YULIN. Dans cette ville du sud de la Chine, chaque été, lors d’un festival, on abat des milliers d’animaux de compagnie pour consommer leur viande. Mais la contestation de ces pratiques cruelles s’accroît
Clope au bec pour couvrir la puanteur, trois bouchers achèvent l’abattage du matin : une cinquantaine de bêtes, prélevées une à une dans les cages, soulevées avec des pinces métalliques enserrant leur cou, tuées à coups de barre de fer, vidées, jetées dans une centrifugeuse pour les dépoiler, et, pour finir, « dorées » au chalumeau. Le tout à un mètre de leurs congénères terrorisés, entassés dans deux grandes cages. Dans la première, une grappe tremblante de chats hagards et dépenaillés ; dans la seconde, une trentaine de chiens sales aux yeux fous massés contre le mur.
La présence de bêtes de prix comme les dalmatiens et les mastiffs du Tibet prouve qu’il s’agit d’un trafic criminel
Pendant que les bouchers balaient l’épaisse couche de tripes et de sang qui recouvre le sol, un étranger s’approche des cages et parle avec douceur aux bêtes épouvantées. Peter Li, professeur à l’université de Houston, est un militant fervent de la cause animale, membre de l’ONG américaine Humane Society International (HSI). Il remarque le collier au cou de nombreuses bêtes, signe qu’il s’agit d’animaux de compagnie volés : « J’ai vu des labradors, des golden retrievers, des huskys, des samoyèdes, des caniches, etc. La présence de bêtes de prix comme les dalmatiens et les mastiffs du Tibet prouve qu’il s’agit d’un trafic criminel. » Il raconte leur état pitoyable, les signes de déshydratation, les maladies de peau, les fractures ouvertes, les blessures infectées et l’espèce de sidération engendrée par une succession effroyable de souffrances… Quelques grands chiens osent s’approcher de l’inconnu à la voix douce. Ils le dévisagent un instant avant de se détourner. Non, ce n’est pas leur maître subitement apparu pour les libérer. Personne ne viendra les sauver.
Seule note claire dans cet océan de désespoir, un frétillant petit cabot s’accroche à l’étranger, flairant ses doigts avec insistance, cherchant à saisir son regard. « Tant d’espoir et de foi malgré l’horreur… Je n’ai pas pu résister, raconte Peter Li. J’ai demandé au boucher de me le vendre. Et je l’ai emporté très vite, de peur que le type ne change d’avis. » Le petit rescapé a beaucoup de chance. Grâce à cette rencontre inespérée, il vient d’échapper à l’hécatombe qui marque chaque année le fameux et controversé Festival de la Viande canine et des Litchis de Yulin (province du Guangxi).
Les délicieux litchis, mûris au soleil subtropical d’une région parsemée de belles collines rocheuses, étaient le titre de gloire de Yulin. Croyant renforcer son image touristique, la ville décide en 2008 de créer sur deux jours un festival annuel associant aux litchis… la viande canine. Avec ses 10 000 à 15 000 chiens et chats abattus chaque année, elle décrochera en réalité un titre d’indignité planétaire. Pour la terre entière, Yulin est devenu synonyme de barbarie.
Andrea Gung, fondatrice d’une petite ONG, passe chaque année quelques semaines éprouvantes à Yulin : « Il n’y a pas en Chine de loi spécifique contre la barbarie à l’égard des animaux. Mais la législation existante – sécurité alimentaire, transport du bétail – suffirait, si elle était appliquée, à arrêter ce scandale » , affirme Andrea. Cette année, elle est venue avec un réalisateur français chargé de tourner un documentaire. « Nous voulons contribuer au mouvement d’opinion international dans l’espoir de faire bouger les autorités », explique-t-elle. Avec un million de tweets sur #StopYulin2015 et 5 millions de signatures recueillies par deux pétitions, la campagne a déjà porté ses fruits.
De là à contraindre les pouvoirs publics à sévir, la route est longue : les dirigeants chinois, chacun le sait, résistent à toute pression extérieure. Mais ils doivent désormais affronter la colère, bien plus redoutable, de leur propre opinion publique : celle des citadins jeunes, éduqués, élevés dans l’amour des animaux de compagnie, qui ne supportent pas la cruauté des trafiquants et grondent contre le laxisme du pouvoir. Ces militants-là sont parmi les plus déterminés, les plus audacieux et les plus organisés de tout l’éventail associatif chinois. Yulin est leur cible. Chaque année, ils y convergent par dizaines. Direction : le grand marché, où l’on vend des animaux vivants – en général aux restaurateurs qui se chargeront de l’abattage –, et le marché Dongkou, où trois rangées de vendeurs débitent des carcasses.
Vous êtes des vendus, payés par les ennemis de la Chine pour venir nous intimider
Cette année, l’atmosphère y est tendue, et l’accueil d’emblée hostile : « Foutez le camp, bande de voyous ! Il n’y a rien d’illégal ici ! » jette une matrone assise devant une cage où quatre chiens sont entassés. Quand elle aperçoit la journaliste de « l’Obs » parmi les visiteurs, elle se met à hurler : « Vous êtes des vendus, payés par les ennemis de la Chine pour venir nous intimider. On est chez nous, on fait ce qu’on veut ! » Attirés par les cris, des individus menaçants nous bousculent et tentent d’arracher les appareils et téléphones portables qui filmaient la scène. Face à l’escalade, les militants battent en retraite. Visitant le même marché un peu plus tard, un autre groupe est reçu à coups de bâton, le cameraman de CNN qui les accompagne est pris à partie, et sa caméra endommagée.
Vous voulez goûter ?
