Il a fallu près de 70 ans aux Nations unies et au Parlement européen pour reconnaître le génocide des Arméniens. Et dix ans de plus à la Russie, la Grèce, la France… et aux historiens en général.

Il aura fallu attendre 1998 pour qu’un ouvrage consacré à la Première Guerre mondiale – « Les oubliés de la Grande Guerre » d’Annette Becker (Noésis) – fasse une place au génocide de 1915. « Aujourd’hui, le génocide des Arméniens est considéré comme un épisode central de la Grande Guerre. Mais il y a quinze ans, aucun d’entre nous ne s’y intéressait, se souvient Annette Becker. Et c’est seulement vers 1995 que le terme de “génocide” a fini par s’imposer dans la profession. Avec le recul, cela paraît incroyable ! » Quelle est la cause d’une si longue éclipse ? « Les historiens de la Grande Guerre se sont longtemps focalisés sur les soldats. Verdun, la Somme, les tranchées… Il a fallu qu’ils se déprennent de cette vision héroïque et se mettent, dans les années 80, à étudier le sort des civils pris dans les horreurs de la guerre, explique l’historienne. Il a fallu enfin qu’ils se tournent vers le front oriental ». Un no man’s land académique… L’irruption du génocide oublié a déclenché une multiplicité de travaux, sur les thèmes de la « brutalisation », du trauma, de la survie, du consentement à la violence ou du déni.

Aujourd’hui, le génocide des Arméniens est considéré comme un épisode central de la Grande Guerre. Mais il y a quinze ans, aucun historien ne s’y intéressait

Pour des raisons plus évidentes, les études turques ont elles aussi souffert de la même cécité : « Longtemps, elles ont été contaminées par les positions politiques nationalistes de la Turquie », analyse Hans-Lukas Kieser (1). Bernard Lewis est emblématique de cette dérive. Dans les premières éditions de « L’émergence de la Turquie moderne » (1961), le célèbre orientaliste fait état du « terrible Holocauste » des Arméniens. Dans les dernières, il le réduit à une « version arménienne » de l’Histoire – propos qui lui vaudront d’ailleurs d’être condamné en 1995 par un tribunal français. Constamment invoqué à l’appui des thèses négationnistes turques, Lewis est également le pape de la fameuse « doctrine Lewis » à l’œuvre dans la politique moyen-orientale des néoconservateurs américains : « Il s’agit de proposer aux pays musulmans le modèle turc, explique Kieser, celui d’un État-Nation laïc et moderne – dont l’origine ne saurait, dès lors, être entaché par un tel crime… »

Loin des enjeux géostratégiques ou idéologiques, la majorité des turcologues ont admis la réalité du génocide. Comme le néerlandais Erik Zurcher qui vient, à rebours de Lewis, de l’intégrer à la dernière édition du grand classique « Turkey, a modern History » (Tauris, 2004). L’historien turc Taner Akçam en fait même le cœur de son œuvre. Certains, moins courageux, continuent de se taire : il est vrai que ceux qui s’écartent des thèses officielles turques s’exposent – comme le cas d’Orhan Pamuk vient de le démontrer – à un véritable appel au lynchage.

Côté arménien, la question de la reconnaissance n’a paradoxalement émergé que dans les années 60. « Le crime avait été abondamment médiatisé, condamné par les vainqueurs, rappelle le politologue Michel Marian. De grands historiens comme Arnold Toynbee ou André Mandelstam l’avaient étudié. Il ne faisait pas problème, contraire­ment aux territoires que les rescapés rêvaient de récupérer. Les leaders politiques de la diaspora n’ont donc cessé de presser la SDN de créer l’État arménien promis par le traité de Sèvres ». Seule l’Église arménienne, qui crée la commémoration du 24 avril, entretient alors la mémoire de ce qu’on appelle en arménien « Yeghern », Grande Destruction. Le deuxième conflit mondial et la guerre froide mettent un point final aux chimères territoriales. D’ailleurs, l’intégration est réussie et la deuxième génération ne rêve plus de retour au pays. « En phase avec l’esprit des années 60, elle est animée par tout autre chose : l’exigence de justice, explique Marian. Pour elle, Ankara doit suivre l’exemple allemand, et demander pardon pour les crimes des Jeunes-Turcs ».

Les dénégations obstinées de la Turquie contribuent, dans les années 70, à l’apparition du terrorisme arménien dans le Liban en guerre. Les attentats de l’ASALA coûteront la vie à plusieurs diplomates turcs. En Europe, la communauté s’investit dans un intense militantisme en direction des instances mondiales : la sous-commission des droits de l’Homme de l’ONU en 1983, le Parlement européen en 1987, finiront par reconnaître officiellement le génocide arménien. Les Etats suivront dix ans plus tard : Russie (1995), Grèce (1996), Liban (1997), Belgique (1998), Suède (2000), France (2001), puis Suisse, Argentine, Canada, Slovaquie, Pays-Bas…

1919 : une jeune Arménienne vendue comme esclave par les Turcs. La masse des sources disponibles pour témoigner du génocide est désormais impressionnante.

