949. À 19 ans, il réussit l’examen d’entrée à l’université, un tour de force et un titre de gloire pour toute la commune. Alors que ses frères restent au village, le brillant aîné part étudier à l’Institut du Pétrole à Pékin. Il y obtient le sésame – la carte du Parti. Et, en 1966, un diplôme d’ingénieur en exploration géophysique qui lui ouvre une carrière inespérée.

Mao a en effet décrété que la Chine devait assurer son indépendance énergétique. Le régime investit massivement dans la recherche de gisements. Zhou commence sa carrière à Daqing, le champ pétrolifère de Mandchourie dont la propagande maoïste fera un emblème du régime. Le jeune Zhou est un bosseur et ne se plaint jamais des hivers glacés du Grand Nord. Excellent camarade, apprécié par tous, il est muté sur un poste de direction à Liaohe, gisement situé au Liaoning (Est). Liaohe va devenir la première « base » de son pouvoir. C’est là que Zhou tisse les relations indéfectibles sans lesquelles aucune ascension n’est possible en Chine.

L’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978 porte un coup au secteur « stalinien » du pétrole. Mais pas pour longtemps. La libéralisation économique déclenche une fringale d’énergie de plus en plus dévorante – de quoi remettre les « hommes du pétrole » au centre de l’échiquier. C’est à ce moment, au milieu des années 1980, que le chemin du jeune ingénieur croise celui d’un personnage considérable qui va le prendre sous son aile. Il s’agit du futur vice-président Zeng Qinghong, alors membre du Comité national de l’Énergie.

Zeng est un « prince », un homme de réseau. Il devient l’homme de confiance du patron de Shanghai, un certain Jiang Zemin. Coup de chance inouï pour l’ambitieux : après l’explosion sociale de la place Tiananmen en juin 1989, Deng Xiaoping doit se trouver un nouveau successeur et se rabat sur… Jiang Zemin. Ce pâle mandarin que rien ne destinait au rôle suprême occupera donc pendant treize ans la présidence chinoise. Zeng est son consigliere, son préposé aux hautes et basses œuvres, qui a la haute main sur l’appareil du Parti et par conséquent la carrière de tous les apparatchiks. Même après l’arrivée au pouvoir de Hu Jintao en 2003, Jiang continuera d’intervenir dans les affaires nationales. Tout au long des vingt années qui verront le démarrage de l’économie et l’enrichissement fulgurant des élites, Zeng Qinghong sera l’éminence grise qui distribue prébendes et coups de pouce, fait et défait les fortunes et les destins.

Zhou a déjà derrière lui une belle carrière qui l’a catapulté au sommet du secteur pétrolier : vice-ministre du Pétrole en 1985, directeur de China National Petroleum Corporation (CNPC), première entreprise d’État du secteur, et enfin PDG en 1996. Avec l’appui de Zeng, il va entamer un parcours politique encore plus prestigieux : ministre des Ressources et du Territoire en 1998, patron de la province du Sichuan en 1999, membre du Politburo en 2002. L’année suivante, il est nommé ministre de la Sécurité publique, poste crucial pour un régime hanté par la peur des soulèvements populaires.

les-dirigeants-chinoisZhou est chargé de réaliser le programme de « stabilité et harmonie », leitmotiv du règne de Hu Jintao. Sous sa conduite, les forces de l’ordre sont modernisées. Des flics indisciplinés, alcooliques, sont licenciés par dizaines. Plus efficace, plus professionnel, le bras armé est enfin apte à protéger le pouvoir contre la moindre velléité d’opposition, désormais réprimée dans l’œuf.

Devenu indispensable, Zhou est promu en 2007 au Comité permanent, organe suprême du Parti. C’est la consécration. Il siège aux côtés du président, du Premier ministre et de six autres dirigeants. Satrape de la Commission centrale politique et lois, Zhou gère tous les aspects de la sécurité publique. Les JO de Pékin en 2008 se déroulent sans anicroches, ainsi que l’Exposition universelle de 2010 à Shanghai. Toute agitation des minorités ethniques déclenche une répression sans pitié, comme le soulèvement de Lhassa en 2008 ou les émeutes du Xinjiang en 2009. C’est Zhou qui tient le couperet et décide sur qui il va s’abattre : des pétitionnaires protestant contre une expropriation, des internautes qui se paient la tête des censeurs, des moines tibétains fidèles au dalaï-lama, des intellectuels ouïgours qui osent dénoncer la discrimination envers leurs compatriotes… Ou des dissidents, comme le prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, l’avocat aveugle Chen Guangcheng, l’artiste rebelle Ai Weiwei.

Aussi haï par la population qu’apprécié par le régime, le fils du pêcheur d’anguilles a-t-il fini par se croire au-dessus des règles qui régissent l’univers ultracodifié du Parti ? La retraite approchant, Zhou s’est cru capable de les balayer. On sait aujourd’hui que, à la veille du 18e congrès du Parti devant adouber les nouveaux dirigeants, il a mis ces derniers et leurs proches sur écoute, afin de collecter des preuves de leurs supposées malversations. C’est Zhou qui a fait fuiter les informations qui ont donné lieu à de retentissants articles dans la presse américaine dévoilant la fortune de dirigeants, dont celle de la famille du président Xi Jinping.

Zhou projetait de renverser Xi au profit de son protégé, le « baron rouge » Bo Xilai, alors patron de la mégacité de Chongqing. Mais c’était sans compter avec les hoquets de l’histoire. Un étrange scandale secoue la Chine fin 2012. Dans une saga dramatique, mêlant argent, sexe, sang et pouvoir, une belle « Princesse rouge » tue son amant, obscur aventurier anglais. La princesse assassine n’était autre que l’épouse de Bo Xilai. La chute de la meurtrière entraînera celle de son ambitieux mari.

zhou-serial-loverZhou Yongkang doit abandonner son plan, se résigner à manigancer en coulisses comme n’importe quel mandarin retraité. Mais Xi Jinping fait emprisonner trois cents proches de Zhou, son ennemi, dont dix membres de sa famille et une vingtaine de secrétaires et gardes du corps. La méthode, baptisée « arracher les dents du tigre avant de poignarder son cœur », consiste à dresser, grâce aux confessions des acolytes, le tableau complet des forfaits du fauve avant de lui porter l’estocade. Le procès s’étant tenu à huis clos, on ne connaît pas l’ampleur exacte des méfaits commis par Zhou et son clan. On sait que les procureurs ont saisi l’équivalent de 90 milliards de yuans (environ 1 milliard d’euros), confisqué 300 appartements et villas, 60 voitures, des antiquités, des œuvres d’art, de l’or… Ainsi que les actifs d’une quarantaine de sociétés. Résultat : le Parti, unanimement scandalisé, s’est rallié à la décision de punir le coupable. Y compris le protecteur, Zeng Qinghong, horrifié par l’« aventurisme politique » de son ancien protégé aux dents trop longues.


Parution dans L’OBS N° 2642 — 25 juin 2015