Ain de calmer les esprits, la municipalité a interdit cette année l’abattage public des chiens. On ne voit donc plus les cuistots égorger à même le trottoir les toutous destinés à leurs marmites. Mais, dans les restaurants qui bordent la rivière, des tablées entières festoient sans états d’âme. « Vous voulez goûter ? lance un convive hilare. Ils sont cuits à l’étouffée avec du gingembre, un zeste d’orange et du fenouil, c’est fameux ! Et puis manger du chien protège contre les fantômes méchants. » Son voisin, égrillard : « Et contre toutes sortes de maladies, y compris l’impuissance… Vous mangez bien des vaches, cochons, poules, non ? Pourquoi pas des chiens ? L’élevage n’en est pas interdit, qu’on sache… »
Les militants réfutent avec indignation : « Non, il n’existe pas d’élevage de chiens destinés à l’abattage. Le kilo reviendrait à 200 yuans [30 euros], or vous l’achetez à 36 yuans [5 euros]. Vous savez bien que ces bêtes ont été volées ! » tente d’argumenter une jeune Cantonaise exaspérée.
C’est en effet un trafic de grande ampleur qui alimente la filière de viande canine et féline. Après avoir écumé les campagnes pour y dérober les chiens de garde, ces réseaux se sont récemment tournés vers les villes, où les animaux de compagnie se multiplient. Ils capturent leurs proies au lasso ou grâce à des lèches empoisonnées. Puis ils les transportent sur des milliers de kilomètres dans des conditions effarantes : souvent entassées à plusieurs dans des cages à poules hautes de 40 centimètres, superposées à l’arrière de camions ouverts, sans protection contre le soleil de plomb, sans nourriture ni eau. C’est donc aux familles urbaines qu’ont été arrachés les 10 millions de chiens et 4 millions de chats que la Chine dévore annuellement. « Le Festival de Yulin n’en représente qu’une infime fraction, reconnaît Xing Hai, un militant venu de Dalian, à 3 000 kilomètres. Mais Yulin a voulu honorer des pratiques immorales et illégales. Or nous sommes au moins 50 millions d’amis des chiens en Chine : on se battra jusqu’à ce que cette fête honteuse disparaisse. »
Nous nous battons pour que la Chine évolue moralement, qu’elle devienne moins inhumaine
Dans un éditorial publié en juin, « le Quotidien du peuple », organe officiel du Parti, appelle bizarrement à « la compréhension mutuelle entre les amoureux des chiens et les amoureux de la viande de chien ». De quoi susciter l’ire des défenseurs des animaux : « Ils accréditent le stéréotype selon lequel les Chinois seraient indifférents à la souffrance animale, s’énerve un militant. Or toutes nos grandes traditions, taoïsme, bouddhisme, confucianisme, exigent au contraire de les respecter. » La plupart des jeunes engagés sont d’ailleurs des bouddhistes fervents et ont un lama tibétain comme guide spirituel. Aux yeux des adeptes de la compassion bouddhique, la cruauté actuelle est un reliquat de l’époque maoïste et de sa haine pour tout ce qui était étiqueté « bourgeois », y compris l’amour des chiens. « Nous nous battons pour que la Chine évolue moralement, qu’elle devienne moins inhumaine, insiste une militante. Il n’y a pas de différence entre les droits des chiens et les droits de l’homme. »
À Yulin, deux Chine s’affrontent. L’ancienne, marquée par la pauvreté et les violences de l’histoire ; la nouvelle, riche, moderne, empathique voire sentimentale. Or la paysannerie, base de l’ancien système, a baissé en trente ans : de 80 % de la population, elle est passée à moins de la moitié, et elle continuera de s’effacer. Bonne nouvelle pour les meilleurs amis de l’homme, promis à l’affection de plus en plus de Chinois. Mauvaise nouvelle pour la filière de viande canine – et plus encore pour le régime : avec leur nouvelle sensibilité humaniste, les couches urbaines ont de moins en moins d’affinités avec la brutalité foncière du système dictatorial.
Les commandos de libération des chiens volés
Cela commence par la photo d’un camion aperçu sur l’autoroute avec une cargaison pitoyable de chiens entassés dans des cages minuscules. Postée sur le réseau social WeChat, la photo – avec coordonnées GPS – va déclencher un véritable branle-bas. Des dizaines de sympathisants des environs se lancent à la poursuite du camion. Des milliers d’autres suivent l’événement sur WeChat, prêts à intervenir. Le 28 juin dernier, près de Kunming (province du Yunnan), un semi-remorque transportant 500 chiens est ainsi pris en chasse. Après cinq heures de poursuite, il est finalement bloqué sur une aire d’autoroute, encerclé par une quarantaine de voitures. Commence alors un interminable bras de fer, orchestré par une organisation qui se fait appeler « QG de protection animale ».
Sur place, des sympathisants se relaient jour et nuit pour empêcher le camion de se dégager ; nourrir les animaux, déployer une bâche pour les protéger du soleil ; et tenter de mobiliser la police locale. D’autres vont exiger l’intervention des autorités provinciales à Kunming. À 2 600 kilomètres de là, un groupe assiège la représentation de la province du Yunnan à Pékin. Un autre harcèle le ministère de l’Agriculture, censé contrôler les transports de bétail. Au terme de soixante heures de pressions conjuguées, les pouvoirs finissent par céder : les trafiquants écopent d’une grosse amende. Quant aux animaux, ils sont confiés aux ONG présentes. L’aire d’autoroute se remplit alors d’une foule de vétérinaires qui opèrent à tour de bras. Une petite cérémonie funéraire se déroule à quelques pas : sur les restes des chiens qui n’ont pu être sauvés, une jeune femme inscrit : « Victimes de l’inhumanité des hommes. »
Parution dans L’OBS N° 2649 — 13 août 2015