1919 : une jeune Arménienne vendue comme esclave par les Turcs. La masse des sources disponibles pour témoigner du génocide est désormais impressionnante.

Tous les génocides sont semblables et différents, particuliers et uniques, et peuvent être soumis à une analyse comparative

Ces reconnaissances s’appuient sur les premiers travaux réellement crédibles publiés dans les années 80 par des universitaires respectés. Vahakn Dadrian écume les archives accessibles – à l’exception de celles, en Turquie, qui restent fermées aux chercheurs non grata. « J’ai décidé de travailler exclusivement sur les sources des Ottomans et de leurs alliés, explique le professeur ; bien qu’elles soient valables, j’ai écarté toutes les autres sources, y compris celles des pays neutres, afin de ne prêter le flan à aucune contestation ». Malgré la destruction des preuves prévue dès l’origine du projet, Dadrian administre néanmoins une saisissante démonstration de sa nature génocidaire. Son œuvre, référence majeure de ce qu’on appelle aux États-Unis les Holocaust and genocide studies, contribue à les faire bouger.

Le thème dominant de « l’unicité de la Shoah » – qui aura longtemps interdit une vision sereine du génocide arménien – commence à perdre du terrain au profit du credo d’Israel Charny : « Tous les génocides sont semblables et différents, particuliers et uniques, et peuvent être soumis à une analyse comparative ». En 2000, 126 parmi les plus éminents spécialistes de la Shoah (dont Elie Wiesel, Yehuda Bauer, Israel Charny ou Steven Jacobs) déclarent que le génocide arménien est un fait historique incontestable ; ils demandent aux démocraties occidentales de le reconnaître, et de réclamer le même geste à la Turquie. En 2002, la publication partielle (3) de l’autobiographie de Raphaël Lemkin, auteur de la notion de génocide, finit de lever le voile sur le rôle joué par le génocide de 1915.

La masse des sources disponibles est désormais impressionnante. Publiées en 1995 par Ankara pour faire pièce aux accusations de génocide, la correspondance du ministère de l’Intérieur ottoman, bien que partielle et formulée dans un langage codé, est une mine épluchée par tous les historiens du génocide. « Croisées avec les rapports des divers consuls, les témoignages des civils étrangers, et les récits des survivants collectés à chaud, elles permettent de dresser un tableau extraordinairement précis des faits », affirme Raymond Kévorkian. Il est ainsi à même de suivre pas à pas les convois, de connaître le nom des familles qui les composent, ou des gendarmes qui les encadrent… Les historiens allemands s’interrogent sur le degré d’implication de leur pays (Wolfgang et Sigrid Gust publient en ligne [4] l’intégralité des archives allemandes). En Angleterre, Donald Bloxham (5) met plutôt l’accent sur le rôle jeu souvent pervers des puissances de l’Entente alimentant l’escalade de la violence. Aux États-Unis, Peter Balakian (6) met à nu les motivations peu reluisantes de l’abstentionnisme américain.

Un photographe français, Bardig Kouyoumdjian (7), petit-fils de rescapé, arpente les déserts syriens à la recherche des traces ultimes de l’anéantissement. Les photos qu’il en rapporte, déchirantes, ont réussi à ébranler l’historien Yves Ternon, qui travaille pourtant sur la question depuis quarante ans (8). « Nous avons accumulé les preuves. Il est largement temps que la Turquie en prenne acte, s’exclame-t-il. Au lieu de quoi, le déni frise l’absurde : en ce moment, une campagne télévisée prétend monter qu’on s’est trompés de coupables, que ce sont les Arméniens qui ont commis un génocide à l’égard des Turcs… Quel entêtement dans la volonté de priver le peuple turc de son droit à la vérité ! Je me place sur le plan de la morale et de la vérité historique : un État qui ne reconnaît pas un crime aussi absolu qu’un génocide n’a pas sa place en Europe ».

  • (1) The Armenian genocide and the Shoah, Chronos, 2002.
  • (2) Histoire du génocide arménien, Stock, 1996.
  • (3) Steven Jacobs, « Pioneers of Genocide Studies », Transaction publishers, 2002.
  • (4) http://www.armenocide.net
  • (5) The great game of genocide, Oxford university press, 2005.
  • (6) Le tigre en flammes, Phébus, 2005.
  • (7) Deir-es-Zor, Actes Sud, 2005.
  • (8) Du négationnisme, Desclée de Brouwer, 1999.

Parution Le Nouvel Observateur 21 avril 2005 — N° 2111